samedi 21 mars 2015

Octave Uzanne raconte le bouquiniste Debas (1893)


illustration gravée sur bois par Emile Mas pour
la Physiologie des quais
de Paris d'Octave Uzanne, 1893.
M. Debas (*) – On ne s’en étonnera pas – faisait sont stock de livres à son image. Les romanciers modernes en étaient proscrits ; aussi bien ne tenait-il guère à un livre imprimé depuis moins de cent ans. Mais un acheteur si sympathique, un prêtre surtout, - la clientèle de « ces messieurs prêtres » était son honneur et sa joie, - le consultait sur un volume du grand siècle, le bonhomme sortait alors toute son érudition et finissait toujours par appliquer son véhément enthousiasme pour le passé au dénigrement féroce du temps présent. Un évènement avait profondément marqué dans la vie de l’excellent homme. Il avait été, à une session d’assises, porté sur la liste des jurés. Il ne laissait pas de raconter ce fait mémorable, se retrouvant, chaque fois qu’il répétait son récit, dans le même état d’âme où des circonstances si invraisemblables l’avaient plongé. Un de ses jeunes confrères l’a maintes fois entendu narrer cette histoire ; il a pu un jour nous la reproduire de mémoire, et je crois qu’en dépit de sa longueur, aucun sacrifice de rédaction ne vaudrait ce rabâchage sincère et naïf. Il suffisait de lui poser la question : « N’avez-vous pas été juré, monsieur Debas ? » pour qu’immédiatement, comme l’eau d’un bassin dont on a levé la bonde, s’écoulât sa verve intarissable sur ce sujet : « Oui, monsieur, c’était en 1872. J’habitais alors hôtel du Prince de Chimay, vis-à-vis mon étalage ; j’ai habité dix-huit ans l’hôtel du prince de Chimay, qui m’aimait bien, monsieur. – Je vivais là avec ma pauvre femme ; elle est morte, monsieur. Nous avons été ving-huit ans mariés ! Vous comprenez, je ne pouvais plus habiter cette chambre : le soir, quand je rentrais, je voyais ma pauvre défunte dans tous les coins. Vingt-huit ans mariés, monsieur ! – Ah ! c’est bien triste d’être seul, allez !... – Et le jury, monsieur Debas ? – Ah oui, le jury ; c’était en 1872, monsieur. Un jour, on sonne à ma porte ; j’ouvre et je vois un gendarme : - M. Debas, s’il vous plaît ? – C’est moi, monsieur. – Eh bien, monsieur Debas, voilà une invitation pour les assises ; vous êtes juré. – Oh ! monsieur, il doit y avoir une erreur. Je ne suis pas libraire, je ne suis que bouquiniste, et jamais un bouquiniste n’a fait partie du jury. – Enfin, vous êtes bien monsieur Louis-Jean Debas ? – Oui, monsieur. – Vous êtes bien né le 9 avril 1812 ? – Oui, monsieur. – Eh bien, cette invitation est pour vous. « J’étais bien contrarié, monsieur, car je ne suis pas riche, il faut que je gagne tous les jours mon pain quotidien, et je ne pouvais mettre ma pauvre femme souffrante à l’étalage. Je tâchai de connaître le nom du président des assises. C’était un M. de Lafaulotte, précisément un de mes clients. Alors je vais chez lui, je sonne, on m’ouvre et je demande : - M. de Lafaulotte, s’il vou plaît ? – C’est ici, monsieur. Pourrais-je lui parler ? – Oui, monsieur ; si vous voulez entrer. « On me fit entrer dans un cabinet, et là je vis M. de Lafaulotte, que je connaissais bien. J’ôte mon chapeau, je m’avance et je dis : « Bonjour, monsieur, vous ne me connaissez pas ; mais, moi, je vous connais bien ; je suis M. Debas ; je vends des livres vis-à-vis l’hôtel du prince de Chimay et j’ai eu l’honneur de vous en vendre quelquefois. – Ah ! Très bien ! Très bien ! je vous reconnais. Eh bien ! Qu’est-ce que vous désirez, mon brave ? – Monsieur, j’ai reçu une invitation pour les assises ; je suis du jury ; mais, monsieur, je ne suis qu’un simple bouquiniste, et jamais un bouquiniste n’a fait partie du jury ; et puis, je ne suis pas riche ; il me faut gagner tous les jours mon pain quotidien, et cela me portera un grand préjudice de m’absenter de mon étalage, parce que je ne puis y mettre ma pauvre femme qui est souffrante ; alors je viens voir s’il n’y aurait pas moyen de me faire rayer de la liste du jury. – Alors M. de Lafaulotte me dit : Ecoutez, mon bon ami, cela vous coûterait beaucoup de démarches pour vous faire rayer, plus de temps que pour siéger ; venez donc et, quand je pourrai, je vous ferai récuser. – Vous êtes bien honnête, monsieur. Bonjour, monsieur. – Bonjour, mon ami. « Et, en effet, je suis allé aux assises. Mais le premier jour, après qu’on eut appelé tous les noms, M. de Lafaulotte dit : « Je récuse M. Debas, je récuse M. Debas. – Alors je m’avançai vers le procureur royal !... – De la république, monsieur Debas. – Ah ! Oui, oui… Je m’avançai vers le procureur royal, et je lui dis : -Pardon, monsieur le procureur, M. le président a dit : je récuse M. Debas ; est-ce que je suis libre ? – Oui, mon bon ami, vous êtes libre ; mais il faudra revenir demain matin. « Je revins le lendemain, et pendant quinze jours. Mais je n’ai siégé que trois ou quatre fois, et puis j’ai eu la chance qu’il y avait deux dimanches dans cette quinzaine ! « Avez-vous vu plaider cause intéressante ? – Oui, monsieur ; j’ai entendu plaider Me Lachaud dans une affaire de viol. Oh ! il avait un bien grand talent, M. Lachaud ! il nous disait à propos de son client : « Mais, messieurs, on dit qu’il l’a violée ; elle n’avait qu’à serrer les cuisses, la malheureuse ! il ne l’aurait pas violée ! » Et le brave papa Debas continuait à bavarder ainsi sans trêve, avec minutie, n’omettant aucun détail, mais toujours drôle et pittoresque. Chassé de l’hôtel de Chimay par l’ombre de sa « défunte », le père Debas avait trouvé refuge dans un rez-de-chaussée de la rue de Furstemberg. Il y mourut pendant le rigoureux hiver 1890-1891. Il était étalagiste depuis 1832, tandis que son rival Malorey ne s’était établi qu’en 1833, en profitant de son expérience et de ses conseils.

(*) Extrait de Bouquineurs et Bouquinistes – Physiologie des quais de Paris par Octave Uzanne, P. May et Motteroz, ancienne maison Quantin, 1893, p. 92-97.

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