En lisant Nietzsche
– Entrons-nous dans l’Age classique de la Guerre ? – Mercredi 11 octobre
1916. (*)
Pendant
l’orage, alors que sévit la tempête et que gronde la foudre dans l’océan des
airs, lorsque l’ouragan, dans le paroxysme de son déchaînement, accumule les
désastres, détruit les moissons prochaines et tyrannise la nation prostrée sous
la toute-puissance des phénomènes électro-physiques, l’être humain, angoissé et
vibrant, sous la pression atmosphérique, attend et espère la bienfaisante
accalmie qui ramènera la sérénité céleste et l’aidera à se sentir mieux vivre
et respirer dans l’ambiance d’un air nouveau, épuré et rafraîchi.
Ainsi,
nous tous, ceux de l’arrière et du front, philosophes humanitaires, apôtres de
la justice et du droit des peuples, nous espérons, au milieu de l’actuelle
tourmente, que l’effroyable tragédie guerrière dont nous subissons et vivons
les péripéties cruelles se terminera par la venue de l’arc-en-ciel harmonieux
d’une concorde prolongée et réconfortante. Après tant de massacres, de deuils,
de ruines, il semblerait impossible et paradoxal que la douce Paix, aux mains
aseptisées, hygiéniques, fraîches et réparatrices, ne vienne point s’asseoir
pour une période de longs jours au chevet des peuples exsangues, harassés et
convalescents. La civilisation bouleversée, ensanglantée, déshonorée par cette
folle ruée des peuples vers les champs de carnage et d’immolation, cette
spécieuse civilisation dont nous avons la vanité de parer les mœurs de notre
âge, doit reprendre figure honnête et noble, après cette infâme orgie
sanguinaire à la fois fratricide, infanticide et parricide. Nous voulons une
paix permanente et non un temps d’arrêt, un entracte, un intermède précédant
d’autres jeux de scène aussi épouvantables sur le théâtre d’intrigues de
l’Europe centrale. C’est pourquoi les Alliés mettent en action, avec une
constance qui ne faiblira pas, toute leur artillerie de canons paragrêle. Il
convient de nettoyer, d’éclaircir l’atmosphère définitivement et d’assurer la
prospérité, la quiétude, le respect et l’honneur de notre continent pour une
infinie période d’années. Nous pouvons nous flatter d’y parvenir, sans oublier
toutefois que les régions de l’air trop brutalement brassées par les longues
tempêtes, trop ébranlées par les déflagrations du tonnerre, ne reprennent pas
aisément leur sérénité. Les orages se succèdent parfois par séries, les nuages
se reforment vite sur un azur à peine entrevu et des combinaisons peu
favorables à la vie terrestre subsistent, produisant de nouvelles décharges et
fulminations qui électrisent l’oxygène et oppressent les campagnes hypnotisées.
Qui
pourrait affirmer que nous ne sommes point arrivés à un mauvais carrefour de
l’histoire humaine ? Qui oserait dire que nous ne venons point d’inaugurer
une ère néfaste de passions effervescentes et d’intolérance
internationales ? Il est dans les prophéties apocalyptiques certains
passages qui nous donnent comme un frisson d’effroi. Qu’adviendra-t-il après la
tourmente féroce qui nous angoisse, en nous donnant notre confiance dans des
lendemains vengeurs ?
La
victoire vient vers nous chaque jour avec plus d’inclination et d’abandon. Ses
premiers sourires nous conduisent à un flirt en règle et à un don total dont
nous ne doutons plus. Nos rivaux évincés, meurtris, épuisés demeureront-ils
disciplinés à nos lois, soumis à nos conditions, résolus au travail opiniâtre auquel
ils devront se livrer pour acquitter la lourde dette qui sera la rançon de leur
sauvage agression ? Énigme et mystère !
Je
songeais à tout cela en lisant Frédéric Nietzsche, me complaisant très
fréquemment à ses études qui curieusement hostiles au néo-germanisme et à ses
analyses de l’esprit et de l’âme de ses compatriotes composant, comme il dit,
un peuple qui affiche des qualités qu’il n’a pas et qui ne se nomme pas
impunément : Das « flusche »
volk, das taeusche volk. – Le peuple qui trompe.
Dans
l’édition du Gai-Savoir (la Gaya Scienza) de 1887, le philosophe
du surhumain, émet une opinion de
visionnaire sur les temps futurs qui sont ceux que nous vivons et il
l’intitule : Notre foi en une
virilisation de l’Europe ». Le chapitre est un peu brumeux, dans le
style verbal de Zarathoustra, c’est-à-dire vaguement sibyllin. Il est étrange
qu’aucun lecteur ne l’ait encore découvert et exhumé. Il provoque les exégètes
et aide à la spéculation des hypothèses futures. Il vaut d’être publié à ces
titres. Le voici :
C’est
à Napoléon (et nullement à la Révolution française qui cherchait la
« fraternité » entre les peuples et les universelles fusions
fleuries) que nous devons de pouvoir pressentir maintenant une suite de
quelques siècles guerriers, qui n’aura pas son égale dans l’Histoire, en un mot
d’être entrés dans « l’âge classique de la guerre », de la guerre
scientifique et en même temps populaire, de la guerre faite en grand (de par
les moyens, les talents et la discipline qui y seront employés). Tous les
siècles à venir jetteront sur cet âge de perfection un regard plein d’envie et
de respect ; - car le mouvement national dont sortira cette gloire
guerrière n’est que le contre-coup de l’effort de Napoléon et n’existerait pas
sans Napoléon. C’est donc à lui que reviendra un jour l’honneur d’avoir refait
un monde dans lequel l’homme, le guerrier en Europe, l’emportera, une fois de
plus, sur le commerçant et le « philistin » ; peut-être même sur
« la femme » cajolée par le christianisme et l’esprit enthousiaste du
dix-huitième siècle, plus encore par les « idées modernes ».
Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, en général, dans la
civilisation, quelque chose comme un ennemi personnel, a prouvé par cette
hostilité, qu’il était un des principaux continuateurs de la Renaissance. Il a
remis en lumière toute une face du monde antique, peut-être la plus définitive,
la face de granit. Et qui sait si, grâce à elle l’héroïsme antique ne finira
pas par triompher du mouvement national, s’il ne se fera pas nécessairement l’héritier
et le continuateur de Napoléon – de Napoléon qui voulait comme on sait,
« l’Europe unie » pour qu’elle fût « la maîtresse du
monde ».
Pour
interpréter ce texte nietzschéen avec quelque sagacité, il est bon de se
remémorer qu’il fut écrit il y a environ trente ans, à une heure où la vogue
des œuvres de Stendhal était à son apogée et portait en elle l’influence
intense des idées et principes de Napoléon dont l’écrivain de Par delà le Bien et le Mal fut longtemps
hanté. Ce que d’autre part Nietzsche pensait professer dans cette foi en une virilisation de l’Europe, fut
assurément conforme à son rêve de création
phénoménale de l’Européen et d’une espèce humaine surnationale et essentiellement nomade. Dans son esprit il imagina
l’état nouveau de la surnationalisation
européenne sortant du monstrueux creuset des guerres renouvelées et presque
permanentes au cours d’un siècle entier.
Toutes
ces conceptions se synthétisaient dans sa formule : « le plus grand
mal est nécessaire pour le plus grand bien du surhumain, parce que le mal est
la meilleure force de l’homme. »
La
prédiction de l’auteur du Crépuscule des
Idoles offre un intéressant sujet de controverses pour les intellectuels
épris de devinations, de prévisions ou de conjectures futuristes. Le jeu des
anticipations, mis à la mode par G.-H. Wells, donne droit à chacun de réfuter
les hypothèses philosophiques des maîtres. En ce qui nous concerne, nous
autres, nous ne faisons le métier de guerrier, non par goût de conquêtes ni par
désir ou besoin de nous surnationaliser,
mais surtout pour vivre désormais loin des apothéoses du sabre aiguisé et des
menaces de la poudre sèche. Ce que nous voulons atteindre c’est l’Age classique de la Paix, de la paix
solidement assise sur les ruines d’un militarisme barbare, outrecuidant,
bravache, follement crédule en sa mission divine. L’héroïsme antique qui revit
chez nos combattants affirmera le mouvement national, plutôt que de vouloir en
triompher. La guerre actuelle ne fera peut-être que de mettre en régression ces
idées d’Europe unie dont Nietzsche, apôtre de la dureté, prévoyait
l’accouchement par l’impitoyable forceps des surhommes. Certes, nos valeurs
morales sont en hausse, mais, médiocrement imbus, à l’heure présente, des idées
napoléoniennes, nous ne songeons plus à nous targuer de leurs vertus pour
spéculer à la Bourse de la gloire. Nous estimons avec Proudhon que rien n’est
plus inutile ici-bas que la victoire, lorsqu’elle n’assure pas l’indépendance
d’un peuple. Nous ne cherchons plus d’autre conquête que celle de l’Empire
tentaculaire que menace la liberté du monde.
Octave Uzanne
(*) Cet article devait être publié dans un recueil de chroniques par Octave Uzanne rédigées pour la Dépêche de Toulouse
pendant les années 1914 à 1918. Témoin de l'arrière, Octave Uzanne a
été envoyé spécial pour la Dépêche durant les années de guerre. Il a
subi les périodes de censure, le silence forcé, puis la parole s'est
libérée peu à peu. Nous avions projet de réunir une vingtaine de ces
chroniques en un volume imprimé. Pour différentes raisons, cet ouvrage
n'est plus d'actualité. Nous avons donc décidé de vous les livrer ici,
dans les colonnes de ce blog qui regroupe désormais tout naturellement
les écrits d'Octave Uzanne. Dans ces différentes chroniques que nous
intitulerons "Chroniques de l'arrière par Octave Uzanne. 1914-1918."
(titre que nous avions déjà choisi), vous pourrez dénicher nombre
d'informations pertinentes et jugements intéressants. Nous nous
abstiendrons volontairement de toute jugement ou toute annotation.
Chacun y trouvera ce qu'il cherche ou veut bien y trouver. Le lecteur y
découvrira le plus souvent un Octave Uzanne à mille lieues de l'Octave
bibliophile ou écrivain. C'est ici un Octave Uzanne penseur, philosophe,
citoyen du monde qu'il faut chercher. Nous publions ici les articles
sans ordre chronologique. Nous avons conservé l'orthographe du journal
ainsi que les néologismes utilisés.
Bertrand Hugonnard-Roche
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