mardi 15 décembre 2020

Réception du dernier des Rougon-Macquart par Emile Zola : Au Bonheur des Dames (mars 1883) dans Le Livre d'Octave Uzanne, par L. D.


Page de titre et justification de
Au Bonheur des Dames
Paris, G. Charpentier, 1883
Edition originale. Un des 150 ex. sur papier de Hollande.



Au Bonheur des Dames, par M. Emile Zola. 1 vol. in-18 de 521 pages. Paris, librairie Charpentier. 1883. (*)

    Dans le tome VII, récemment paru, de ses études sur la littérature contemporaine, un critique du genre dédaigneux et déplaisant, M. E. Schérer, termine par ces lignes un éreintement en règle de M. Émile Zola "Et c'est de la candeur à moi de parler d'art et de goût, à propos d'une tentative que l'on peut caractériser d'un seul mot : l'effort d'un illettré pour abaisser la littérature jusqu'à lui." Cette sortie haineuse, ces pages de fiel, auraient été provoquées, semble-t-il, par un article où M. Zola, critique du genre brutal, traite M. Schérer de pion, de pédant, de cuistre bibliographe sans nul talent, et de ridicule produit du suffrage universel. M. Schérer avait-il lui-même par une attaque antérieure amené M. Zola au champ ? Quel était le lapin qui avait commencé ? Cette querelle, dans laquelle nous n'avons nulle envie de prendre parti, nous intéresse trop peu pour que nous en recherchions plus loin les causes. Ces sortes de combats à la plume remontent plus haut même ue l'invention de l'encre ; ils dureront autant qu'elle, et le public y viendra toujours rafraîchir avec une véritable joie ses sentiments d'estime et de sympathie pour le monde des gens de lettres. Cependant, quoi qu'en pense ou qu'en dise M. Schérer, M. Émile Zola est une force d'à présent ; on dit qu'il est le fabricant de livres dont la marchandise s'écoule le plus abondamment. Cet éloge étant celui qui doit le mieux agréer à l'écrivain qui a, dans un prospectus tapageur, classé nos confrères d'après le chiffre de leur vente et le nombre de leurs éditions, ne lui marchandons pas un témoignage mérité. Puisse cette affirmation de bon vouloir nous conquérir au moins le droit de parler à notre aise et en toute impartialité d'un homme traité tour à tour de boutiquier en polissonneries et de régénérateur des lettres nationales !

    M. Émile Zola a dû être tout le premier à rire de ces grands mots. Il n'a rien régénéré, il le sait bien ; mais nous voyons à son actif assez de qualités qui ne sont pas communes. C'est un solide travailleur doué d'une grande énergie de volonté, à laquelle n'a point manqué le pressentiment d'un avenir prospère. Nous n'avons pas souvent rencontré à ses débuts le futur auteur de l'Assommoir ; mais nous l'avons rencontré précisément à cette époque intéressante de sa vie, où il se partageait entre de petits contes anodins pour de petites revues littéraires de province et des articles à thèse sur les Taine, les Flaubert et les Goncourt. J'ignore ou plutôt je sais trop bien la destinée qui attend les romans de M. Émile Zola ; ce sera celle de tous les romans et de la presque totalité des livres ; mais il y a une partie de son œuvre pour laquelle je demanderais volontiers grâce au dieu de l'imprimé : c'est cette excellente série de portraits politiques où notre auteur a montré une magistrale justesse de coup d'œil et sa vigueur ordinaire d'expression. Comme il les a déshabillés d'un tour de main ! Et comme, dépouillés de leurs oripeaux révolutionnaires et de leurs affectations jacobines ; il a mis à cru le néant, le vide, la méprisable faiblesse de ces prétendus forts, où l'on ne retrouve plus que des malins nantis ... nantis pour avoir exploité à l'heure juste le pouvoir du pince-nez ironique et du silence rogue sur le peuple le plus spirituel de l'univers.

    Le nouveau roman de M. Émile Zola est le onzième de la série qu'il a lancée dans le monde, avec cette étiquette : les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire. Ces onze volumes n'ont pas dû être suivis régulièrement par les mêmes lecteurs, ni surtout par le même nombre de lecteurs, puisqu'on trouve dans leur liste de petits malheureux qui se sont arrêtés à leur seizième mille, entre le cent mille et les cent vingt mille de l'Assommoir et de Nana. Au Bonheur des Dames est comme la seconde partie de Pot-Bouille, où l'on a pu voir un certain Mouret, grand amateur de femmes, entrer, après divers scandales domestiques, dans le magasin de nouveautés dont l'enseigne sert de titre au roman nouveau. Il commence par essayer, inutilement, de séduire la patronne, la belle Mme Hédouin, qu'il finit d'ailleurs par épouser bientôt, Hédouin étant mort, comme exprès pour permettre à son honnête épouse d'être à Mouret, sans manquer à la vertu. Le précédent récit s'achevait sur ce mariage ; le récit actuel nous montre Mouret déjà devenu veuf. Sa femme vient de périr accidentellement, pendant là construction des nouveaux et immenses magasins, qui vont faire du Bonheur des Dames le palais, la cathédrale des produits du commerce et de l'industrie ... un vrai ministère, comme disaient nos naïfs aînés. Mouret brille à la tête de ces quinze ou vingt messieurs, devenus, grâce à nos mœurs nouvelles, de grands personnages dans ce Paris, qui les vit hier encore auner dans de ténébreuses boutiques, et qu'ils convoquent aujourd'hui d'un air tout à fait directorial à leurs premières, comme parle l'odieux argot cabotinard de notre temps. N'a-t-on pas vu, tout récemment, l'un de ces gentilshommes, dans une réunion de son personnel, au lendemain d'un sinistre devenu une réclame, assurer la presse de toutes ses sympathies ?

