mercredi 16 décembre 2020

Réception de La Terre (Les Rougon-Macquart), par Emile Zola, article publié dans Le Livre (10 décembre 1887) et signé des initiales G. T. "C'est l'épopée tragique du paysan, comme Germinal est l'épopée du mineur et l'Assommoir celle de l'ouvrier parisien."


La Terre, par EMILE ZOLA. Paris, G. Charpentier et Cie ; 1887. Un vol. in-18 jésus. Prix: 3 fr. 5o. (*)

    Nous considérons que la critique du Livre doit se produire en toute liberté d'expression, selon les sentiments personnels de ceux à qui nous accordons notre confiance. Parfois il nous en coûte de nous effacer devant une opinion entièrement opposée à la nôtre, mais nous jugeons que notre devoir nous impose de ne jamais exercer la moindre pression sur les tendances et l'esprit de nos collaborateurs. Nous éprouvons à l'égard du dernier roman de M. Zola un sentiment pénible et, il faut le dire, empreint d'un réel dégoût, pour les écœurantes peintures qui maculent une œuvre superbe par endroits. Nos lecteurs verront que notre collaborateur n'en a pas jugé ainsi. Nous lui laissons donc la parole sans partager aucunement tous ses enthousiasmes.

O. U. [Octave Uzanne]

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    Rarement, avant même d'être terminé en feuilleton dans le journal qui le publiait, avant d'être paru en volume, un roman avait soulevé une pareille tempête que le dernier roman d'Emile Zola, la Terre. Que restera-t-il plus tard, que reste-t-il déjà de cette indignation, aussi bruyante qu'injustifiée, aussi furibonde qu'intempestive ? Ce n'est pas avec des cris de colère, avec des exclamations d'horreur qu'on peut juger une œuvre, surtout sans la connaître dans son entier, qu'on peut jeter ainsi hors la loi un écrivain qui s'est toujours fait remarquer par sa conscience d'artiste, par sa ténacité de travailleur, par sa constante marche en avant toujours vers le même but. C'est de sang-froid, sans parti pris, avec le raisonnement, qu'il faut aborder cette œuvre, une des plus rudes et des plus terribles qu'ait jusqu'ici écrites le maître romancier.

    Pour bien comprendre ce roman, pour ne se laisser impressionner ni en sa faveur ni en sa défaveur, le lecteur doit se placer à un point de vue très élevé, à celui-là même où s'est placé l'écrivain, soucieux avant tout de dire vrai, de peindre ce qu'il avait vu. C'est donc de haut qu'il faut examiner les choses, avec une large vision, de manière à en embrasser l'ensemble, l'allure générale, à en saisir l'ordonnance et l'intention, sans s'arrêter à des questions de détail, à des phrases toujours faciles à détacher, à isoler et à présenter ainsi sous un aspect faux et exagéré, sous un jour brutal, odieux, qui disparaît dans l'œuvre de la masse. Il faut aussi se pénétrer du milieu tout spécial où se passe l'action et laisser de côté nos pudibonderies malsaines, nos suspectes hypocrisies de bourgeois, de citadins, pour ne voir que l'étude paysanne, sincère. On se convaincra alors immédiatement de la majesté grandiose de ce livre, de son indiscutable puissance, de sa réalité terrifiante.

    Quand le soc de la charrue ouvre son profond sillon dans la chair grasse de la terre, il met à jour des débris informes, des ossements, des tronçons de vers, des êtres répugnants ou hideux, des fumiers nauséabonds, et pourtant qui songe à s'en indigner, qui pense à l'arrêter dans cette marche qu'il poursuit sans dévier, sans faiblir ? Personne, car du sillon naitra la nourriture de l'homme, le pain, la vie. C'est ainsi que Zola poursuit son œuvre énorme, poussant devant lui, en ligne directe, inflexible, impitoyable, sa plume dans la chair vive de l'humanité, et s'il met à jour des plaies, des gangrènes, des hideurs, il n'en croit pas moins devoir continuer sa besogne, sans les cacher, sans les oublier, sans les voiler, puisqu'elles font partie de la nature humaine comme les détritus fécondants font partie de la terre.

    En effet, c'est bien la terre qui, d'un bout à l'autre, tient ce livre, la terre qui est l'âme, la vie, l'unique préoccupation de ces paysans jeunes ou vieux et cette pensée les absorbe égoïstement jusque par delà la mort. Pour eux, tout est asservi à cette idée : il n'y a plus ni passions, ni vices, ni amours, ni joies, il n'y a que la terre, toujours la terre. Quand la terre est en question, ils ne connaissent plus rien autre : lois, religion, conventions sociales, famille, tout s'efface devant a force irrésistible, la terre. C'est là ce que Zola a voulu peindre, faire sentir, hardiment, crûment, sans hésiter à en montrer toutes les conséquences, toutes es lâchetés, toutes les monstruosités : si son œuvre ne recule ni devant la révélation de l'inceste, ni devant l'épouvante du meurtre, c'est que le paysan se montre ainsi dans sa dévorante et sauvage passion pour la terre, prêt à tout. Mais on n'aime pas la vérité trop nue, on ne l'admet que dans la Gazette des tribunaux, jamais dans le livre, dans l'analyse des passions humaines de là ce haro formidable.

