dimanche 13 décembre 2020

Nana, par Emile Zola. Compte-rendu par Louis Ulbach dit Ferragus dans Le Livre (10 mars 1880). Zola et la littérature putride.


Page de titre de Nana, année de l'édition originale
avec mention de sixième édition.



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QUESTIONS DU JOUR




NANA,

PAR M. ÉMILE ZOLA.

Paris, 1 volume. Charpentier, éditeur.


    Je me souviens, en feuilletant Nana, qu'en 1870, pendant le siège de Paris, un patriote fantaisiste avait sérieusement proposé au gouvernement de la Défense nationale de garantir Paris contre un assaut, en répandant tout autour, sur les remparts, ce qu'il était devenu difficile de transporter à Bondy. C'était, on en conviendra, un singulier moyen d'intimider les Prussiens.

    M. Zola, qui est un fantaisiste du même goût, a entrepris de donner la même inviolabilité à son livre. Il a cru garantir Nana contre la critique tout en spéculant sur l'impudeur d'un certain public.

    S'est-il trompé ? En tout cas, ses principes littéraires ne lui ont pas permis de prévoir l'usage des gants pour toucher aux objets malpropres, et son ignorance de la réalité ne l'a pas averti que cette fois il dépassait la mesure, même pour les lecteurs les moins raffinés.

    Les curiosités qui avaient pris des engagements d'avance sont bien obligées d'acheter le livre commandé ; les amateurs de scandale, toujours assez nombreux, sont bien contraints de faire entrer ce livre dans leur collection. Mais ce débit fatal, assez abondant pour dédommager l'éditeur et pour permettre à l'auteur quelques petites satisfactions naturalistes, ne constituera jamais un succès. L'échec est certain, échec littéraire, échec moral. Le gain ne peut compenser la honte, et, cette fois, il ne prouvera rien.

    Est-ce donc un livre que ce composé de tableaux obscènes, sans l'excuse de la jeunesse, sans le voile de l'esprit, sans le parfum d'une grâce qui pourrait faire sourire les plus austères ? Non. Des pages tachées d'encre et cousues ensemble n'ont droit au nom de livre que quand elles constituent une œuvre équilibrée, ayant un début, un milieu, une fin, développant des caractères, une thèse, ou racontant des événements, Nana ne remplit aucune de ces conditions. On ne sait d'où vient l'héroïne quand, au premier chapitre, on la voit toute nue sur les planches ; on ne sait où elle irait : c'est un accident qui interrompt ses attitudes, ses poses plastiques, un accident qui ne tient ni à son entourage, ni à ses mœurs, ni à sa santé, ni à la revanche des uns, ni à l'imprudence des autres, ni à un vice, ni à une vertu. Si Nana avait été suffisamment vaccinée, le roman pouvait durer encore pendant trois cents autres pages. L'auteur ne cesse de la décrire et ne parvient pas à en faire un portrait qui vive, qui reste. Tous les personnages d'ailleurs ont la même silhouette vague, la même absence de relief, la même pauvreté d'esprit, la même inanité de conscience. Chose singulière on ne sait l'âge de personne, l'âge, cette raison déterminante de tant de phénomènes, de passions et qui devrait préoccuper par-dessus tout un romancier naturaliste ! Tous ces gens-là se heurtent, s'engueulent, se prennent, se quittent, se souillent, sans qu'on puisse en classifier un seul. Il n'y a pas un type, pas un caractère, pas une individualité, pas un homme qui ait un quart d'heure de réflexion pas une femme qui s'élève, en amour, au-dessus de la passivité de la prostituée. A chaque chapitre, le roman recommence et pourrait finir. L'analyse en est impossible : la synthèse en serait chimérique.

    Il ne faut pas croire que M. Zola, qui est très systématique, ait voulu ce désordre, cette confusion. C'est, au contraire, l'impuissance de sa volonté qui l'a amenée. Jamais auteur n'eut un plan plus solennellement arrêté. Celui du général Trochu mérite moins d'être légendaire. J'ai eu occasion de lire le programme que M. Zola adressait un jour à un éditeur pour lui proposer l'Histoire naturelle d'une famille, et voici textuellement ce qu'il disait du roman qui s'appelle aujourd'hui Nana :

    « Un roman qui aura pour cadre le monde galant, et pour héroïne Louise Lantier, la fille du ménage ouvrier. De même que le produit des Rougon, gens enfoncés dans la jouissance, est Maxime, un avorton social, de même le produit des Macquart, gens gangrenés par les vices de la misère, est Louise, une créature pourrie et nuisible à la société. Outre les effets héréditaires, il y a dans les deux cas une influence fatale du milieu contemporain. Louise est ce qu'on nomme une biche de la haute volée. Peinture du monde où vivent ces filles, drame poignant d'une existence de femme perdue par l'appétit du luxe et des jouissances faciles. »

    Voilà le plan de l'auteur. Je m'en servirai pour contrôler son œuvre.