    Au Bonheur des Dames raconte, avec les façons énormes propres à l'auteur et l'indigeste labeur de ses interminables descriptions, les monstrueux agrandissements d'une de ces maisons, qui finit par dévorer tout un quartier, et comme par couvrir à la fois Paris de sa masse extérieure, tout en brûlant les femmes de Paris dans ses intérieures fournaises. Le long et minutieux récit de ces transformations successives ; l'inquiétude, l'émoi, la fureur, la ruine et la mort de chacun des marchands du voisinage présentées individuellement au lecteur ; la physionomie morale des hommes et des femmes qui composent l'immense personnel d'une pareille maison ; les particularités des principaux d'entre eux : caissiers, inspecteurs, vendeurs et vendeuses, premiers et premières, et seconds et secondes aussi ; avant tout la portraiture du grand chef Mouret, homme adoré des femmes, comptant des maîtresses dans la haute société et dans toutes les autres, et qui a pour programme de dominer le commerce de son temps par l'exploitation des convoitises de la femme ; enfin, l'épreuve photographique tirée par trois fois, au parfait énervement du lecteur, d'une grande vente au Bonheur des Dames, sans oublier la scène à faire (et bien faite) de la prise en flagrant délit d'une voleuse du grand monde, remplissent ce volume de 520 pages.

    Eh bien ! et l'amour, là-dedans, on ne le voit pas ? Vous l'allez voir. Une maigre petite orpheline ; strictement vêtue d'une mince robe noire qui ne sauvegarde que la décence et laisse mourir de froid, débarque à Paris un beau matin de brouillard et de pluie glacée, et flanquée de deux frères dont cette demoiselle sans un sol est l'unique soutien. Elle s'appelle Denise ; après avoir traversé les épreuves de la plus sombre misère, résisté aux lâches persécutions, aux moqueries, aux insultes, aux conseils tentateurs, aux exemples dangereux, aux penchants de son propre cœur, la pure et intelligente jeune fille allume l'invincible amour dans le cœur de son seigneur, sultan Mouret, ce dompteur de femmes. Elle résiste aux séductions, aux propositions, aux larmes et au chagrin de ce dominateur dont un regard la faisait jadis trembler, et qui maintenant se désespère devant cet empire où il commande et ce million quotidien étalé sur sa table, tous deux impuissants à lui gagner le baiser de sa servante ! A la dernière page du livre, c'est à peine si une demande en mariage, humblement formulée par Mouret dans une explosion de sanglots, laisse entrevoir que Denise va devenir Mme Mouret. C'est là l'originalité et la poésie de l'œuvre, et. ce qui rejette bien loin dans l'ombre ces trop techniques et excessives énumérations. Que si l'on se refuse à voir un héros d'amour dans un joli marchand de nouveautés, nous répondrons que la réalité n'entre presque jamais dans le sens de nos conventions à cet égard ; d'ailleurs, personnellement, nous ne sommes pas fâché de voir les femmes s'animer pour d'autres gens que des peintres ou des hussards. Il y a dans M. Émile Zola comme une vocation de poésie, attestée particulièrement encore dans la magnification et le symbolisme des vulgarités de son dernier thème, qui nous fait espérer de lui voir bien accueillir la déclaration sur laquelle s'achèvera cette note. Que l'aveu soit taxé de provincial, de rococo, de troubadour, de pendule d'hôtel meublé ; nous donnerions toute l'anatomie, toute l'autopsie, toutes les buées, tous les procès-verbaux et états des lieux du roman contemporain, pour la moitié d'une strophe qui nous console avec l'idéal des affreuses tristesses de la vie et qui rende à notre âme un éclair de ce monde invisible, d'où elle nous semble l'émigrée nostalgique.

L. D.


(*) Compte-rendu paru dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 avril 1883, signé des initiales L. D. Nous ne savons pas qui se cache derrière les initiales L. D. ? Est-ce Octave Uzanne lui-même ? Quelques néologismes employés à souhait et quelques tournures de phrases pourrait le laisser supposer, mais rien n'est moins certain (de ce que nous savons à ce jour). Cette critique d'Au Bonheur des Dames est plutôt bienveillante, tout en soulignant les défauts de l'écriture propre à Zola, souvent dénoncés par Octave Uzanne et d'autres de ses collaborateurs au Livre entre 1880 et 1889. Au Bonheur des Dames a paru tout d'abord en feuilleton dans le Gil Blas, du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883. Il sort en volume chez Charpentier le 2 mars 1883.

Bertrand Hugonnard-Roche

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