    Que de reproches ne lui a-t-on pas faits qui ont dû l'étonner, faire saigner sa conscience, sa vision de l'art et lui ne sont fondés qu'en apparence, car la réflexion les détruit aussitôt, pour peu qu'on connaisse la bonne foi de l'auteur ! On lui reproche d'insister sur l'acte de la génération, comme si toute vie n'en sortait pas forcément, comme si les exemples ne se multipliaient pas sans cesse sous nos yeux, comme si la terre n'accomplissait pas ce continuel travail, s'ouvrant pour recevoir la semence, la fécondant et mettant au jour le pain, les fruits, les herbages d'où naît la chair nourrissante des bestiaux, comme si tout ne dépendait pas de là. Il ne faut voir là que le levier destiné à donner le mouvement à cette œuvre. Seuls les esprits malsains, les imaginations dépravées peuvent s'amuser à relever, avec des commentaires graveleux, les passages où l'écrivain a cru devoir nous faire assister à l'accomplissement de l'acte de génération, le représentant simplement sans équivoques, tel que les paysans le comprennent eux-mêmes, c'est-à-dire une des fonctions ordinaires de l'existence, comme le boire, le manger ou le dormir.

    Pour nous qui ne saurions nous arrêter à ces étroites chicanes de détails et désirons faire la part du tempérament de l'écrivain, nous déclarons sortir de cette lecture, émerveillé de cette prodigieuse intuition des êtres et des choses, de l'implacable volonté du romancier, de sa force. C'est un maître livre qui s'élève au dessus du maladroit débat qu'on a tenté d'engager à son sujet.

    La fïgure magistrale du vieux Fouan ferait à elle seule le succès du livre par sa grandeur épique, par son envergure extraordinaire. Le romancier a symbolisé dans ce vieillard le paysan tel qu'il est, tel qu'il a été, tel qu'il sera toujours, tant qu'il aimera la terre, le paysan qui fait corps et âme avec elle ; il le fait revivre également sous une forme hardie, brutale, fanatique jusqu'au crime dans la figure de Buteau, cet autre paysan, ce jeune, plus épris encore ou tout au moins l'une manière plus féroce, plus jalouse, passionné pour la terre, au point de la flairer comme une grisante chair de femme, de la caresser de ses doigts ainsi qu'une maîtresse, la seule maîtresse, l'amoureuse éternelle.

    Il faudrait citer les unes après les autres les scènes merveilleuses où naît, se développe, se dramatise et s'achève cette tragédie gigantesque de la terre ; mais tout le monde les connaît, les a lues, en a eu le saisissement, ce coup au profond de l'être qui vous retourne et nous remue jusqu'au vif des entrailles.

    Qu'est-ce à côté de cela que ces mesquineries à l'aide desquelles on attaque l'écrivain ? N'a-t-on pas crié au scandale, au sacrilège même, à cause de ce bon soulard surnommé Jésus-Christ, en résumé une figure plutôt sympathique et drôle qu'eût aimée le curé de Meudon. Il faut bien peu connaître les paysans pour croire qu'ils en pensent si long sur ces questions de religion ou d'irréligion, qui sont la plaie hypocrite des villes. Superstitieux, oui ; mais religieux, jamais. Quel est donc le journal, quel est donc le milieu bourgeois, où il se passe un jour, sans que le genre de plaisanterie reproché à son joyeux héros ne soit traité, souligné, raconté à plaisir ? Peut-être la chose est-elle plus fleurie, plus cachée, plus enveloppée de circonstances atténuantes ; en réalité, elle existe, elle est dans la pensée de celui qui fait la plaisanterie, qui l'écrit ; mais ici il s'agit de paysan, le paysan n'y met pas tant de façons. Quelles récriminations aussi, parce que Zola ose parler en termes, plus que mesurés d'ailleurs, de certaine maison clandestine de Chartres, que l'on ne voit pas, mais dont le propriétaire enrichi vit retiré à la campagne, honoré, presque respectable ! N'a-t-on donc pas admis, admiré même, et avec justice, certains livres tout entiers consacrés à de pareilles études ? On en a ri, on a blagué, on ne s'est pas fâché tout rouge comme aujourd'hui. C'est une note comique et vraie, et l'auteur était absolument dans son droit en s'en servant comme il l'a fait.

    De tout cela il ressort une chose, c'est que ce livre tant conspué est une œuvre hors ligne, faite dans la même manière que les précédentes œuvres de Zola, sans concessions au goût plus ou moins pudique de certains lecteurs, prouvant son énergie, sa volonté, sa haute conscience d'artiste, sa puissance de travail et d'intuition. Certaines parties peuvent être grossies, exagérées par une vision spéciale à l'écrivain ; mais l'œuvre n'en reste pas moins une peinture impitoyable de scènes que nous voyons constamment se reproduire dans nos campagnes. C'est l'épopée tragique du paysan, comme Germinal est l'épopée du mineur et l'Assommoir celle de l'ouvrier parisien.

G. T.


(*) Compte-rendu paru dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 décembre 1887, signé des initiales G. T. Nous ne savons pas qui se cache derrière les initiales G. T. ? Est-ce Octave Uzanne lui-même ? Quelques néologismes employés à souhait et quelques tournures de phrases pourrait le laisser supposer, mais rien n'est moins certain (de ce que nous savons à ce jour). Cette critique de La Terre est très bienveillante. Elle souligne à peine les procédés de l'écriture propre à Zola, souvent dénoncés par Octave Uzanne et d'autres de ses collaborateurs au Livre entre 1880 et 1889. La Terre a paru tout d'abord en feuilleton dans le Gil Blas du 29 mai au 16 septembre 1887. Il sort en volume chez Charpentier le 15 novembre 1887.

Bertrand Hugonnard-Roche

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