mercredi 1 novembre 2017

Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918. L’Argot-Poilu – Samedi 28 avril 1917.



L’Argot-Poilu – Samedi 28 avril 1917. (*)

La langue française, comme une vaste rivière, a sans cesse reçu, au cours de sa route, les apports de nombreux affluents plus ou moins limoneux, même ceux chargés des grasses eaux d’égouts, charriant les détritus des cités, les ordures des faubourgs, les scories des usines ou les gadoues des cantonnements et casernes. La langue verte s’est peu à peu mélangée aux éléments limpides et bleus des pures et nobles sources classiques. La verve jobeline et lyrico-populaire de Villon tout empreinte du parler des tavernes et des filles, le joyeux idiome de maître François Rabelais n’ont point nui aux frais de coquetteries des muses de Ronsard et de Marot, tandis qu’ils exaltaient le vocabulaire satirique et virulent d’un Mathurin Régnier.

L’argot apparaît comme un purin fécondant du langage national. Il enrichit, à sa manière, le patrimoine verbal et lexicographique. C’est lui qui nous donne les plus surprenantes métaphores, écloses de la boue des rues ou épanouies sur le fumier des suburbs. Ses origines sont plébéiennes, mais, par cela même, sa force d’expression reste davantage pittoresque, puissante, imprévue et caractéristique. L’impudente impudeur de ses termes et de ses images ajoute à la phraséologie usuelle et aux idiotismes courants. 

Il serait amusant de démontrer l’intérêt dont témoigna, depuis des siècles, la société polie pour les audaces d’élocution, la verdeur des symboles, le lyrisme dans la grossièreté du jargon érotique ou scatologique des milieux ouvriers, militaires ou ruraux. Les dictionnaires du bas langage furent toujours consultés avec curiosité par les pontifes de la correction, de la bien-disance et des belles manières. Le duc de Beaufort, le Roi des Halles, était devenu l’idole de la populace en raison de son verbe crapuleux et de cette floraison d’argot qui s’était alors répandue dans la plupart des milieux de la Cour. Plus tard, le comte de Caylus s’attira la considération des esprits distingués en exprimant dans l’Histoire de M. Guillaume, cocher, les drôleries dialoguées des batteurs de pavé. Restif de la Bretonne charma et amusa les honnêtes dames de son temps, en leur révélant tout ce qu’il y avait de gaillardises et d’épices ingénues dans les propos des Contemporaines du commun

Depuis le milieu du siècle dernier jusqu’à ce jour, l’argot des barrières, de la haute et basse pègre, celui des ateliers et des bistros, des escarpes et des policiers, l’argot des gigolos et gigolettes amusa les parigots, au même titre que le sland de White Chapel charme les snobisme des cockneys londoniens. Les excentricités du langage se firent jour dans la littérature naturaliste aujourd’hui aussi démodée que le style poissard de Vadé ou le lexique outrancier du Père Duchêne.

Le vieux parler bigorne, le jars ou le filin, tous les genres montmartrois ne nous disent plus rien à l’heure actuelle. L’argot des tranchées, le baragouin héroï-drolatique du front, le parler poilu, à la fois bon enfant, pépère et de génération spontanée (lorsqu’il ne dérive point des locutions de caserne ou de la langue arbi, sinon des formations d’expressions coloniales), le nouvel usus loquendi de nos héros nous passionne exclusivement. C’est avec une curiosité encore inassouvie que nous en dégustons la saveur soit avec ceux de nos permissionnaires qui nous l’échantillonnent, soit que nous le découvrions parmi les publications de guerre qui, chaque jour, augmentent en nous laissant le regret de ne pouvoir tout lire à notre gré. Les philologues, tôt ou tard, viendront contrôler ces termes de toutes provenances et créations multiples. Ils feront la part des néologismes positifs et qui sont nés, comme champignons, sur l’humus marmité des premières lignes de combat et ils poinçonneront les mots d’origine pacifique, les vieux termes des anciens régimes transmis par la tradition des régiments ou par la blague des chambrées.

Beaucoup qui ont été déformés ou réformés et retapés, sont issus du peuple, tels que godasse (chaussure), en écraser (dormir), en mettre ou en remettre (pour accentuer le don, le propos, l’effort ou l’injure) ; blairer (sentir), qui n’est que le flairer modifié par la méthode du loucherbem (argot des bouchers), bousiller (qui de « faire de la sale besogne » passa à imager le zigouillage du Boche), être rétamé (être pochard), se biler, s’en faire ou ne pas s’en faire, se mettre la ceinture quand on n’a rien dans le bidon, avoir la ribouldingue (gueule de fêtard), on est un peu là, faire la nouba (la noce), zyeuter ou bourrer le crâne à la façon des journalistes, et plus de cent autres locutions ou métaphores actuelles sont pour les moindres connaisseurs d’arguche de vieilles connaissances.

