lundi 18 mai 2015

Souvenirs d'Octave Uzanne pour servir d'introduction des Deux Jeunesses (1909) de son ami Emile Rochard (1850-1917).


      Voici un texte difficile qui était jusque là très difficile d'accès. En effet, Emile Rochard (1850-1917), ami de jeunesse d'Octave Uzanne (1870-1874), n'est aujourd'hui plus connu que d'une poignée de chercheurs, notamment ceux qui s'intéressent au théâtre parisien des années 1875 à 1910 environ. Son oeuvre poétique, théâtrale et religieuse n'est pas rare, elle n'est tout simplement pas recherchée, et il y a fort à parier que bons nombre de volumes signés de son nom ont été immanquablement détruits volontairement, passés par les armes de Monsieur Poubelle.
      Emile Rochard fut un directeur de théâtre très en vue, directeur du Châtelet puis de l'Ambigu, puis à nouveau du Châtelet, où il monta et mis en scène de nombreuses pièces à succès qui firent dates parmi les festivités du tout Paris fin de siècle et encore dans le Paris d'après 1900.
      Octave Uzanne fut un ami très proche tout au long de son ascension et même jusqu'à sa retraite dans les années 1910. On sait qu'Emile Rochard vira bigot au cours de l'année 1912 pour finir en totale odeur de sainteté à son décès en 1917. Entre ces deux dates il avait su se racheter une conduite auprès des évêchés en publiant plusieurs ouvrages de piété théâtrale ou plutôt de théâtrale piété. Nous en reparlerons prochainement.
      Le texte que nous présentons ici se trouve placé en tête d'un volume pour ainsi dire perdu pour la littérature, perdu pour l'histoire de la poésie. Emile Rochard, sur le tard (il a près de 60 ans), se trouve à nouveau attaqué violemment par la muse élégiaque et anacréontique. Les Deux Jeunesses, c'est ainsi que s'intitule ce petit volume de vers presque tous dédiés à la femme et à l'amour, fut publié (sans doute à compte d'auteur) chez Lemerre en 1909.
      Par une indiscrétion de l'histoire nous savons les conditions de la rédaction des Souvenirs d'Octave Uzanne qui ouvrent ce volume, comme pour introduire la bêtifiante et presque sénile poétique du vieil ami Rochard. Octave s'en est expliqué à son frère Joseph dans une correspondance qui ne laisse aucune place aux ambiguïtés. Le texte est suffisamment long pour que nous remettions à un prochain article cette justification des Souvenirs d'Octave Uzanne qui n'ira pas sans en surprendre plus d'un.
      Mais pour le moment, laissons Octave Uzanne présenter son ami et son Oeuvre. Volontairement j'ai choisi de ne pas illustrer ce billet pour laisser tout la place à l'imagination. Il faut imaginer des Jeune France, des Hirsutes, vieillis, devenu chauve (Rochard seulement), qui racontent leur jeunesse.

Bertrand Hugonnard-Roche


* * *


SOUVENIRS (*)

      Voulant ironiser certain jour le nom étrange d'un de ses éphémères contemporains, le spirituel rimeur des Odes Funambulesques s'exclamait drôlement :


Vérux de la Nonge,
Étronge, étronge, étronge !

      Après l'arrivée du facteur qui venait de déposer sur ma table un énorme pli recommandé, contenant des épreuves poétiques, et sur la suscription duquel je reconnaissais la calligraphie familière d'un fidèle camarade, la large écriture onciale de l'ex-directeur du Châtelet et de l'Ambigu, je m'écriai, parodiant à ma façon l'imparodiable Banville :


C'est d'Emile Rochard !
Bizard ! bizard ! bizard !

      Je trouvais là, en effet, - bizarrerie imprévue, - des vers comme le même Rochard en faisait pleuvoir naguère sur mes vingt ans : poésies de tous mètres, de tous rythmes, de toutes factures orthodoxes.
      Je n'en croyais guère mes yeux.
      A l'apparition de tant d’œuvres rimées, je m'effarai : "Ah ! ça, mais il est fou ! - pensai-je, - voilà que, tout à coup, ça le reprend sur le tard ; presque hors saison, pour semblable cueillette.. Il me semble à bon droit qu'il y a ici quelque chose d'anormal, d'inquiétant, de morbide même... Diagnostiquons : Incontinence de Rimes."
      Une lettre accompagnait cette moisson particulière :

            Cher vieil ami,

      Retiré du monde depuis quelques années, tu n'ignores point que j'ai élevé mon nid sur la colline du Cannet, dominant Cannes et les îles de Lérins. J'ai bâti ma maison au soleil... Bâtir ! Passe encore ! La cinquantaine sonnée, il faut bien chauffer son automne !... Mais, ce qui est plus téméraire, penseras-tu, c'est que, dans ma thébaïde, entre deux chapitres de roman-feuilleton ou deux tableaux de mélodrame, je rêve encore comme un page de légende qui compose des Romances à Sa Dame.
      Or le propre du rêve est de se condenser et transmuer en rimes sonnantes et trébuchantes. N'accable pas de tes sarcasmes cette seconde jeunesse surgie d'un cœur sans rides et faire pour exalter un cerveau toujours amoureux de la forme et des formes ...
      La Muse de ma vingtième année, si longtemps délaissée pour les fées du théâtre, n'a-t-elle point vieilli à mon image, ne paraît-elle pas trop duègne ?
      Si à tes regards clairvoyants elle conserve encore quelque ingénuité, en souvenir de nos jeunes années d'ardent enthousiasme littéraire, présente-la, présente-nous tous deux au public, à ce public qui, s'il se souvient encore vaguement du directeur ou du dramaturge qui contribua à ses plaisirs, doit certes avoir oublié depuis belle lurette le plus que modeste rimeur dont tu es, peut-être, le seul à te souvenir... etc.

