Les Rats Boches - Jeudi 27 avril 1916. (*)
Au
cours de cette guerre, si féconde en surprises et si fertile en prodiges, les
esprits les plus dépourvus de superstition et les moins imprégnés de
religiosité, découvrent volontiers de nombreux éléments de mysticisme. Il
appartiendra aux futurs historiens d’en rechercher et d’en fournir l’exégèse.
Ce qui, sans conteste, nous apparaît, c’est que, quel que soit l’entêtement des
foules, la croyance profonde et tenace dans la victoire finale s’est
cristallisée dans un dogmatisme sacré et inattaquable. L’optimisme aujourd’hui
est une religion de France dont on compterait les très rares dissidents. Une
même ferveur de foi nous unit dans l’espoir et la certitude même du triomphe.
Le doute insidieux et perfide ne frôle plus passagèrement nos âmes.
Cette
confiance, instinctive ou rationnelle, s’est généralisée du front à
l’arrière. Chacun possède en soi un sûr appui moral dont il apprécie la force
sans en rechercher toujours l’origine. Chaque heure affermit d’avantage la
croyance et la fait plus intolérable aux propos pessimistes ou aux
ratiocinations du pyrrhonisme. Sur la base des certitudes qui nous semblent
définitivement acquises, nous osons, sans plus tarder, envisager les horizons
lointains où les luttes économiques, qui succéderont aux longues et sanglantes
mêlées des champs de carnage, se livreront, non moins opiniâtres et infiniment
plus durables, puisqu’alors permanentes.
Nous
nous efforçons de réveiller chez nous l’esprit d’entreprise, d’organiser les
conditions du travail de demain qui sera la plus souveraine nécessité
nationale. Nous nous rendons compte de la médiocrité et de la routine de nos
procédés commerciaux et de l’insuffisance de nos fabrications industrielles. Il
nous faut relever partout notre exportation pitoyablement déchue, créer, de
toutes pièces, des organismes nouveaux de productions chimiques ou autres et
nous ouvrir carrière, par exemple, dans la teinture du textile où les Allemands
sont des fournisseurs exclusifs et omnipotents. Nous devons ardemment prendre à
cœur d’innover, de répandre à
l’étranger nos voyageurs et nos marques françaises sur tous les marchés
lointains. Pour arriver à nos fins, il est surtout urgent de réformer les
conceptions étroites, égoïstes et routinières de nos grandes maisons de crédit
financier, qui se sont jusqu’ici davantage préoccupées de leur intérêt si
particulier et borné en s’ingéniant sans cesse aux placements d’emprunts
étrangers, plutôt que de l’intérêt général du pays, qui nécessite la plus large
mobilisation possible des capitaux vers les champs de bataille industriels.
L’argent français doit, sous peine d’irrémédiable déchéance de notre vitalité
commerciale, prendre coutume de combattre sans trêve au profit des prêteurs et
de la communauté.
Les
Alliés se proposent en une prochaine Conférence Économique de chercher à s’opposer, dans la mesure de leurs moyens, à
l’extension démesurée du commerce d’exportation germanique aussitôt la paix
signée. Il ne saurait s’agir de détruire la force de production de l’Allemagne,
car on ne détruit pas le travail d’une nation volontairement entraînée au
labeur et supérieurement organisée pour l’écoulement du produit de ses usines,
mais il est possible de dresser des digues aux inondations et de barricader par
des obstacles protecteurs les voies d’envahissement.
Un
éminent journaliste anglais, le colonel Repington, qui a pour principes de ne
s’attacher qu’à l’éloquence des faits et de ne raisonner que d’après les
résultats de leur réalisation, estime que tous nos bavardages anglo-français
sur le maintien de la balance entre les affaires et la victoire, tous ces rêves
de pression économique sur les Empires du centre, tous ces contes de fée sur ce que nous ferons pour paralyser
l’ennemi, au lendemain de la guerre, ne sont, à son avis, que de fantaisistes
« rayons de lune ».
C’est
bien là une opinion de militaire qui se refuse à admettre que la foi puisse
créer la certitude et qui déclarerait
aisément que ces sortes de certitudes se paient souvent fort cher, au prix de
la perte d’une illusion. Les positivistes absolus ont cependant quelquefois
tort contre les doctrinaires illusionnés et les sub-conscients. L’histoire est
faite de témoignages probants de la vertu de ces hypothèques morales prises
avec assurance sur le triomphe des armes par tels ou tels peuples décidés à n’accepter que le succès.
Quelle
que soit l’intensité de nos efforts actuels pour la préparation de la future
mêlée économique, ils ne seront pas vains. Nous mieux armer pour la Paix que
nous ne l’étions pour la guerre est une prudente sagesse dont nous ne saurions
aucunement nous repentir. Demeurons bien assurés que les Boches, dès
aujourd’hui, ne perdent pas une seconde pour porter à son maximum de puissance l’autre mobilisation, celle qui aboutira
à la concentration mercantile destinée à nous surprendre et à nous devancer sur
les grands marchés d’Orient et d’Occident. L’attente et l’indécision préludent
plutôt au découragement, à l’apathie et à l’à
quoi bon ? et au suicide d’une volonté qui ne doit, pour rester forte,
cesser d’être combative.
