vendredi 4 décembre 2020

L'Assommoir, drame en cinq actes et neuf tableaux, par MM. Busnach et Octave Gastineau, avec une préface de M. E. Zola (mars 1881), critique par Octave Uzanne (Le Livre).



L'Assommoir
, drame en cinq actes et neuf tableaux, par MM. Busnach et Octave Gastineau, avec une préface de M. E. Zola et un dessin de G. Clairin. 1 vol. in-18, G. Charpentier, éditeur. - Prix 2 fr. 5o. (*)

    M. Zola se déclare bien à l'aise pour parler de l'Assommoir, car, dit-il, il n'a autorisé les auteurs à tirer un drame de son roman, qu'à la condition absolue de n'avoir à s'occuper en rien de la pièce. Et il ajoute qu'elle lui est donc étrangère et qu'il peut la juger avec une entière liberté d'appréciation. En est-il bien sûr ? Et n'a-t-il pas pour le drame extrait de son magnifique roman des entrailles quasi-paternelles ?

    Supposez que le drame soit tombé, ce qui était fort possible, il est hors de doute que M. É. Zola - et je ne saurais l'en blâmer - aurait accusé MM. Busnach et Gastineau d'avoir motivé cette chute par leurs concessions à la convention théâtrale, et il se serait écrié que le spectateur n'en voulait plus, de cette convention et que si les auteurs avaient fait du naturalisme pur, la destinée de l'Assommoir eût été tout autre. Cette assertion aurait eu besoin de preuves ; mais moi, qui ne suis pas naturaliste, je l'accepte carrément comme vraie. Oui, si M. Zola avait voulu lui-même mettre à la scène « la déchéance d'une famille ouvrière, le père et la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais exemple », et s'il avait travaillé cette matière, en s'aidant des riches documents que lui fournissait son roman, nous aurions eu une pièce neuve, d'un intérêt puissant, d'une conception hardie, une œuvre enfin ; tandis que, malgré l'immense succès qu'il a eu, l'Assommoir de MM. Busnach et Gastineau n'est qu'un vulgaire mélo où se trouvent de ci de là quelques bons morceaux, comme le premier tableau par exemple, et dont le succès a été dû en grande partie au comique archi-usé de Mes-Bottes et au, jeu des acteurs absolument identifiés, eux, avec les types tracés d'une manière si vivante par le romancier.

    Rien n'est plus poncif que la Virginie du drame et que le Lantier. M. É. Zola prend soin de nous dire qu'il n'aime guère cela. Je le crois bien ! Il n'est pas nécessaire d'avoir sucé le suc de la doctrine naturaliste pour avoir cette répulsion. Mais, comme M. Zola l'avoue lui-même, toute la pièce est dans le double ressort dramatique résultant de la modification, que dis-je ? dans l'oblitération des deux caractères, il s'ensuit que la pièce est mauvaise au point de vue artistique, si elle a été bonne au point de vue pécuniaire.

    Après cet aveu, M. Zola considère cependant l'Assommoir comme un triomphe des idées qu'il défend. Ah ! par exemple, elle est un peu dure à digérer, cette plaisanterie-là. Je considère, moi, que la doctrine du naturalisme au théâtre n'a pas fait un pas, ce qui ne veut pas dire que je la trouve ridicule ou inacceptable. Parce que plusieurs tableaux reproduisaient, avec une certaine fidélité, le milieu réel où doit se passer le drame, parce qu'on a représenté un lavoir exact, ou à peu près, un assommoir exact, et que les costumes étaient exacts, M. Zola part de là pour dire que le naturalisme a triomphé. Mais dans combien de pièces la mise en scène n'avait-elle pas été déjà calquée sur la vie ? Je me souviens d'une exécrable comédie du Gymnase, Nounou, où le quatrième acte se passait dans une cuisine dont les accessoires, les meubles avaient l'air de sortir de la Ménagère, et dont le décor était scrupuleusement exact. C'est là un effet de curiosité, obtenu à peu de frais, et sans que l'art y soit pour rien, sinon l'art du décorateur et du metteur en scène. Tant que le naturalisme n'en sera qu'à enregistrer des triomphes de ce genre, la vieille convention n'aura rien à craindre. Mais la vérité vraie, c'est qu'un besoin de nouveau se fait sentir au théâtre, c'est que les formules anciennes sont méprisées comme un habit qui a trop servi, c'est qu'il faut introduire dans le drame, dans la comédie de mœurs, tels qu'on les confectionne aujourd'hui, des réformes sérieuses, c'est enfin que le romanesque nous déplaît lorsqu'il se glisse dans une œuvre qui a la prétention de représenter la vie, que ce soit dans un drame ou dans une comédie, du moment que les personnages sont vêtus comme les spectateurs et, par conséquent, sont sujets aux mêmes passions, aux mêmes vices, aux mêmes douleurs, aux mêmes événements journaliers. Oh ! dans une pièce dite moderne, je veux, comme M. Zola, la suppression des sentiments de commande, des péripéties amenées par l'invraisemblable, les dénouements tirés à quatre chevaux, les personnages extra-humains. Mais, contrairement à lui, je veux aussi que le poète puisse créer un monde à sa fantaisie, des personnages adorables et surnaturels, et nous emporte avec lui vers les horizons bleus sur les ailes de la chimère et du caprice, nous faisant oublier dans les délices d'un rêve enchanté les misères de l'existence et la lassitude du labeur quotidien. Je veux qu'Aristophane puisse faire les Oiseaux, Shakespeare le Songe d'une nuit d'été et la Tempête, Théodore de Banville Diane au bois et François Coppée le Passant. Malheureusement, le naturalisme veut la destruction de tous ces poèmes adorables, et voilà pourquoi je ne suis pas naturaliste !

Article non signé [attribuable à Octave Uzanne]


(*) Compte rendu publié dans Le Livre, bibliographie moderne, livraison du 10 mars 1881, pp. 163-164. Cet article non signé est très probablement sorti de la plume d'Octave Uzanne, encore hostile à la plupart des productions naturalistes, notamment aux romans de Zola (Rougon-Macquart). Son avis évoluera assez rapidement au fil des années et des productions du chef de file de l'école naturaliste, pour arriver à un soutient franc et massif. L'Assommoir, drame en cinq actes et neuf tableaux, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de l'Ambigu, le 18 janvier 1879. Avec Gil Naza (Coupeau), Delessart (Lantier), Hélène Petit (Gervaise), Dailly (Mes bottes), Lina Munte (Virginie).

Bertrand Hugonnard-Roche

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