Quand on approche d'une de ces gigantesques agglomérations industrielles qui s'appellent Le Creuzot, Anzin, Saint-Étienne ou de tout autre nom symbolisant le grand centre de travail en ébullition, le
labeur acharné de l'homme, ce qui saisit immédiatement les yeux et les oreilles, ce sont les tourbillons
de fumée dégorgés par les hautes cheminées, les
lueurs d'enfer dont flamboient les vitrages, le rugissement des machines, le déchirement perçant des
sifflets, le grand grondement perpétuel des roues et
des pistons. Une sueur fumante s'envole de ces ateliers, une senteur lourde de corps humains en activité
de travail manuel, un déploiement incessant de force
physique luttant de zèle avec la force brutale des
chaudières.
Telle est l'impression énorme, saisissante, qui se
dégage du nouveau roman d'Emile Zola, ce livre
puissant, dont l'intimité trouble, émeut, passionne
et effraye, et d'où s'élève aussi cette fumée perpétuelle, d'où s'échappent ces bruits redoutables qui
trahissent la lutte ardente, continue. Mais, ici, c'est la
vapeur des cerveaux où se débat la pensée aux prises
avec l'Art, où bouillonnent et flambent les beaux rêves
de gloire et d'avenir, où s'agite, comme dans un creuset toujours chauffé à blanc, l'insatiable et dévorant
désir du Beau. Ici, ce sont des cris d'êtres, humains,
des appels, des désespoirs, des joies, des souffrances,
qui retentissent, venant secouer le cœur dans la poitrine et faire frissonner la chair d'une irrésistible
contagion de douleur, d'une étroite communauté de
sensations avec ces figures si vraies, si apitoyantes,
si vivantes, qu'elles s'animent, parlent et agissent
sous nos yeux. Ici, ce sont des personnages que nous
connaissons tous, que nous voyons tous, autour de
nous, vivre et travailler, travailler sans cesse, du travail heureux comme du travail ingrat et désespéré,
qu'ils aient nom Claude Lantier, Dubuche, Sandoz,
Bongrand, Mahoudeau, Chaîne, Jory, Gagnière ou
Fagerolles.
Toute une humanité frémissante, tout un grand
morceau de chair palpitante tient dans ces pages,
entre le craquant coup de tonnerre qui ébranle et
éclaire en même temps l'œuf du vieux Paris, la Cité,
l'ile Saint-Louis, et cet enterrement à Saint-Ouen
d'une simplicité si empoignante, cette disparition d'un
être génial dans le hurlant sifflet de la locomotive
longeant le cimetière, comme une moquerie de la
civilisation, un amer défi de la machine à ce fragile
cerveau humain qui n'a pas su résister à l'afflux de la
vie. On sent avec quel amour, avec quelle préoccupation de sincérité et de vérité, l'auteur a écrit ce livre qui renferme, non seulement ses amis, ses compagnons de combat, mais lui-même, un lambeau de
sa propre vie, l'important fragment des rudes années
de début, de luttes renaissantes, et pour l'existence
matérielle et pour l'existence intellectuelle. Aussi,
comme il a compris ces désespérés, comme il a souffert lui-même de la souffrance de ces camarades,
dont la plaie vive était la sienne, comme il les a étudiés, fouillant leur cœur, leur cerveau, avec une divination dont le secret était en lui, dans l'étude et
l'observation qu'il faisait de lui-même C'est là, dans
ce livre, dans cette autobiographie absolument exacte,
qu'on devra chercher l'explication de la puissance et
du travail toujours insatisfait de cet écrivain qui
passe sa vie à douter de lui et à vouloir sans cesse
faire mieux.
Tout le monde connaît le sujet de ce roman, l'Œuvre, cette histoire impitoyable et tragique du peintre
de génie, dont le génie même fait éclater le cerveau,
trop faible pour supporter la pression incessante de
la pensée. Les grandes lignes du livre ont depuis
longtemps été indiquées, et Claude Lantier deviendra
l'inoubliable type du raté de génie, que tue le génie,
que dévore son talent même, en présence duquel il se
sent physiquement impuissant. Mais ce que l'on ne
sait pas, ce qu'il faut lire et saisir, ce sont les admirables détails du roman, les peintures de Paris,
brossées avec une furie de couleur, une robustesse
de touche qui les gravent ineffaçablement dans l'œil
et semblent vous révéler une ville que l'on ignorait
et que l'on n'avait jamais aussi bien vue. C'était le
cadre magistral qu'il fallait à ce poème de la chair
en bataille avec l'esprit, à ces malheureux que l'amertume, les désespoirs, les rancunes, les jalousies finissent par lancer les uns contre les autres comme une
bande de bêtes enragées, tout crocs, tout griffes, tout
prunelles féroces.
Exquise et lamentable se dresse en face de ces
hommes cette délicieuse figure de Christine, si charmante d'amour, de tendresse, de passion battante pour
son malheureux Claude. C'est avec un art infini que
l'écrivain explique la jeune femme, la montre, d'abord
effrayée par la peinture de celui qu'elle aime, instinctivement méfiante, comme si elle prévoyait tout le
malheur caché derrière ces toiles terribles puis son
éducation d'intelligence se fait, elle s'apprivoise,
s'habitue, à mesure que, par un effet naturel des
trésors de pitié accumulés dans tout cœur de femme
bien constitué, son admiration augmente en présence
de cette farouche et renaissante bataille de l'homme
contre la malchance, contre le sort contraire. Mais
aussi, à la fin, quelle haine furieuse contre l'Œuvre,
contre cette toile peinte qui lui prend, pour commencer, la pensée et le corps, pour finir, la raison et
la vie de son mari !̃
Il faudrait prendre chapitre par chapitre, page par
page, pour relever toutes les beautés, toutes les trouvailles heureuses, de mots, d'idées, d'observations,
de peintures justes, dont Émile Zola a empli ce roman, d'un jet si viril, d'une cohésion si étroite avec
le mouvement en avant de la société, d'une si grande
et si parlante vibration humaine. Nous nous contenterons d'en indiquer, pour ceux qui ignorent encore
le romancier, l'endroit où il décrit, avec toutes les
ressources de son talent, le travail de l'artiste, de
l'écrivain qui ne vit plus qu'avec son œuvre, ne pense
plus qu'à elle, galope toujours et partout par cette
obsession du livre en gésine, oubliant tout ce qui ne
s'y rapporte pas, n'ayant pas une seconde de calme,
de repos, de satisfaction. C'est une maîtresse étude
du cerveau en fusion à mettre auprès des plus beaux
morceaux de littérature, d'observation et de pensée
on n'a pas été plus loin dans l'analyse palpable de
soi-même.
Dans l'étonnante série des Rougon-Macquart, ce
roman tiendra une place spéciale, œuvre de vie et de
force, œuvre d'amour et de vérité, qui émotionnera
et donnera la note saisissante de toute une portion
de la poussée nouvelle de l'Art à travers l'humanité
contemporaine.
Article non signé [Octave Uzanne]
(*) Ce compte-rendu a paru dans la revue Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 mai 1886 (pp. 227-228). Il n'est pas signé et d'après ce que nous dit un prospectus pour Le Livre, tout article de critique de la bibliographie moderne non signé a été rédigé par le rédacteur en chef Octave Uzanne. L'avis d'Octave Uzanne sur les romans de Zola a beaucoup évolué entre les premières critiques du Livre de 1880 jusqu'aux dernières de 1889. Ici le ton est sans aucune ambiguïté totalement admiratif du fond et de la forme.
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