Les
Allemands, eux, sont si entraînés aux affaires, qu’ils se montrent infiniment
moins enclins que nous ne le sommes, à juger du résultat de la guerre au point de vue de la gloire qui, toute crue, à leurs yeux est dépourvue
d’intérêt et n’offre qu’une symbolique expression romantique. Le jour assez
proche où ils pourront, à tous les degrés sociaux, redouter la défaite, ils se
sentiront humiliés dans leur colossale mégalomanie nationale, mais, la formule
de déception qu’ils adopteront malgré eux, sera : « Cette guerre est une « mauvais affaire ».
Coûte que coûte, il nous faut réparer nos pertes sur le dos de nos
vainqueurs ! »
Avec
leur génie du négoce, leur esprit de pénétration, leur volonté de s’imposer
commercialement partout par leur souplesse obséquieuse, leurs ruses d’apaches,
les faux nez de nationaux neutres qu’ils tiennent déjà prêts, leur décision de
vendre à bas prix, même à perte, pour forcer les marchés, les Allemands, qui,
après la guerre encore, chemineront comme des mulots, insidieusement dans des
tranchées d’approche des nations qu’elles combattaient la veille, seront, à ne
pas nous le dissimuler, de terribles adversaires à repérer, à dépister et à évincer
des centres industriels et des milieux d’affaires où ils s’implanteront.
Le
goût de l’entreprise qui en fit des voyageurs incomparablement habiles à saisir
partout les voies d’accès de leurs intérêts, les porte à l’étranger par vagues
successives d’immersion. Ils y travaillent en masses profondes et invisibles,
car ils se dissimulent en paix comme en guerre, décidés aux sacrifices, sachant
qu’il faut consentir à des pertes sensibles pour ensemencer largement les
champs qu’on aura la bonne fortune de moissonner avec profit. Ils avancent avec
la prudente patience des rustres qui, enrichis, ne sont jamais que des parvenus
que rien ici bas désormais n’affinera. Ils n’en ont cure. Ils obéissent à
l’instinct du trafic, à l’ambition des seules jouissances matérielles qui leur
soient sensibles. Ils se plient à la discipline qui les asservit, pour la
propagande de la plus grande Germanie, chez tous les peuples dont ils ont
mission de conquérir les marchés économiques et d’étudier, pour l’avenir,
d’autres moyens d’emprise par un coup de main, de force ou d’astuce. Les
nôtres, sur le front, les ont avec une précieuse et ironique justesse,
dénommés : les Rats.
Les Rats ! quel qualificatif admirable de
précision ! Ce mot adhère exactement, pittoresquement aux tares révulsives
des Boches envahisseurs, qui sont des rongeurs collectivistes outranciers,
créés pour le pullulement, la mordacité, la ruine des terrains envahis, la
multiplication et le grouillement dans les décombres. Les Rats ! Ah ! certes ! n’en ont-ils pas les poils
roux, l’uniforme gris sale, l’odeur puante caractéristique, le blair répugnant
et les poux contagieux ? Leurs efforts nocifs sont également multipares et
présentent une activité déprédatrice ravageuse, écœurante, épidémique qui
partout sème le dégoût et provoque une répulsion qui touche à la nausée et
porte la panique à leur approche.
Rats
migrateurs, surmulots boulotteurs, rats d’égout, rats des Goths, des Vandales
et des Huns, qui vous êtes manifestés à toutes les heures de grandes invasions,
combien vos mœurs sont assimilables à celles des Rats boches ! Que de comparaisons sans fin ne ferait-on pas
entre vous et la bête rongeuse de Germanie. Que de similitudes s’imposent, même
à l’heure des combats.
La
guerre sous-marine n’est-elle pas celle des uranoscopes
ou des rats sous-marins, et celle des tranchées qu’ils nous imposèrent ne
s’apparente-t-elle pas aux cheminements immondes du Mus agrarius d’outre-Rhin ?
Nous
avons la persuasion qu’en France, la gent trotte-menu, chantée par le
fabuliste, s’en vient chercher sa perte. Nos soldats s’entendent fort bien sous
Verdun à rendre surabondante la mort aux Rats-boches, dont la destruction
provoque déjà un soulagement de toute l’Europe qui sentait pour leur pouacrerie
un haut de cœur mal dissimulé. Ne nous lassons pas, afin de nous purger de ce
fléau des Rats sauterelles du militarisme impérial, d’employer tous les appâts
toxiques, et, lorsque la paix bienfaisante et réparatrice nous délivrera du
cauchemar des grignoteurs immondes, combattons encore leur invasion économique.
Multiplions les pièges, les souricières, les écoutes, les trappes et les affûts
pour réduire autant que possible les grouillants propagateurs de l’industrie et
de la camelotte boche !
Octave Uzanne
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici, dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918." (titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation. Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe, citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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