    M. Zola se croit l'héritier de Balzac, ce Napoléon Ier du roman (ainsi que Balzac aimait à le supposer) ; il n'est pas même le reflet équivalent à Napoléon III. Il parodie, il ne succède pas.

    C'est tout d'abord une imitation puérile que de commencer par où Balzac a fini, c'est-à-dire par le cadre d'une nouvelle Comédie humaine. Tout le monde sait que Balzac ne s'avisa réellement de ce titre collectif pour tous ses romans que quand il en fit une édition complète. A l'époque où il écrivait Vautrin, Eugénie Grandet, il ne songeait guère à leur assigner une case spéciale, dans un ensemble gigantesque. Il allait et il alla toujours où son génie l'appelait.

    J'oserai affirmer, sans crainte de commettre un paradoxe, que c'est un signe d'infériorité intellectuelle, d'arrêter ainsi d'avance les étapes de son essor ; de dresser, avant la conception, l'arbre généalogique des enfants qu'on rêve ; d'être bien sûr de mettre à heure fixe dans le gaufrier la pâte nécessaire, et de discipliner à ce point son esprit, pour lui défendre de s'émouvoir, avant l'heure, d'une idée dont le tour n'est pas venu !

    L'homme de génie ne sait pas toujours ce qu'il veut ; l'homme médiocre le sait imperturbablement. Le premier va où son imagination le pousse ; l'autre, sur ce point, est infaillible ; il va à sa fonction comme un employé à son bureau. Seulement il arrive à ce dernier quelquefois de se tailler une besogne au-dessus de ses forces et de ne pouvoir s'en tirer alors il manque son avancement.

    C'est le cas de M. Zola. Il ne tient rien de ce qu'il promet aux autres et de ce qu'il s'est promis.

    La question scientifique de l'hérédité du sang et des vices n'apparaît pas dans Nana. Cette drôlesse, qui a la nostalgie du trottoir, n'est pas la biche de haute volée. Elle n'a pas la première condition du genre, un salon où l'on trouverait toutes sortes de beau monde, sans oublier les romanciers naturalistes. C'est simplement une fille de l'acabit de la première venue, la plus vulgaire des rôdeuses de nuit. Elle n'est pas si nuisible à la société que l'auteur voudrait le faire croire. Les gens qu'elle ruine, on ne sait comment, ne manquent, après leur désastre, ni à la société, ni même à leur famille. II ne se fait aucun craquement dans le monde parisien, quand Nana monte au sommet. Il est parfaitement indifférent qu'elle rôde sur le trottoir du faubourg Montmartre ou qu'elle se vautre sur les tapis de son hôtel. C'est un des atomes malsains de Paris, mais c'est un atome.

    Quant à l'influence du milieu contemporain, il n'en est pas question une minute ; nous faisons la connaissance de Nana sur les planches du théâtre des Variétés nous la suivons chez elle, dans la compagnie d'une proxénète, dans une table d'hôte où les vieilles vestales de Lesbos vont renouveler l'huile de leur lampe. Ce milieu est aussi laid que l'héroïne, mais il ne la corrompt pas plus qu'il n'en reçoit la corruption.

    Je soupçonne M. Zola d'être d'une candeur égale à son ambition. II a, dans ses peintures, dans son langage, une violence qui est la griserie, l'effronterie de la naïveté. Ignorant du monde qu'il veut peindre, il croit le faire vivre puissamment, en lui faisant tenir les propos les plus exorbitants. Mais l'art des nuances, des couleurs sobres devant produire l'effet par la variété lui échappe fatalement.

    Dans son programme il promettait un drame poignant. Il n'y a pas l'ombre d'un drame. Nana est atteinte de la petite vérole, par hasard, parce qu'elle a embrassé son enfant en revenant de Russie ; elle va mourir au Grand-Hôtel, pour qu'il y ait quelque chose de grand dans sa mésaventure. Pendant qu'elle agonise, on crie sous ses fenêtres « A Berlin à Berlin ». Nous sommes en 1870. Est-elle donc pour cela l'incarnation vivante, la muse pourrie de l'empire ? Non. Muffat et tous les autres imbéciles qui se font berner par Nana seraient aussi invraisemblablement d'aujourd'hui que d'hier, s'ils devaient jamais être d'aucun temps.

    Il est visible que M. Zola a été préoccupé du dénouement de la Cousine Bette. Mais quelle différence entre cette mort épouvantable de Mme Marneffe qui est un châtiment voulu, un crime vengeant d'autres crimes, et cette mort de Nana, aussi bête que sa vie !

    En supprimant la morale, le sentiment, la conscience, M. Zola, incapable d'émouvoir ses lecteurs, est condamné à faire tressaillir les nerfs par le dégoût physique ou par un goût exaspéré de la chair. Phryné se défendait en se mettant toute nue : l'auteur de Nana ne connaît pas d'autre plaidoirie pour elle. Quand l'intérêt languit, tout à coup Nana retire sa chemise. Tant pis pour ceux que cela n'amuse pas ! Voilà le drame poignant et empoignant !

