M. Zola se déclare bien à l'aise pour parler de
l'Assommoir, car, dit-il, il n'a autorisé les auteurs à
tirer un drame de son roman, qu'à la condition
absolue de n'avoir à s'occuper en rien de la pièce. Et
il ajoute qu'elle lui est donc étrangère et qu'il peut
la juger avec une entière liberté d'appréciation. En
est-il bien sûr ? Et n'a-t-il pas pour le drame extrait
de son magnifique roman des entrailles quasi-paternelles ?
Supposez que le drame soit tombé, ce qui était fort
possible, il est hors de doute que M. É. Zola - et je
ne saurais l'en blâmer - aurait accusé MM. Busnach
et Gastineau d'avoir motivé cette chute par leurs concessions à la convention théâtrale, et il se serait écrié
que le spectateur n'en voulait plus, de cette convention
et que si les auteurs avaient fait du naturalisme pur, la
destinée de l'Assommoir eût été tout autre. Cette assertion aurait eu besoin de preuves ; mais moi, qui ne suis
pas naturaliste, je l'accepte carrément comme vraie.
Oui, si M. Zola avait voulu lui-même mettre à la
scène « la déchéance d'une famille ouvrière, le père et
la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais
exemple », et s'il avait travaillé cette matière, en s'aidant des riches documents que lui fournissait son
roman, nous aurions eu une pièce neuve, d'un intérêt
puissant, d'une conception hardie, une œuvre enfin ;
tandis que, malgré l'immense succès qu'il a eu, l'Assommoir de MM. Busnach et Gastineau n'est qu'un vulgaire mélo où se trouvent de ci de là quelques bons
morceaux, comme le premier tableau par exemple, et
dont le succès a été dû en grande partie au comique
archi-usé de Mes-Bottes et au, jeu des acteurs absolument identifiés, eux, avec les types tracés d'une
manière si vivante par le romancier.
Rien n'est plus poncif que la Virginie du drame et
que le Lantier. M. É. Zola prend soin de nous dire
qu'il n'aime guère cela. Je le crois bien ! Il n'est pas
nécessaire d'avoir sucé le suc de la doctrine naturaliste pour avoir cette répulsion. Mais, comme M. Zola
l'avoue lui-même, toute la pièce est dans le double
ressort dramatique résultant de la modification,
que dis-je ? dans l'oblitération des deux caractères, il
s'ensuit que la pièce est mauvaise au point de vue
artistique, si elle a été bonne au point de vue pécuniaire.
Après cet aveu, M. Zola considère cependant l'Assommoir comme un triomphe des idées qu'il défend.
Ah ! par exemple, elle est un peu dure à digérer, cette
plaisanterie-là. Je considère, moi, que la doctrine du
naturalisme au théâtre n'a pas fait un pas, ce qui ne
veut pas dire que je la trouve ridicule ou inacceptable.
Parce que plusieurs tableaux reproduisaient, avec une
certaine fidélité, le milieu réel où doit se passer le
drame, parce qu'on a représenté un lavoir exact, ou
à peu près, un assommoir exact, et que les costumes
étaient exacts, M. Zola part de là pour dire que le
naturalisme a triomphé. Mais dans combien de pièces
la mise en scène n'avait-elle pas été déjà calquée sur
la vie ? Je me souviens d'une exécrable comédie du
Gymnase, Nounou, où le quatrième acte se passait dans
une cuisine dont les accessoires, les meubles avaient
l'air de sortir de la Ménagère, et dont le décor était
scrupuleusement exact. C'est là un effet de curiosité,
obtenu à peu de frais, et sans que l'art y soit pour
rien, sinon l'art du décorateur et du metteur en scène.
Tant que le naturalisme n'en sera qu'à enregistrer des
triomphes de ce genre, la vieille convention n'aura
rien à craindre. Mais la vérité vraie, c'est qu'un besoin
de nouveau se fait sentir au théâtre, c'est que les
formules anciennes sont méprisées comme un habit
qui a trop servi, c'est qu'il faut introduire dans le
drame, dans la comédie de mœurs, tels qu'on les
confectionne aujourd'hui, des réformes sérieuses,
c'est enfin que le romanesque nous déplaît lorsqu'il
se glisse dans une œuvre qui a la prétention de représenter la vie, que ce soit dans un drame ou dans
une comédie, du moment que les personnages sont
vêtus comme les spectateurs et, par conséquent, sont
sujets aux mêmes passions, aux mêmes vices, aux
mêmes douleurs, aux mêmes événements journaliers.
Oh ! dans une pièce dite moderne, je veux, comme
M. Zola, la suppression des sentiments de commande,
des péripéties amenées par l'invraisemblable, les dénouements tirés à quatre chevaux, les personnages
extra-humains. Mais, contrairement à lui, je veux
aussi que le poète puisse créer un monde à sa fantaisie, des personnages adorables et surnaturels, et
nous emporte avec lui vers les horizons bleus sur les
ailes de la chimère et du caprice, nous faisant oublier
dans les délices d'un rêve enchanté les misères de
l'existence et la lassitude du labeur quotidien. Je
veux qu'Aristophane puisse faire les Oiseaux, Shakespeare le Songe d'une nuit d'été et la Tempête, Théodore de Banville Diane au bois et François
Coppée le Passant.
Malheureusement, le naturalisme veut la destruction
de tous ces poèmes adorables, et voilà pourquoi je
ne suis pas naturaliste !
Article non signé [attribuable à Octave Uzanne]
(*) Compte rendu publié dans Le Livre, bibliographie moderne, livraison du 10 mars 1881, pp. 163-164. Cet article non signé est très probablement sorti de la plume d'Octave Uzanne, encore hostile à la plupart des productions naturalistes, notamment aux romans de Zola (Rougon-Macquart). Son avis évoluera assez rapidement au fil des années et des productions du chef de file de l'école naturaliste, pour arriver à un soutient franc et massif. L'Assommoir, drame en cinq actes et neuf tableaux, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de l'Ambigu,
le 18 janvier 1879. Avec Gil Naza (Coupeau), Delessart (Lantier), Hélène Petit (Gervaise), Dailly (Mes bottes), Lina Munte (Virginie).
Bertrand Hugonnard-Roche
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