Page de titre et justification de
Au Bonheur des Dames
Paris, G. Charpentier, 1883
Edition originale. Un des 150 ex. sur papier de Hollande.
Photographie : Librairie L'amour qui bouquine
Dans le tome VII, récemment paru, de ses études
sur la littérature contemporaine, un critique du
genre dédaigneux et déplaisant, M. E. Schérer, termine
par ces lignes un éreintement en règle de M. Émile
Zola "Et c'est de la candeur à moi de parler d'art
et de goût, à propos d'une tentative que l'on peut
caractériser d'un seul mot : l'effort d'un illettré pour
abaisser la littérature jusqu'à lui." Cette sortie haineuse, ces pages de fiel, auraient été provoquées,
semble-t-il, par un article où M. Zola, critique du
genre brutal, traite M. Schérer de pion, de pédant,
de cuistre bibliographe sans nul talent, et de ridicule
produit du suffrage universel. M. Schérer avait-il
lui-même par une attaque antérieure amené M. Zola
au champ ? Quel était le lapin qui avait commencé ? Cette querelle, dans laquelle nous n'avons nulle envie
de prendre parti, nous intéresse trop peu pour que
nous en recherchions plus loin les causes. Ces sortes de
combats à la plume remontent plus haut même ue
l'invention de l'encre ; ils dureront autant qu'elle, et
le public y viendra toujours rafraîchir avec une véritable joie ses sentiments d'estime et de sympathie
pour le monde des gens de lettres. Cependant, quoi
qu'en pense ou qu'en dise M. Schérer, M. Émile Zola
est une force d'à présent ; on dit qu'il est le fabricant
de livres dont la marchandise s'écoule le plus abondamment. Cet éloge étant celui qui doit le mieux
agréer à l'écrivain qui a, dans un prospectus tapageur, classé nos confrères d'après le chiffre de leur
vente et le nombre de leurs éditions, ne lui marchandons pas un témoignage mérité. Puisse cette
affirmation de bon vouloir nous conquérir au moins
le droit de parler à notre aise et en toute impartialité
d'un homme traité tour à tour de boutiquier en polissonneries et de régénérateur des lettres nationales !
M. Émile Zola a dû être tout le premier à rire de
ces grands mots. Il n'a rien régénéré, il le sait bien ;
mais nous voyons à son actif assez de qualités qui ne
sont pas communes. C'est un solide travailleur doué
d'une grande énergie de volonté, à laquelle n'a point
manqué le pressentiment d'un avenir prospère. Nous
n'avons pas souvent rencontré à ses débuts le futur
auteur de l'Assommoir ; mais nous l'avons rencontré
précisément à cette époque intéressante de sa vie, où
il se partageait entre de petits contes anodins pour de
petites revues littéraires de province et des articles à
thèse sur les Taine, les Flaubert et les Goncourt.
J'ignore ou plutôt je sais trop bien la destinée qui
attend les romans de M. Émile Zola ; ce sera celle de
tous les romans et de la presque totalité des livres ; mais il y a une partie de son œuvre pour laquelle je
demanderais volontiers grâce au dieu de l'imprimé : c'est cette excellente série de portraits politiques où
notre auteur a montré une magistrale justesse de coup
d'œil et sa vigueur ordinaire d'expression. Comme il
les a déshabillés d'un tour de main ! Et comme, dépouillés de leurs oripeaux révolutionnaires et de
leurs affectations jacobines ; il a mis à cru le néant,
le vide, la méprisable faiblesse de ces prétendus forts,
où l'on ne retrouve plus que des malins nantis ... nantis pour avoir exploité à l'heure juste le pouvoir
du pince-nez ironique et du silence rogue sur le
peuple le plus spirituel de l'univers.
Le nouveau roman de M. Émile Zola est le onzième
de la série qu'il a lancée dans le monde, avec cette
étiquette : les Rougon-Macquart, histoire naturelle et
sociale d'une famille sous le second empire. Ces
onze volumes n'ont pas dû être suivis régulièrement
par les mêmes lecteurs, ni surtout par le même
nombre de lecteurs, puisqu'on trouve dans leur liste
de petits malheureux qui se sont arrêtés à leur seizième mille, entre le cent mille et les cent vingt
mille de l'Assommoir et de Nana. Au Bonheur des
Dames est comme la seconde partie de Pot-Bouille,
où l'on a pu voir un certain Mouret, grand amateur
de femmes, entrer, après divers scandales domestiques, dans le magasin de nouveautés dont l'enseigne
sert de titre au roman nouveau. Il commence par
essayer, inutilement, de séduire la patronne, la belle
Mme Hédouin, qu'il finit d'ailleurs par épouser bientôt,
Hédouin étant mort, comme exprès pour permettre à
son honnête épouse d'être à Mouret, sans manquer à
la vertu. Le précédent récit s'achevait sur ce mariage ;
le récit actuel nous montre Mouret déjà devenu veuf.