    Je le répète, on ne fait pas un livre uniquement avec des gravelures ; on fait un recueil pour servir de commentaire aux photographies défendues. Le naturalisme qui borne ses applications à nous montrer des hommes et des femmes jouant une comédie quelconque in naturalibus n'appartient pas à l'industrie littéraire, la police le pourchasse sous un autre nom.

    Comme nous sommes loin de ces inquiétudes généreuses qui réhabilitaient par un éclair d'amour la femme perdue, avilie !

    Dans la Fille Élisa, de M. de Goncourt, il y avait encore une lueur, une phosphorescence vague qui planait sur la boue et qui ressemblait à une âme ; on sentait la mélancolie d'une créature humaine. Dans Nana, rien de pareil la boue fume et à travers ses miasmes ; pas un rayon qui nous fasse souvenir qu'après tout ces êtres vils sont pétris de la même chair que nous, que ces femmes sont du même sexe que nos mères, nos sœurs, nos filles !

    M. Zola est démocrate. Est-ce servir la démocratie que de montrer simplement la fatalité de la corruption dans les enfants du peuple, non par l'influence de la misère, de l'ignorance, mais par l'hérédité tyrannique ? Admettre des races maudites, c'est servir les idées les plus arriérées, les plus pauvres, les plus oppressives, les plus bêtes.

    Fort heureusement M. Zola ne sert rien, pas même le vice qu'il peint sans le punir. L'insuffisance de la conception, l'ignominie volontaire du style, l'insignifiance des faits harassent l'esprit, le goût et l'attention. On baille trop en lisant, pour garder les miasmes putrides qu'on avale.

    Cette œuvre, qu'il faudra cacher, dans le voisinage des livres du marquis de Sade, sera vite oubliée. Illisible dans sa nouveauté, qui s'avisera de la relire quand elle n'aura plus ce mince attrait du nouveau ?

    Elle fait, en tous cas, pour quelques instants, une étrange figure dans cette collection Charpentier, qui a été, en son temps, une révolution glorieuse de la librairie française, qui a vulgarisé tant de chefs- d'œuvre, et que son fondateur voulait maintenir au-dessus des vilenies de ce qu'on appelait alors le réa- lisme.

    Un jour, écrivant à l'auteur d'un roman qu'il publiait dans le Magasin de librairie, M. Charpentier lui disait avec émotion : 

    « Je vous fais mon compliment. J'ai lu cette nuit la première partie de ... C'est intéressant, spirituel, amusant et honnête ! honnête ! Quelques ouvrages encore comme celui-là et les Bovary, les Fanny seront enfoncées, la vertu reprendra ses droits.

    « Il y a au reste assez longtemps qu'on la méprise, cette pauvre vertu ... aussi je vais donner la place d'honneur à votre roman.

    « Ce qui me fait encore plaisir, c'est que le public finira par voir et comprendre que nous autres, les libéraux, nous sommes en même temps les honnêtes gens de ce temps-ci, et que nos adversaires sont de la pure canaille. »

    C'était en 1859 que M. Charpentier s'exprimait ainsi. Son fils veut-il éditer ses lettres ? Il était, j'en conviens, bien sévère, trop sévère pour Madame Bovary, mais comme il eût reçu l'auteur de Nana, si celui-ci était venu lui proposer son roman !

Louis ULBACH. (*)


(*) Ce compte-rendu a été publié dans la troisième livraison du Livre du 10 mars 1880. L'auteur de cette réception acide du Nana de Zola (paru le 15 février 1880 - a paru en feuilleton dans Le Voltaire du 16 octobre 1879 au 5 février 1880), Louis Ulbach, était un pourfendeur de la première heure de cette "littérature putride" qu'était, selon lui, le naturalisme. Louis Ulbach, dit Ferragus (1822-1889), journaliste, romancier, dramaturge et critique, est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages aujourd'hui oubliés. Entré au Figaro en 1867, il attaque Zola dans un article intitulé "La littérature putride" (à propos de la parution de Thérèse Raquin). Une polémique s'ensuivit, à la suite de laquelle Zola précisera ses intentions sur le roman naturaliste. Ulbach ne désarmera jamais contre Zola et ses écrits putrides. On le retrouve ici collaborateur de la première heure à la revue Le Livre dirigée et fondée par Octave Uzanne (à cette heure ennemi déclaré du naturalisme). Nana est le neuvième volume de la série Les Rougon-Macquart. Cet ouvrage traite du thème de la prostitution féminine à travers le parcours d’une lorette puis cocotte dont les charmes ont affolé les plus hauts dignitaires du Second Empire. Le récit est présenté comme la suite de L'Assommoir (1877). Tout d'abord succès de scandale (55 000 exemplaires étant achetés dès le premier jour de sa publication), Nana devient l'un des titres phares des Rougon-Macquart avec plus de 275 mille exemplaires vendus en 1929.

Bertrand Hugonnard-Roche

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