Page de titre de l'édition originale du Rêve parue chez G. Charpentier
le 13 octobre 1888. Exemplaire sur papier de Hollande (1/250)
Photographie : Librairie L'amour qui bouquine
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Le nouveau roman de Zola n'est pas une révélation pour ceux qui n'ont pas oublié et n'oublieront
jamais l'étincelant Paradou de la Faute de l'abbé
Mouret, ni les touchantes amours de Miette et de
Silvère de la Fortune des Rougon ; ceux-là savaient
bien que, le jour où il le voudrait, à l'heure choisie
par lui, il saurait faire produire à son vigoureux talent, à son étonnante et saine puissance, ce livre de
pureté, de chasteté, d'art triomphant, et cependant
toujours plein d'une sève qui déborde à chaque moment, d'une vie qui crève à tout instant la mince
feuillure d'or de la Légende pour l'animer d'un sang
vivifiant, d'un souffle brûlant et passionné.
En se jetant à corps perdu dans le Rêve, Émile
Zola n'a pas abandonné son dévorant besoin de réalité il a créé son œuvre, comme les peintres de l'école
de vérité, ayant à traiter un sujet de légende, exécutent leur toile, en sachant parfaitement séparer la
partie mystique de la partie réelle, en distinguant des
choses vues la vision simplement extatique, et en
restant absolument sincère. Même, à certains endroits dans ce Rêve, l'art est si admirable, qu'on ne voit
pas exactement la ligne de démarcation entre le côté
surhumain et le côté terrestre, et que cet étroit amalgame des corps et des purs esprits jette dans l'esprit
un trouble plein de séduction.
Le roman de la pauvre petite orpheline, échappée
de l'hospice des Enfants assistés, et du jeune millionnaire, fils de l'évêque, est d'une absolue simplicité dans son antithèse voulue, dans l'exagération
même de son contraste social, exagération destinée à
mieux faire entrer dans le caractère spécial de la Légende dorée cette histoire moderne et vraie par tant
d'autres points. Le romancier, en s'aidant de détails
véridiques, de documents d'humanité, de paysages
pris sur nature, n'a pas hésité pourtant à marcher en
pleine fabulation avec son héroïne, pour accentuer
encore son idée, donner une forme plus archaïque à
son œuvre. Il a pris cette banalité nécessaire, le
jeune homme cinquante fois millionnaire, de haute naissance, se déguisant en ouvrier verrier, et venant
parler d'amour à une pauvre fille sans fortune, sans
famille, sans éducation ; mais, de cette chose banale,
il a tissé une si merveilleuse tapisserie de soie et d'or,
qu'elle charmera non seulement les femmes et les
jeunes filles, bien plus tous ceux qui trouveront là
quelques-unes des plus belles pages, des plus éblouissantes descriptions du grand-maître écrivain. Jamais,
dans aucun de ses livres, il n'a parlé de la jeune fille
avec une tendresse plus communicative, une douceur
plus émue. Dès le premier chapitre, cette magistrale
évocation de la vieille cathédrale de Beaumont sous
la neige, on est empoigné, saisi d'une émotion et d'une
admiration qui ne font que croître à mesure que les
pages se suivent.
Les détails délicats et touchants abondent, naissent
sous la plume de l'auteur comme une floraison spontanée, et viennent frapper au cœur avec une sûreté
infaillible, qu'il fasse emporter par le brave Hubert
la pauvre petite, à moitié morte, « toute froide, d'une
légèreté de petit oiseau tombé de son nid » ; qu'il
montre le ménage se taisant, « ému de voir sa petite
main trembler, au point de manquer sa bouche » ; qu'il la fasse disparaître, « dans le petit souffle d'un baiser »
ou dans cent autres endroits tout aussi exquis.
La petite grandit, s'apprivoise, devient presque la
fille adoptive de ces excellents chasubliers qui l'ont
recueillie, et elle n'a qu'un grand amour, en dehors
de son métier de brodeuse de chasubles, qu'une passion, la lecture de la Légende dorée, qui la transforme peu à peu en visionnaire. Ici l'on sent que Zola,
peu à peu envoûté parle charme extraordinaire, presque surnaturel, de la figure d'Angélique, qu'il a créée,
s'identifie désormais avec elle, au point d'avoir ses
visions, d'apercevoir les saintes voltigeant autour
d'elle, d'entendre le chuchotement de ces créatures
du paradis ; il a dû, lui aussi, en se retournant, voir
de grandes figures blanches flotter au-dessus des
ruines du château des Hautecœur ; cela le pousse à
toutes les hardiesses hors nature, à une sorte de vie
de mirage qu'il décrit merveilleusement.
Puis c'est l'arrivée en scène de l'amoureux, le mystérieux inconnu aperçu au clair de lune, devant le
jardin de l'évêque, dans le Clos-Marie, et rencontré
ensuite au bord de la Chevrotte, le ruisseau jaseur où
elle lave son linge. Il faudrait successivement citer
tous les chapitres saisissants de ce livre superbe,
celui où Angélique, la nuit, dans le silence de la maison endormie, attend, comme une Vierge Marie, la
venue de celui qu'elle aime de l'amour le plus virginal, le plus chaste, et plus éthéré ; l'éblouissant tableau de la procession du miracle, une des merveilles
du roman ; d'autres encore, où se déroule le chemin
de croix de la pauvre affligée sachant que celui
qu'elle aime ne peut être son mari ; enfin cette admirable scène de l'extrême-onction, où les pages atteignent une élévation, un souffle de grandeur, qui emportent tout ; pour terminer par la cérémonie si
originale du mariage et de la mort d'Angélique au
seuil de son Rêve réalisé.
A travers les critiques ardentes que va faire surgir
cette œuvre toute neuve et très étrange du Maître, il
sera impossible de ne pas entendre surtout les exclamations laudatives qui retentiront partout à la lecture
du Rêve, et de ne pas admirer. sans réserve des passages qui marqueront profondément dans les esprits
et dans les cœurs. Quoiqu'on fasse, quoiqu'on dise,
la légende d'Angélique la petite chasublière de Beaumont restera tracée en lettres ineffaçables dans la
littérature et jettera son rayon d'or, sa lueur féerique
sur l'œuvre entier de Zola.
G. T.
(*) Compte-rendu paru dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 novembre 1888, signé des initiales G. T. Nous ne savons pas qui se cache derrière les initiales G. T. ? Est-ce Octave Uzanne lui-même ? Quelques tournures de phrases et quelques élans pourraient le laisser supposer, mais rien n'est moins certain (de ce que nous savons à ce jour). Cette critique du Rêve est totalement enthousiaste. Le Rêve a paru tout d'abord en feuilleton dans la Revue illustrée, du 1er avril au 15 octobre 1888. Il sort en volume chez Charpentier le 13 octobre 1888.
Bertrand Hugonnard-Roche
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