De même les qualificatifs de marmite ou marmiter, datent du milieu du dix-huitième siècle, le moulin à café (dans le sens de mitrailleuse) remonte à la guerre de 1870. Les chasse-pattes, chassebis, vitriers, désignent depuis cinquante ans les chasseurs à pied, aussi bien que les cuirs, les marsouins, les biffins et mille pattes s’appliquent depuis de longs jours, aux gros frères cuirassés, à l’infanterie de marine et aux fantassins qui sont la masse. Le cuistot, la cuistance, l’artiflot, l’adjupète, le capiston et autres noms adaptés aux fonctions militaires, aux gradés ou gradailles et aux légumes, même aux graines d’épinards, sont aisément interprétés par tous les territoriaux marioles, dégrouillards ou ballots qui ont manié le flingue et trinqué au frichti des cantines avec les potes alors qu’ils s’ingéniaient à carotter le service, à tirer au flanc et à purger leur temps à la planque à grives, autrement dit à la caserne.

C’est dans le sensible, si humain et si hilarant roman de Gaspard, dû à René Benjamin, dans le Chass’bi d’André Salmon, et surtout dans cet admirable journal d’une escouade qu’est le Feu, d’Henri Barbusse, que, pour nous autres, vieux civelots-pantouflards, il nous est loisible d’entrevoir le parler cuisiné si pittoresquement par les soldats de cette guerre. Il est âpre, boueux comme la tranchée ; il sent souvent à pleines narines la feuillée stercoraire.

Le bon Curé de Meudon y recueillerait avec surprise d’innombrables erotica verba insoupçonnés, malgré la ploutocratie de son glossaire sans vergogne. Les métaphores y apparaissent abondantes, pétries de belle humeur optimiste, brodées sur un fond de jolie philosophie qui nous émeut et nous charme par son esprit voulu de badinage, de dérision, de farce, entretenant la gaieté, l’espièglerie, le batifolage dans l’enfer de nuit et de jour où ces fakirs de la Religion du Devoir doivent s’aveugler à plaisir pour distraire leur cafard si persistant. Oui, les mots qu’ils créent sont, comme on le remarqua, des documents psychologiques dont la vertu et la valeur subsisteront au-delà du bouleversement qui les fit éclore. Dans leurs journaux du front, nos chers gars se moquent des expressions que nous avons cru adopter à l’arrière comme marque de fabrique de leurs esprits. Ont-ils jamais surnommé leur baïonnette Rosalie, eux qui la désignent si crânement cure-dent ou rince-bouche ? Nos mots d’argot embusqué sont moins chaudement alimentés de pinard ou de gnole. Ils sont anémiques et délavés par la flotte des pudibonderies bourgeoises. Nos héros se fâchent, à bon droit, de nous voir leur attribuer des locutions qui n’ont pas le poil au ventre. Je les comprends : ils aiment à reconnaître les leurs sans contrefaçon.

Entre eux, ils se donnent des noms d’amitié rossards : Peau-de-Hareng ou Peau-de-Mouche, Face-de-Fesse, Fumier-de-Sapin. Ils ont la tirelire ouverte à la blague comme au gueuleton. Ils sont filoneurs pour en inventer de bonnes, et c’est un borborygme constant de quolibets, d’engueulades pour rire, des rouspétances imprévues, de lazzis impayables dans les sombres boyaux où leur ennui se constiperait jusqu’à l’intoxication si la poussée de jovialité, de gauloiserie, de désopilation ne venait pas leur apporter la purge salutaire en chassant la perfide démoralisation qui les guette, en raison de leurs misères et lassitudes renaissantes. 

Honorons l’argot poilu : non seulement il constitue une précieuse alluvion à la fertilité de notre langage, qui serait vite stérile s’il demeurait académique, mais encore, comme dit Hugo, à propos de l’idiome des gueux : « Cette pullulation de mots immédiats créés de toutes pièces on ne sait où, ni par qui, mots solitaires, barbares, contrefaits parfois, ont une singulière puissance d’expression qui les exalte ». L’argot vit sur la langue ; il en use à sa fantaisie ; il repousse le Jansénisme du Langage et témoigne que le Rire n’est pas né du bégueulisme et qu’il reste le besoin le plus urgent, la nécessité primordiale des Français dans les pires convulsions hystériques de notre pitoyable humanité.

Octave Uzanne 



(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.


Bertrand Hugonnard-Roche

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