vendredi 4 décembre 2020

Germinal, par Emile ZOLA, critique littéraire du mois dans Le Livre par G. T. (10 avril 1885). "Cette œuvre, telle qu'elle est, est une des plus saisissantes, des plus puissances, qui soient sorties de la plume du. maître romancier."


Germinal
, par Emile ZOLA. Paris, G. Charpentier et Cie, 1885. Un vol. in-18 jésus. Prix 3 fr. 5o. (*)

    Bien que le Livre ne se soit jamais montré très bienveillant pour Émile Zola et que son rédacteur en chef [Octave Uzanne] puisse être rangé parmi les adversaires de certaines tendances du naturalisme, cependant il est avant tout partisan de l'absolue liberté des opinions, du moment qu'elles sont sincères et sans parti pris. C'est à cet éclectisme éclairé et conciliant, qui respecte toutes les convictions littéraires, que nous devons de pouvoir tracer, dans cette revue, un éloge complet, très enthousiaste peut-être, mais très franc, du dernier roman d'Émile Zola.

    On sort de la lecture de Germinal, comme le Dante sortait des cercles les plus pénibles de l'Enfer, la sueur au front, la pâleur de l'épouvante aux joues, le cœur étreint d'une débordante pitié, sans oser se retourner en arrière pour jeter un dernier regard à ce que l'on vient de voir. Mais il y a entre l'impression causée par la lecture du livre du splendide et farouche Florentin et celle du roman de Zola, toute la différence qui sépare l'implacable réalité de la fantaisie même géniale. Germinal est plus près de nous que l'Enfer; nous. sentons mieux les souffrances peintes par l'auteur des Rougon-Macquart que les tortures les plus monstrueuses combinées par le Dante. L'Italien est sublime, il a fait une œuvre immortelle et gigantesque ; mais les mineurs, nous les avons vus, nous les connaissons, et si l'envie nous en prend, nous pouvons descendre avec eux dans leur Enfer pour subir l'horreur et le frisson de leur existence, - ils sont plus près de nous.
    Aussi monte-t-il de ce livre formidable, de ce morceau d'humanité souffrante, de ces abimes béants, un cri d'affreuse et pénétrante angoisse, la plainte lugubre de milliers d'êtres broyés par un travail de damnés, livrés par un sort inexorable à l'éternelle nuit, à l'éternelle servitude, à l'éternelle douleur sous ses formes les plus diverses. Voilà la vraie cité de misère et de deuil au seuil de laquelle pourrait se tracer en lettres de sang la désespérante inscription qui commence par les mots :

« Par moi l'on va dans la cité des pleurs, par moi
« l'on va dans l'éternelle douleur, par moi l'on va chez
« la race damnée ! ... » et qui finit par ceux-ci :
« Vous qui entrez, laisser toute espérance ! »

    Pour qui a vu ces pays désolés, pour qui a parcouru, même hâtivement, les régions des mines, jamais rien de plus vrai, de plus poignant n'a été écrit sur l'existence des mineurs que le livre d'Émile Zola. Son mineur, pris comme un pauvre insecte entre deux lames de houille à cinq ou six cents mètres sous terre, est aussi lamentable, aussi morne, aussi résigné que les laboureurs du grand peintre Millet, que les esclaves de la glèbe, que le bétail humain courbé sur les sillons. Encore ceux-là ont-ils autour d'eux le plein air, le soleil, la verdure, les oiseaux, la poésie énorme des nuits étoilées, le mouvant mirage des nuages. L'autre, au fond du trou noir, est là, collé contre les parois qui peuvent se rapprocher pour l'aplatir, sans espace, crispé dans des positions tuantes, à moitié asphyxié, haletant, suant, respirant un air vicié, à peine éclairé par une lampe tremblotante, que berce ce vent de mort, le grisou.
    Du reste, c'est de haut et de loin qu'il faut juger l'écrasant ensemble de cette étude, pour échapper aux détails rebutants et se former un jugement désintéressé : les hideurs s'effacent, disparaissent et l'impression reste, énorme, dominatrice, forçant l'admiration et la pitié. L'œuvre de Zola ne s'épluche pas, ne se discutaille pas : il faut la repousser d'un bloc, avec la fureur de cette manière sombre et puissante, avec l'effroi social de cet impitoyable envahissement des choses, avec la négation têtue des forces naturelles, ou l'admirer, comme on admire les belles choses, jusque dans leurs verrues. On cherche des taches au soleil, on les y trouve, mais il ne viendra à personne l'idée de les effacer de l'astre du jour, car elles sont nécessaires à son existence, elles font partie de son essence ; de même les rudesses, les grossièretés voulues de Germinal sont indispensables à l'homogénéité, à la force même de l'œuvre. Ayant à peindre des êtres grossiers, il eût été faux de les représenter polis, lavés, bichonnés, comme des bergers d'opéra-comique. La nature a ses infirmités, ses défauts, ses vices, qui font corps avec elle et ne peuvent en être détachés; que ceux qui se refusent à voir les choses comme elles sont laissent ce livre de côté, il n'est pas écrit pour eux ici, c'est la vérité dans sa saisissante horreur, dans sa douloureuse nudité.



