lundi 9 octobre 2017

Octave Uzanne et En rade de J.-K. Huysmans (10 juin 1887). "Un livre effrayant, torturant, soufflant par toutes ses pages la puanteur du mal de la vie, mais un maitre livre."






J.-K. Huysmans - Photographie empruntée au site http://www.societe-huysmans.paris-sorbonne.fr/



En rade, par J.-K. Huysmans. Un vol. in-18 jésus. Paris, Tresse et Stock ; 1887. Prix 3 fr. 5o. (*)

La sueur d'existence pénible et cahotée, l’âcreté de vie lamentable qui se dégagent du nouveau livre de Huysmans, vous piquent aux yeux, vous mordent aux entrailles avec une force de pénétration terrible. C'est un rude et fameux artiste que celui qui vient d'écrire ce livre En rade ; mais quel navrement il fait entrer en vous, comme il s'attaque avec une science douloureuse à-tous les ferments de décomposition qui dorment et sommeillent dans la vase humaine ! Comme il sait tirer de leur apathie tous les virus qui empoisonnent l'âme, liquéfient la chair et putréfient le cœur ! C'est à la campagne, dans un vieux château abandonné, qu'il a placé ce drame intime de deux époux, cette agonie morale et physique de deux êtres, chassés de Paris par la malchance, par les incessants combats contre les misères commerciales, les luttes d'échéances ou de billets à ordre, la torture des huissiers ; et ce milieu ne sert qu'à développer mieux encore, par le contraste de solitude et de moisissure du château, par la sécheresse de cœur, par l'âpreté bestiale des paysans, la sinistre maladie d'âme qui ronge ces malheureux fugitifs. Jacques Marles et sa femme Louise ont cherché un abri chez leur oncle, régisseur du château de Lourps. La femme est malade, névrosée physiquement ; le mari souffre d'une névrose morale, et ces deux malheureuses créatures, désespérément accouplées, sentent tout avec une acuité doublée par leur triste état de santé. C'est une analyse d'une férocité implacable, jour par jour, heure par heure, de ce qu'ils éprouvent, de ce qui les dévore jusqu'aux moelles. Trois rêves bizarres, qui semblent devoir noter d'une manière palpable le coup de griffe donné par l'exaspération du mal dans le cerveau du mari, se déroulent, somptueux et désolants, à travers ces tableaux de l'existence misérable et réelle. En même temps, Huysmans a trouvé prétexte aux plus magistrales peintures, à des paysages merveilleux d'exactitude, d'atmosphère, de lumière et de vie. Mais ce qui frappera peut-être plus encore, dans ce livre d'ordre supérieur, d'art pur, c'est la manière dont il a peint les paysans, créant des types inoubliables en leur simplesse, d'une beauté terrible dans leur laideur native, dans le détail raffiné de leur bestialité. On n'avait certes pas donné encore une sensation aussi humaine, aussi exacte de ces natures primitives et roublardes. En résumé, un livre effrayant, torturant, soufflant par toutes ses pages la puanteur du mal de la vie, mais un maitre livre.

(*) Le Livre, Bibliographie moderne, sixième livraison, 10 juin 1887, n°90, Critique littéraire du mois, article non signé mais donné par Octave Uzanne.

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