Hommes et Choses
Pléthores de livres
Voltaire, qui estimait que ses contemporains parlaient et, déjà, écrivaient surabondamment, nommait cette épidémie sévissant autour de lui la logodiarrhée. Cependant, le mal de discourir et d’écrire commençait à peine. Les auteurs d’ouvrages intellectuels pouvaient alors se compter, se distinguer aisément et notre vieille librairie ignorait naguère assurément les soucis d’une surproduction portée à des limites de folie d’impression interdisant toute possibilité de s’y reconnaître.
Le monde littéraire avait ses limites, on pourrait même dire ses frontières, surveillées et quelque peu défendues. Des censeurs bénévoles, très souvent bons confrères, semblaient exercer un contrôle utile, et la gent lettrée progressait lentement, sans pulluler. Les éditeurs, qui se donnaient puissance d’ubiquité et fantaisie d’anonymat en indiquant, comme lieux d’origine de leurs livres, Amsterdam ou La Haye, Londres ou Hambourg, Paphos ou Lampsaque, trouvaient des formules telles que Chez les libraires associés ou aux Galeries du Palais, dissimulant le plus fréquemment leur personnalité sous des noms d’emprunt assez difficiles à reconstituer aujourd’hui.
L’empire germanique dépasse, de plus d’un tiers, la surproduction livresque qu’il nous faut déplorer en France. L’Angleterre, les pays scandinaves et même les balkaniques font gémir les presses à plein rendement. L’Italie, qui prétend affirmer sa force intellectuelle, en cette heure de renaissance qui la pousse à une fière mégalomanie ostentatoire, paraît également multiplier ses efforts pour tenir un rang de premier plan dans les écrits de ce temps. L’Espagne, même, affecte une crânerie dans ce concours de surabondante littérature où les œuvres de fiction, les romans plus que tout, attirent principalement les faveurs d’un public moyen, peu difficile sur le choix à faire.
On pourrait croire que les États-Unis d’Amérique offriraient à notre enquête rapide un consolant ralentissement dans cette course démente vers les records de volumes écrits, composés, imprimés, brochés, édités et lancés par les bibliopoles de tous les pays de l’univers. Je viens de perdre cette illusion. Les Yanks ne renoncent jamais, par principe, à n’être pas, dans quelque branche d’industrie que ce soit, à la tête des statistiques de production les plus effarantes. Sa vanité y est engagée.
Il nous est donc affirmé, par documents authentiques et précis, qu’aux États-Unis la librairie témoigne d’une puissance de création et de débit à nulle autre pareille et qu’elle vient à la suite des affaires d’automobiles formidablement prospères sur le continent des businessmen.
En 1919, nous est-il prouvé, on avait fait paraître dans les États confédérés 252 millions de volumes. Dix ans plus tard, en 1929, ce chiffre était plus que doublé. Il circule, en outre, chaque jour, dans le nouveau monde, 45 millions de journaux quotidiens ; les revues mensuelles ou de quinzaine atteignent, chaque année, 130 millions d’exemplaires, et la valeur totale de toute cette production était, il y a deux ans, de 2.750 millions de dollars. Nul doute qu’à l’heure présente les trois milliards de dollars ne soient dépassés.
Que de papier noirci pour amuser un instant de vieux grands enfants d’une mentalité médiocre et assez peu curieux de chercher et apprécier dans ces feuilles imprimées des talents d’écrivains supérieurs à la banale moyenne des gens de métier qui travaillent en tâcherons.
Devant tous ces chiffres, les vieux bonhommes de lettres, tels que je le fus et le reste encore, demeurent vraiment confondus. Cette consternante cohue d’écrivains improvisés, sans méthode ni souci de faire œuvre de style ou d’art, tout ce monde de faiseurs de livres sans idéal, dépourvus de toute religion littéraire et ne pensant qu’aux possibilités lucratives de leur facile besogne bâclée au petit bonheur, ouvre sur l’avenir des horizons bien lamentablement gris, bas et désertiques.
Où va le livre ? Vers quelles destinées plus ou moins décadentes, ce sûr ami qu’on a tant aimé à travers les âges et qui fut, comme disait Montaigne, le meilleur compagnon en cet humain voyage, est-il conduit pour devenir un produit vulgaire, sans importance, et ne possédant bientôt plus cette dignité, ce caractère respectable et de solide considération qui mettait en nous, bibliophiles éclairés et fervents, quelque chose de mystique et de sacré.
En tout cas, la confusion règne dans Bibliopolis. On y sent l’anarchie, aussi bien chez les auteurs que chez les fabricants et intermédiaires. Il n’existe plus de foi ardente ni de désir de se surpasser. Les créateurs sont aujourd’hui sans chefs, sans écoles auxquelles se rattacher. On ne découvre même plus en eux cette superbe dans la façon de s’attribuer une supériorité d’être un « homme de lettres » et d’appartenir à un monde spécial dont l’estime, sinon l’admiration, constituait une récompense plus appréciable que celle de l’argent acquis.
Sans doute, la République des Lettres est-elle à la veille de devenir méconnaissable. Les écrivains-omnibus de toutes classes sociales, d’éducations les plus diverses, de formations intellectuelles les plus distantes afflueront venant de tous les milieux, décidés à tenter la chance de publier (à leurs frais le plus souvent) des œuvres vides de toute substance appréciable, de toute valeur originale et pensées élevées.