    D'autres ont traité, avant Émile Zola, l'éternel sujet des revendications sociales, ont mis en scène le sombre peuple de la mine, et pourtant, avec Germinal, on croit à la révélation brutale de monstruosités ignorées, d'infamies cachées, tant l'auteur a su animer d'un souffle puissant les malheureux peints par lui. Il a sorti du ventre de la terre tout un monde, qu'il jette palpitant, saignant, rugissant, sous nos yeux effarés. Sont-ce des êtres humains, sont-ce des bêtes que ces individus étranges que le grand jour semble affoler, que le plein air grise ? Leurs habitudes, leurs amours, leurs plaisirs, tout est extraordinaire. Quant à leur vie, c'est le combat de fourmis humaines contre le sort implacable, contre la farouche hérédité d'esclavage, la vraie lutte pour l'existence, celle-là, celle où l'on ne mange pas tous les jours, où l'on se dispute, où l'on se vend pour des morceaux de pain, où l'on se fait éventrer la pointe des baïonnettes pour quelques centimes de plus ou de moins, parce que ces centimes sont une question de vie ou de mort.
    Dès les premières pages, une grande horreur sombre s'approche, s'étale, envahit tout, comme un nuage menaçant, gros d'orages, de tempêtes, de désastres, éclairé çà et là de reflets sanglants, de lividités lugubres. On se sent le cœur remué d'une invincible émotion, qui grandit et atteint un de ses points culminants presque aussitôt, quand, à la question d'Étienne Lantier, demandant à qui appartient le pays, le vieux mineur répond, écrasé, dans une terreur d'infime  :

« On n'en sait rien. A des gens. »

    A des gens On ne les connaît même pas. Immédiatement, cette œuvre de socialisme, de revendication humanitaire, se trouve placée à une hauteur qui domine les personnalités et éloigne toute idée de petitesses : il ne s'agit pas de tel ou tel millionnaire, mais bien des riches et des pauvres, des repus et des affamés. Le livre embrasse toute la souffrance humaine dans sa forme la plus terrible, dans celle qui parle le mieux aux yeux et au cœur. A la peur causée par ce puissant rappel de la formidable question se mêle un irrésistible attendrissement pour tant de souffrances, pour tant de tortures, de larmes, de deuils. Ce ne sont plus là de froides études des avants doctrinaires, des abstractions d'économistes, c'est le mineur tout vivant que Zola jette devant nous, pour nous mieux apitoyer, et qui plaide lui-même sa terrible cause.
    L'action, une fois engagée, marche avec une sûreté, une force toujours croissantes, sans que l'auteur ait la moindre faiblesse ; à mesure qu'il fouille davantage son sujet, son style prend des allures plus mâles, les touches vigoureuses s'accentuent et forment un tout d'une puissance de magie incomparable. Le grouillement de ces masses d'individus est reproduit avec une vérité qui empoigne violemment et domine le lecteur. Dès lors on subit l'œuvre comme on subit un maitre qui sait se faire obéir ; les scènes se succèdent imposantes, terribles, mêlées de rires et de larmes ; c'est une coulée de lave en fusion, roulant dans ses eaux boueuses, tachées de feu et de sang, des scories de toute sorte. Ce n'est pas seulement un portrait du mineur et de sa femme, c'est leur vie, leurs vices, leurs qualités ; tout cela palpite, souffre et meurt littéralement devant vous.
    Il serait difficile de relever les uns après les autres tous les épisodes marquants de ce rude livre, tous les passages où l'intensité de vie déborde avec une force tragique incroyable ; ce ne sont que les différentes pièces d'un ensemble qui atteint des proportions superbes et qui ne saurait que perdre à l'analyse détaillée de ses morceaux. Cette manière de procéder aurait en outre le désavantage de mettre dans un relief tout à fait hors de proportion les passages incriminés par les critiques pudibonds que certaines exubérances de la vie effarouchent et qui croient inutile de présenter au lecteur de vrais mâles ; dans certains cas ceci peut-être vrai, mais dans Germinal l'œuvre ainsi comprise serait incomplète. A ceux, entre autres, qui ont poussé les hauts cris à la lecture de certains détails de la mort des Maigrat, nous objecterons que c'est là justement un des faits caractéristiques et physiologiques les mieux observés par l'auteur il ne pouvait s'abstenir de le peindre, de le noter. Il s'est souvenu que dans les scènes de massacres, dans les déchaînements de vengeance, la femme va toujours plus loin que l'homme, en férocité et en raffinement; en outre, elle s'attaque toujours à la cause directe de sa colère.. Les femmes de Montsou vengent leur honneur de femmes et de filles, en traitant comme une bête l'homme qui s'est toujours conduit en bête sauvage avec elles.
    Cette œuvre, telle qu'elle est, est une des plus saisissantes, des plus puissances, qui soient sorties de la plume du. maître romancier. C'est aussi un des plus vigoureux et des plus justes cris de douleur qui aient retenti depuis longtemps en faveur des déshérités et des souffrants. Ce cri prend même, vers l'a fin, des allures menaçantes qui doivent faire réfléchir, faire penser au soulagement de plus en plus nécessaire des races opprimées. A côté du roman magistral il y a l'œuvre de haute justice et de souveraine pitié qui ira réveiller les assoupissements égoïstes du bien-être dans lequel sont trop disposés à s'engourdir ceux qui ne manquent de rien, oubliant trop ceux qui manquent de tout.

Article signé des initiales G. T.


(*) Critique publiée dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison n°64 du 10 avril 1885, signée des initiales G. T., récurrentes dans les chroniques du Livre entre 1880 et 1889, temps que dura cette revue. Qui était G. T. ? Une note imprimée indiquerait qu'il ne s'agit pas d'Octave Uzanne. G. T. est très favorable aux idées socialistes et naturalistes de Zola. Octave Uzanne, au moins jusque dans les années 1883 ou 1884, s'opposait farouchement aux idées développées par Zola dans ses romans naturalistes. Aucun nom de collaborateur du Livre ne correspond aux initiales G. T.  Sans doute est-ce un leurre. Mais se pourrait-il que derrière G. T. se cache malgré tout Octave Uzanne, le rédacteur en chef du livre ? Nous croyons la chose possible tant que nous ne sommes pas détrompés du contraire.

Bertrand Hugonnard-Roche

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