Le Front des Spéculateurs
L’armistice ne semble pas, hélas ! à la veille d’être conclu sur ce front de la guerre des intérêts où la spéculation demeure armée avec impudence vis-à-vis de l’impossible défense des nécessités publiques. Depuis le début du cyclone meurtrier, ce front, qui ne sut jamais rougir et ne cesse de montrer son arrogant toupet, s’est élargi, étendu à outrance dans tous les rangs du mercantilisme enhardi par la facilité des gains illicites et démesurés.
Tout nous porte à le redouter. Nous examinons la situation des marchés de milieux et de diverse nature, où se combinent, s’organisent, s’arment, pour ainsi dire, les défenses contre les taxations et les campagnes à la baisse ; nous découvrons que la victoire des consommateurs opprimés sur les producteurs et accapareurs se présentera longtemps comme incertaine. Nous ne sommes certes point au terme de notre héroïsme économique, nous autres gens d’arrière écorchés à vif par les spéculations odieuses, intolérables et cependant tolérées, des mercantis de tout ordre qui prospèrent dans l’impunité. Notre patience sera-t-elle récompensée ?
Nous connaissons assurément les fournisseurs aux armées, les agioteurs, les monopolisateurs sans vergogne qui, aux heures du Directoire, furent si curieusement livrés à la satire des chansonniers, des faiseurs de pamphlets et des caricaturistes. Mais tout cela n’était jeux d’enfants à côté des témoignages effarants de cupidité qui se sont montrés depuis 1914 à tous les degrés de notre échelle sociale et des scandaleuses opérations qu’ont pu conduire à bien des gens certes peu qualifiés pour traiter des affaires de wagons, de bois ou de charbon, de bétail, d’huile ou d’essence, de céréales ou de peaux de mouton.
En attendant, les nécessiteux trinquent sans discontinuer et tout augmente, même l’arrogance et le dédain des courtoisies des détaillants vis-à-vis de la clientèle. C’est là, surtout, qu’on a quelque droit de s’affliger de la disparition d’une vertu française qui émerveillait naguère les étrangers, tels que l’Anglais Sterne ou l’Italien Goldoni, et dont Chateaubriand fit un éloge touchant à son retour d’exil, je veux dire : la bonne grâce boutiquière.
Les marchands enrichis, dès que la morgue leur est venue, ont perdu le sourire. Le retrouveront-ils jamais ? Quoi qu’il en soit, les relations forcées que nous avons avec eux n’ont plus le charme, la bienveillance, l’agréable échange de propos aimables et ingénus qui, il y a cinq ans encore, accompagnaient vente et achat.
L’atmosphère des boutiques n’est plus la même ; on ne saurait s’y complaire ni chercher un terrain de futile taquinerie ou de malicieuse plaisanterie dans un marchandage quelconque, si inoffensif qu’il puisse être. Les physionomies sont sévères et hostiles, les paroles brèves, souvent impérieuses : c’est la guillotine sèche des mots indiquant à prendre ou à laisser. Rien ne vient ensoleiller la maussaderie des transactions. La vie chère nous opprime, nous dépouille ; elle nous humilie même parfois face à face avec ceux qui impérieusement nous l’imposent avec quelque froide cruauté exempte de ménagements.
La paix, la douce paix, nous délivrera-t-elle bientôt de tous ces déboires de notre vie économique ? Reviendrons-nous à l’existence normale, courtoise, agréable et souriante ?
Puissent nos succès nous ramener à l’âge d’or de nos mœurs ancestrales !
OCTAVE UZANNE. (*)
(*) Article publié dans le journal La Dépêche du lundi 2 décembre 1918. Publié trois semaines après l’armistice, « Le Front des Spéculateurs » d’Octave Uzanne dénonce avec une verve civique et morale la persistance, au lendemain de la guerre, d’une « guerre des intérêts » où spéculateurs, accapareurs et commerçants continuent d’exploiter la détresse publique. Dans une France épuisée, en proie à la vie chère et à la désorganisation économique, Uzanne fustige cette « épidémie du lucre » gagnant jusqu’aux campagnes et transformant la solidarité en cupidité, la politesse en arrogance. En reprenant le vocabulaire militaire — « front », « armée », « héroïsme économique » —, il transpose la guerre sur le terrain des affaires et s’indigne de la disparition d’une vertu française jadis admirée : la « bonne grâce boutiquière ». Le texte, à la fois pamphlet moral et chronique sociale, exprime la désillusion d’un bourgeois lettré face à l’avidité triomphante de l’après-guerre et se conclut sur un vœu pieux : que la paix, la « douce paix », ramène la France à l’âge d’or de ses mœurs ancestrales, fondées sur la mesure, la loyauté et la courtoisie.
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