vendredi 27 octobre 2017

Un artiste ! Octave Uzanne par Léon Maillard (La Plume, 15 septembre 1891).


UN ARTISTE 
________

Octave Uzanne !
Des analystes subtils qui se sont voués à la pénétration des textes imprimés, à l'éclaircissement des interprétations graphiques de la pensée humaine, aucun ne m'a tant captivé, et même, pour être franc, autant inquiété que l'auteur du Miroir du Monde, de l’Éventail, de La Française du Siècle et de tant d’œuvres où la raison le dispute à l'art dans de curieuses recherches.
Je l'ai connu, il y a quelque dix années, cet exégète, par les yeux de la pensée, grands ouverts à en devenir invisuels ; et je suivais alors ses travaux, ses critiques, ses productions plus personnelles, avec un zèle très ardent ainsi qu'il appartient à un néophyte, encore éloigné du maître, et qui ne perçoit que par fragments les éclats de son verbe éloigné.
Quel disciple il a eu en moi, jamais il n'a pu le savoir : je ne lui ai jamais dit, - Mais en raison de cet exorde vous me permettrez de parler d'Octave Uzanne en grande franchise et belle sincérité.


I

Notre siècle finissant, bousculé entre l'idéalisme de ses commencements et les bouillonnements plus physiquement exprimés de nos époques contemporaines, ne suit plus de ligne nettement marquée. - Faut-il noter ici la propension mystique qui n'est qu'un affolement sensoriel ? - Il s'est abreuvé à maintes sources d'un abord philosophique, et en a gardé une ivresse bizarre plus faite de malaises successifs que de mouvements  hardis et fantaisistes. - A ce moment sans équilibre, il a fallu des historiens ; docteurs rigoureux et rationnels, au sûr et rapide diagnostic, qui pussent scruter dans leurs moindres déchéances les perversités littéraires mais ayant assez de netteté de perception pour ne point se méprendre aux afflux de santé, caractérisés par l'effort vers l'idéal. C'est que nous allons, détraqués, sans pitié des beautés passées, sans souci de la Beauté future, vers des ivresses de phrases intrinsèques et mal nourries ; tels les anciens qui fréquentaient encore les temples alors que la Divinité leur était devenue indifférente, nous adorons les creuses idoles auxquelles nous ne croyons plus.


