jeudi 17 décembre 2020

Réception du Rêve, par Emile Zola, dans la revue Le Livre (dirigée par Octave Uzanne), sous les initiales du chroniqueur G. T. (10 novembre 1888). "la légende d'Angélique la petite chasublière de Beaumont restera tracée en lettres ineffaçables dans la littérature et jettera son rayon d'or, sa lueur féerique sur l'œuvre entier de Zola."


Page de titre de l'édition originale du Rêve parue chez G. Charpentier
le 13 octobre 1888. Exemplaire sur papier de Hollande (1/250)


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Le Rêve
, par Emile Zola. Paris, G. Charpentier et Cie, 1888. Un vol. in-18 jésus. Prix 3 fr. 5o. (*)

    Le nouveau roman de Zola n'est pas une révélation pour ceux qui n'ont pas oublié et n'oublieront jamais l'étincelant Paradou de la Faute de l'abbé Mouret, ni les touchantes amours de Miette et de Silvère de la Fortune des Rougon ; ceux-là savaient bien que, le jour où il le voudrait, à l'heure choisie par lui, il saurait faire produire à son vigoureux talent, à son étonnante et saine puissance, ce livre de pureté, de chasteté, d'art triomphant, et cependant toujours plein d'une sève qui déborde à chaque moment, d'une vie qui crève à tout instant la mince feuillure d'or de la Légende pour l'animer d'un sang vivifiant, d'un souffle brûlant et passionné.

    En se jetant à corps perdu dans le Rêve, Émile Zola n'a pas abandonné son dévorant besoin de réalité il a créé son œuvre, comme les peintres de l'école de vérité, ayant à traiter un sujet de légende, exécutent leur toile, en sachant parfaitement séparer la partie mystique de la partie réelle, en distinguant des choses vues la vision simplement extatique, et en restant absolument sincère. Même, à certains endroits dans ce Rêve, l'art est si admirable, qu'on ne voit pas exactement la ligne de démarcation entre le côté surhumain et le côté terrestre, et que cet étroit amalgame des corps et des purs esprits jette dans l'esprit un trouble plein de séduction.

    Le roman de la pauvre petite orpheline, échappée de l'hospice des Enfants assistés, et du jeune millionnaire, fils de l'évêque, est d'une absolue simplicité dans son antithèse voulue, dans l'exagération même de son contraste social, exagération destinée à mieux faire entrer dans le caractère spécial de la Légende dorée cette histoire moderne et vraie par tant d'autres points. Le romancier, en s'aidant de détails véridiques, de documents d'humanité, de paysages pris sur nature, n'a pas hésité pourtant à marcher en pleine fabulation avec son héroïne, pour accentuer encore son idée, donner une forme plus archaïque à son œuvre. Il a pris cette banalité nécessaire, le jeune homme cinquante fois millionnaire, de haute naissance, se déguisant en ouvrier verrier, et venant parler d'amour à une pauvre fille sans fortune, sans famille, sans éducation ; mais, de cette chose banale, il a tissé une si merveilleuse tapisserie de soie et d'or, qu'elle charmera non seulement les femmes et les jeunes filles, bien plus tous ceux qui trouveront là quelques-unes des plus belles pages, des plus éblouissantes descriptions du grand-maître écrivain. Jamais, dans aucun de ses livres, il n'a parlé de la jeune fille avec une tendresse plus communicative, une douceur plus émue. Dès le premier chapitre, cette magistrale évocation de la vieille cathédrale de Beaumont sous la neige, on est empoigné, saisi d'une émotion et d'une admiration qui ne font que croître à mesure que les pages se suivent. Les détails délicats et touchants abondent, naissent sous la plume de l'auteur comme une floraison spontanée, et viennent frapper au cœur avec une sûreté infaillible, qu'il fasse emporter par le brave Hubert la pauvre petite, à moitié morte, « toute froide, d'une légèreté de petit oiseau tombé de son nid » ; qu'il montre le ménage se taisant, « ému de voir sa petite main trembler, au point de manquer sa bouche » ; qu'il la fasse disparaître, « dans le petit souffle d'un baiser » ou dans cent autres endroits tout aussi exquis.

    La petite grandit, s'apprivoise, devient presque la fille adoptive de ces excellents chasubliers qui l'ont recueillie, et elle n'a qu'un grand amour, en dehors de son métier de brodeuse de chasubles, qu'une passion, la lecture de la Légende dorée, qui la transforme peu à peu en visionnaire. Ici l'on sent que Zola, peu à peu envoûté parle charme extraordinaire, presque surnaturel, de la figure d'Angélique, qu'il a créée, s'identifie désormais avec elle, au point d'avoir ses visions, d'apercevoir les saintes voltigeant autour d'elle, d'entendre le chuchotement de ces créatures du paradis ; il a dû, lui aussi, en se retournant, voir de grandes figures blanches flotter au-dessus des ruines du château des Hautecœur ; cela le pousse à toutes les hardiesses hors nature, à une sorte de vie de mirage qu'il décrit merveilleusement.

    Puis c'est l'arrivée en scène de l'amoureux, le mystérieux inconnu aperçu au clair de lune, devant le jardin de l'évêque, dans le Clos-Marie, et rencontré ensuite au bord de la Chevrotte, le ruisseau jaseur où elle lave son linge. Il faudrait successivement citer tous les chapitres saisissants de ce livre superbe, celui où Angélique, la nuit, dans le silence de la maison endormie, attend, comme une Vierge Marie, la venue de celui qu'elle aime de l'amour le plus virginal, le plus chaste, et plus éthéré ; l'éblouissant tableau de la procession du miracle, une des merveilles du roman ; d'autres encore, où se déroule le chemin de croix de la pauvre affligée sachant que celui qu'elle aime ne peut être son mari ; enfin cette admirable scène de l'extrême-onction, où les pages atteignent une élévation, un souffle de grandeur, qui emportent tout ; pour terminer par la cérémonie si originale du mariage et de la mort d'Angélique au seuil de son Rêve réalisé.

    A travers les critiques ardentes que va faire surgir cette œuvre toute neuve et très étrange du Maître, il sera impossible de ne pas entendre surtout les exclamations laudatives qui retentiront partout à la lecture du Rêve, et de ne pas admirer. sans réserve des passages qui marqueront profondément dans les esprits et dans les cœurs. Quoiqu'on fasse, quoiqu'on dise, la légende d'Angélique la petite chasublière de Beaumont restera tracée en lettres ineffaçables dans la littérature et jettera son rayon d'or, sa lueur féerique sur l'œuvre entier de Zola.

G. T.



(*) Compte-rendu paru dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 novembre 1888, signé des initiales G. T. Nous ne savons pas qui se cache derrière les initiales G. T. ? Est-ce Octave Uzanne lui-même ? Quelques tournures de phrases et quelques élans pourraient le laisser supposer, mais rien n'est moins certain (de ce que nous savons à ce jour). Cette critique du Rêve est totalement enthousiaste. Le Rêve a paru tout d'abord en feuilleton dans la Revue illustrée, du 1er avril au 15 octobre 1888. Il sort en volume chez Charpentier le 13 octobre 1888.

Bertrand Hugonnard-Roche

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