Dédaigneux du critique et de jugements recommandables, ils feront de plus en plus une publicité d’un cynisme scandaleux pour violenter la renommée qui doit assurer leur vente et leur permettre une entreprise de bon rendement. Ils y réussissent quelquefois, sans toujours recueillir le mépris qui leur serait dû dans l’opinion du monde où l’on imprime.
J’estime que, sous sa forme traditionnelle, le livre d’impression, de physionomie et de présentation multiple tel que nous l’avons connu et le voyons encore paraître, évolue vers son terme final. Il ne répond plus guère à nos mœurs, à notre existence actuelle qui nous laisse si peu de loisirs pour la lecture, aux progrès cinématiques, radiophoniques et autres qui ont si totalement modifié notre existence. Il est condamné à céder la place à quelque appareil nouveau qui nous distraira d’autre façon par l’ouïe ou la vue, sans solliciter le moindre appel fait à notre cerveau, si déshabitué de penser qu’il devient hostile à tout être ou à toute œuvre qui l’incitent à un effort de cogitation.
Nous entrerons alors dans des temps plus conformes à notre agitation forcenée. Le bouquin nous réclame une noble activité de notre sensorium en même temps qu’il nécessite une passagère passivité physique. Cela suffirait à le condamner, par ce fait que notre heure est avide de bruit, de mouvement continu, d’attractions sensuelles, de vitesses à outrance et de sociabilité fiévreuse. La lecture minutieuse, attentive, profitable, celle qu’on assimile et qui féconde notre personne psychique nous porte à une immobilité relative, à un certain état d’isolement, au silence nécessaire.
Il y a là de quoi affoler les neurasthéniques de ce temps qui se piquent à la morphine ou à l’héroïne aussitôt qu’ils se sentent en solitude et, sous l’emprise d’un mutisme ambiant, aboutissant à l’insidieux ennui. Cet ennui est l’ennemi le plus cruel pour les êtres accoutumés aux rythmes ultra-rapides des supercivilisés de ce siècle. Curieux siècle, plus brillant et bruyant qu’heureux, et d’où la vie intérieure semble avoir disparu pour le malheur des hommes désaxés de la voie naturelle.
Octave UZANNE. (*)
(*) Article publié dans La Dépêche du 9 février 1931. Octave Uzanne n’avait rien fait paraître dans le journal depuis le début de l’année. Âgé de quatre-vingts ans et très affaibli, il ne disposait sans doute plus du loisir nécessaire pour rédiger ses chroniques régulières. Dans ce texte, empreint de son ironie coutumière et de son élégance mélancolique, Uzanne déplore la surproduction de livres et la décadence de la littérature moderne. S’appuyant sur une boutade de Voltaire — qui appelait « logodiarrhée » le besoin irrépressible de parler et d’écrire —, il décrit l’évolution de ce mal, devenu selon lui une véritable « graphodysenterie infectieuse », épidémie mondiale d’écriture vide de sens. Tous les pays industrialisés — Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne, États-Unis — participent, observe-t-il, à cette frénésie de production. Il cite des chiffres vertigineux : centaines de millions de volumes imprimés, journaux quotidiens par dizaines de millions, revues et livres lancés comme des produits de consommation. L’industrie du livre rivalise désormais avec celle de l’automobile. Uzanne y voit le symptôme d’une époque obsédée par la vitesse, le rendement et le profit, où le livre n’est plus œuvre de l’esprit mais marchandise publicitaire. Il raille les « faiseurs de livres sans idéal » et les éditeurs réduits à la réclame tapageuse. La République des Lettres, jadis hiérarchisée et respectueuse de l’effort intellectuel, s’est muée en une Bibliopolis anarchique où chacun s’improvise auteur. Prophétique, Uzanne annonce la fin du livre imprimé traditionnel : la lecture, exigeant attention et silence, n’a plus sa place dans une société dominée par le bruit, la vitesse et les distractions mécaniques — cinéma, radio et bientôt d’autres appareils. L’homme moderne, devenu incapable de concentration, rejette tout effort de pensée et toute solitude féconde. Le livre, « compagnon de l’humain voyage » selon Montaigne, cède la place à des divertissements immédiats, adaptés à une humanité neurasthénique, agitée et superficielle. Le texte s’achève sur une méditation amère : Uzanne constate la disparition de la vie intérieure au profit d’une agitation vaine. Ce « siècle curieux, plus brillant et bruyant qu’heureux » n’a plus la sérénité contemplative nécessaire à la vraie lecture. Dans cette chronique ultime, il livre une critique morale et esthétique d’une civilisation qui, en substituant le bruit, la vitesse et la publicité à la méditation silencieuse, renonce à l’intériorité et à la culture de l’esprit. Avec une lucidité quasi prophétique, il annonce l’ère des masses distraites et des médias de consommation, tout en érigeant le livre en ultime refuge du sacré intellectuel et du dialogue intime entre l’homme et l’idée.
Article mis en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le vendredi 24 octobre 2025 pour www.octaveuzanne.com
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