II

Dans ce fatras perpétuel, dans cet amoncellement du livre, dans cette bousculade du concept intellectuel, il est nécessaire pour garder son autonomie de posséder une sûreté de méthode, une variété d'acquisitions, dont sont aptes peu de critiques. Avec Uzanne, je suis toujours sans crainte, car même si le jugement doit être différentiel le sien est toujours appuyé sur les bases les plus réelles du savoir et de l'effort permanent.
Je me rappelle de lui avec cette joie profonde que l'on met à regarder, à travers le tain du Souvenir, tout ce qui a participé aux douceurs sans rivales de la puberté artistique. Et je m'étais, en ce temps, fait de lui un portrait dont les lignes se sont sans doute brunies, mais qui n'a pas bougé dans son ensemble. De la longue étude de son oeuvre diverse, il s'était dégagé une pénétrante image de Brummel littéraire, à l'allure dilettante, ouvrier impeccable de la phrase et ... travailleur acharné.
Et ma sympathie s'est accrue quand, devant des signes indéniables, j'ai constaté que l'artiste était tel, avec l'agrandissement du fictif passé dans la réalité de l'existence, que mon cerveau l'avait conçu. Je l'ai lu presque en entier et je puis causer de l'impression ineffaçable que j'en ai reçue : il est avant tout un artiste, et il est un savant en ce qu'il est un connaisseur. Ainsi que disait le grand Théophile, il a la Bosse ; et cela est pour Uzanne un manomètre infaillible ; il sent le point qu'il ne peut dépasser, mais il sait le point qu'il peut atteindre. Sa force productive est considérable et liée par une unité sans conteste. Le père des Zigzags d'un curieux n'a rien à reprendre au bibliophile du Livre, il y a de l'homme à l'homme, cette conscience et cette perfection du labeur si rares parmi les normaliens qui ont envahi la carrière des Lettres. Aucun détail technique ne lui est indifférent, parce qu'il lui est familier, et s'il voulait procéder de Balzac, en tant qu'imprimeur, il ne sortirait de ses presses que des chefs-d'oeuvre, successeurs nés des Alde et des Plantin, donnant ainsi au Tourangeau la satisfaction de se voir revivre dans un de ses rêves les plus chers.
L'homme de lettres est équivalent à l'artiste chez Uzanne, et les deux si parfaits soient-ils sont égalés par le bibliophile. Il en est certainement de plus riches ; beaucoup ont des bibliothèques plus complètes et des éditions plus rares dans leurs vitrines, mais il n'en n'est pas qui aient pénétré comme lui ce qui fait la cherté du livre, et surtout ce qui en établit la beauté harmonique. Là, son arrêt est sans appel, car c'est en lui une faculté intuitive, développée par l'étude : c'est le Génie. Qu'il s'agisse du caractère à employer pour l'édition des poètes, et il ne prendrait pas le même œil pour Baudelaire que pour Glatigny, ou de la lettre à lever pour le romancier ou le psychologue, il le dit avec netteté, avec précision. Il sait le rapport des marges avec la longueur des lignes et leur espacement, et il n'ignore point le grain et l'épair du papier à employer, qu'il soit de Hollande, du Japon, ou des vieilles fabriques de l'Isère. Il vous démontrera que l'illustration est incompatible avec tel genre littéraire, et que certain dessinateur et graveur connu n'est qu'une illustration à éviter. La reliure n'a pas de mystère pour son oeil exercé, et il marquerait d'une ligne l'espace entre Lortic et Derôme. Au résumé tout ce qui constitue l'apanage de connaissances libresques, il le possède en propre.
Cette perception si ardue de l'enveloppe n'est guère comprise que d'une élite, aussi, même près d'amateurs délicats ne porterait-elle pas avec son ampleur entière ; mais je trouve en regardant dans le portefeuille d'Uzanne des épreuves avant la lettre : - Quand l'indifférence s'exerçait à l'égard des romantiques, il fut un des patients et tenaces lutteurs qui firent observer combien cette froideur était de mauvais aloi ; et pour mieux prouver il donnait l'hospitalité à Champfleury décrié, et pourtant celui-ci ne pouvait parler de la période de 1830 que par oui-dire. Il fit valoir également l'intérêt graphique qui s'attachait aux affiches murales ... qui depuis !
Je suis resté en communion avec le lettré, l'artiste, le critique et le bibliophile : et nous somme en intelligence cérébrale avec des auteurs qu'il aime comme je les aime, plus savamment peut-être, mais non avec plus de coeur. Il a pour Barbey d'Aurevilly une large affection, et il parle de Delvau en termes qui m'émeuvent. Ce besoin de vérité qu'il se doit à lui-même il l'épanche lumineusement dans sa publication Le Livre Moderne, où chaque page recèle l'affirmation de son désir.
Avec Octave Uzanne, la littérature n'a pas à craindre les traîtrises auxquelles l'ont accoutumé ceux qu'elle a le plus choyés. Il est la sincérité permanente, et parle presque sans rancune des écrivains omnipotents qui ont oublié leurs débuts. Donc, je suis heureux d'avoir été amené à dire, encore que bien faiblement, une partie de l'estime en laquelle je le tiens.

Léon MAILLARD. (*)


(*) Ce texte quelque peu amphigouré a été imprimé dans le numéro exceptionnel de La Plume du 15 septembre 1891. Numéro paginé 307 à 328 entièrement consacré à la nouvelle revue fondée et dirigée par Octave Uzanne : Le Livre Moderne. Octave Uzanne est signalé comme Rédacteur en chef de ce Numéro. On y trouve plusieurs textes intéressants dont celui-ci par Léon Maillard, collaborateur de la la revue La Plume. Léon Maillard est l'auteur des Menus et programmes illustrés, invitations, billets de faire part, cartes d'adresse, petites estampes, du XVIIe siècle jusqu'à nos jours (1898).

1 commentaire:

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...