Sa femme vient de périr accidentellement, pendant
là construction des nouveaux et immenses magasins,
qui vont faire du Bonheur des Dames le palais, la
cathédrale des produits du commerce et de l'industrie ... un vrai ministère, comme disaient nos naïfs
aînés. Mouret brille à la tête de ces quinze ou vingt
messieurs, devenus, grâce à nos mœurs nouvelles,
de grands personnages dans ce Paris, qui les vit hier
encore auner dans de ténébreuses boutiques, et
qu'ils convoquent aujourd'hui d'un air tout à fait
directorial à leurs premières, comme parle l'odieux
argot cabotinard de notre temps. N'a-t-on pas vu,
tout récemment, l'un de ces gentilshommes, dans une
réunion de son personnel, au lendemain d'un sinistre
devenu une réclame, assurer la presse de toutes ses
sympathies ?
Au Bonheur des Dames raconte, avec les façons
énormes propres à l'auteur et l'indigeste labeur de
ses interminables descriptions, les monstrueux agrandissements d'une de ces maisons, qui finit par dévorer
tout un quartier, et comme par couvrir à la fois Paris
de sa masse extérieure, tout en brûlant les femmes de Paris dans ses intérieures fournaises. Le long et minutieux récit de ces transformations successives ; l'inquiétude, l'émoi, la fureur, la ruine et la mort de chacun
des marchands du voisinage présentées individuellement au lecteur ; la physionomie morale des hommes
et des femmes qui composent l'immense personnel
d'une pareille maison ; les particularités des principaux
d'entre eux : caissiers, inspecteurs, vendeurs et vendeuses, premiers et premières, et seconds et secondes
aussi ; avant tout la portraiture du grand chef Mouret, homme adoré des femmes, comptant des maîtresses dans la haute société et dans toutes les autres, et qui a pour programme de dominer le commerce
de son temps par l'exploitation des convoitises de la
femme ; enfin, l'épreuve photographique tirée par
trois fois, au parfait énervement du lecteur, d'une
grande vente au Bonheur des Dames, sans oublier la
scène à faire (et bien faite) de la prise en flagrant délit d'une voleuse du grand monde, remplissent ce
volume de 520 pages.
Eh bien ! et l'amour, là-dedans, on ne le voit pas ?
Vous l'allez voir. Une maigre petite orpheline ;
strictement vêtue d'une mince robe noire qui ne sauvegarde que la décence et laisse mourir de froid, débarque à Paris un beau matin de brouillard et de
pluie glacée, et flanquée de deux frères dont cette
demoiselle sans un sol est l'unique soutien. Elle
s'appelle Denise ; après avoir traversé les épreuves
de la plus sombre misère, résisté aux lâches persécutions, aux moqueries, aux insultes, aux conseils tentateurs, aux exemples dangereux, aux penchants de son propre cœur, la pure et intelligente jeune fille
allume l'invincible amour dans le cœur de son seigneur, sultan Mouret, ce dompteur de femmes. Elle
résiste aux séductions, aux propositions, aux larmes
et au chagrin de ce dominateur dont un regard la faisait jadis trembler, et qui maintenant se désespère
devant cet empire où il commande et ce million quotidien étalé sur sa table, tous deux impuissants à lui
gagner le baiser de sa servante ! A la dernière page
du livre, c'est à peine si une demande en mariage,
humblement formulée par Mouret dans une explosion de sanglots, laisse entrevoir que Denise va
devenir Mme Mouret. C'est là l'originalité et la poésie
de l'œuvre, et. ce qui rejette bien loin dans l'ombre
ces trop techniques et excessives énumérations. Que
si l'on se refuse à voir un héros d'amour dans un joli
marchand de nouveautés, nous répondrons que la
réalité n'entre presque jamais dans le sens de nos
conventions à cet égard ; d'ailleurs, personnellement,
nous ne sommes pas fâché de voir les femmes s'animer pour d'autres gens que des peintres ou des
hussards. Il y a dans M. Émile Zola comme une vocation de poésie, attestée particulièrement encore
dans la magnification et le symbolisme des vulgarités de son dernier thème, qui nous fait espérer de
lui voir bien accueillir la déclaration sur laquelle
s'achèvera cette note. Que l'aveu soit taxé de provincial, de rococo, de troubadour, de pendule d'hôtel
meublé ; nous donnerions toute l'anatomie, toute
l'autopsie, toutes les buées, tous les procès-verbaux
et états des lieux du roman contemporain, pour la
moitié d'une strophe qui nous console avec l'idéal
des affreuses tristesses de la vie et qui rende à notre
âme un éclair de ce monde invisible, d'où elle nous
semble l'émigrée nostalgique.
L. D.
(*) Compte-rendu paru dans Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 avril 1883, signé des initiales L. D. Nous ne savons pas qui se cache derrière les initiales L. D. ? Est-ce Octave Uzanne lui-même ? Quelques néologismes employés à souhait et quelques tournures de phrases pourrait le laisser supposer, mais rien n'est moins certain (de ce que nous savons à ce jour). Cette critique d'Au Bonheur des Dames est plutôt bienveillante, tout en soulignant les défauts de l'écriture propre à Zola, souvent dénoncés par Octave Uzanne et d'autres de ses collaborateurs au Livre entre 1880 et 1889. Au Bonheur des Dames a paru tout d'abord en feuilleton dans le Gil Blas, du 17 décembre 1882 au 1er mars 1883. Il sort en volume chez Charpentier le 2 mars 1883.
Bertrand Hugonnard-Roche
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