      Je fourrageai aussitôt curieusement ces placards d'épreuves typographiques.
      Toute la lyre y présentait ses cordes altières, ces fameuses cordes légendaires, traditionnelles, que firent vibrer avec tant de majesté, de souplesse, d'élégance, de vigueur, d'esprit, tous nos anciens maîtres tisseurs de poèmes, de virelais, de ballades, sonneurs de sonnets, carillonneurs de larges stances sinon guitaristes de pizzaciti épigrammatiques et de canzones énamourés.
      L'ami Rochard, à coup sûr, témoignait en ces œuvres qu'il ignore profondément les vers-libristes, les décadents, les symbolistes, les sans-métrique, les raboteurs de rimes, les amorphes, les déséquilibristes, les briseurs de césure, les désarticuleurs de rythmes, les balbutiants et tous les anarchos de la prosodie, qui se contrefichent de la mesure, de la rime et de toutes les règles et discipline par quoi vécut si longtemps notre poésie.
      Il est demeuré, son nom l'indique, aussi ferme qu'un roc d'art : parnassien. Sa foi poétique, je l'interprète tout de suite, est comparable à celle d'un intransigeant émigré qui entend fermer ses oreilles aux théories nouvelles, et ses yeux aux témoignages des écoles de l'irrespectueuse jeunesse révolutionnaire, chambardeuse de formes consacrées.
      Allons ! allons ! Tant mieux ! - Si le poète assoupi trop jeune qui survit à l'homme de théâtre ressuscite aujourd'hui, peut-être de façon désuète aux regards des derniers venus, il a, en tous cas, le consciencieux mérite d'être resté carrément de son temps, du notre, du temps des générations montantes du dernier quart du siècle dix-neuvième, du temps des folles passions, qui est toujours le temps des croyances opiniâtres, de ce temps béatifique qui fait dire aux hommes des maturités tardives, non sans raison : "C'était le bon temps !"


*
* *

      Ah ! oui, le bon temps ! malgré ses impécuniosités !
      Cette lecture d'épreuves me faire revivre tout ce passé distant, lointain... et cependant si proche, si voisin encore, auquel Emile Rochard se trouve si nettement associé.
      C'était à Paris, au sortir du collège, en pleine piaffe d'émancipation, à l'heure des fours à bachot.
      Avant même d'avoir obtenu nos diplômes essentiels, nous nous plaisions à jouer à l'étudiant, au vieux quartier latin, et cet éternel Café d'Harcourt où nous avons tous fait nos humanités, en compagnie de tant de braves filles accueillantes que nous avons estimées à tour de rôle comme les dernières grisettes aimantes et désintéressées.
      Parmi le petit clan littéraire qui se réunissait sur cette place de la Sorbonne, à la veille même de la guerre Franco-Allemande (printemps de 1870), le jeune Emile Rochard attirait l'attention, non point seulement en raison de sa figure énergique et hirsute, de sa toison à la Samson, que tondirent depuis tant de Dalilas successives, mais surtout par ce fait qu'à peine âgé de dix-neuf ans il arrivait de chef-lieu de la Vienne avec déjà un important bagage poétique, parmi lequel, ce qui nous imposait le respect, une pièce en un acte, en vers, jouée - s'il vous plaît, non sans succès - dans toute la région poitevine, imprimée et mise en vente sous ce titre : Un amour de Diane de Poitiers.
      Le poète Rochard, fringant, bien campé, aimé des belles, marqué pour réussir, était la cariatide de nos espoirs, l'homme de serein et heureux avenir, le jeune maître possible et probable du groupe en marche pour les conquêtes idéales. Il était, à la fois, - étrange bâtardise, - Mussetiste et Baudelairien jusqu'aux moelles. Toutefois, ses goûts d'étude, ses appétits de glouton bouquineur des quais, lui avaient déjà permis de se nourrir des poètes petits et grands, connus ou méconnus, du XVe au XVIIIe siècle. C'était un lettré ; le bibliophile qui bientôt allait s'épanouir en moi trouvait en lui un émule. Dans nos ivresses intellectuelles, nous nous jetions à la tête des strophes de Ronsard, des rondeaux de Voiture, des stances de maître Adam Billaut, menuisier de Nevers, des épigrammes de Mathurin Régnier, des épîtres gaillardes des satiriques tels que Mottin, Berthelot, Maynard ou Scarron, des fragments de Voltaire, de Boufflers, de Gresset, sinon cette géniale et indicible ode priapique du grand lyrique Piron.
      On savait aussi dans notre milieu que l'ami Rochard était quelque peu un révolté, un indépendant, un insoumis. Son père le destinait à l'Eglise, mais le jeune homme avait affirmé ses droits à la vie, aux plaisirs païens, aux folies naturelles. Cela nous agréait et l'auréolait d'une petite flamme d'enfer, ou plutôt d'un panache d'indiscipline qui complétait, à nos regards, sa physionomie romantique.
      Lorsque fut déclarée la guerre néfaste, le jeune poète, tout à coup cocardier, enthousiaste, patriote, s'engagea dès la première heure au 20e bataillon de chasseurs à pied. Il fût vitrier-poète avec autant d'ardeur que Deroulède, combattit en brave sur la Loire, fut blessé à Coulmiers et fait lieutenant sur le champ de bataille.
      La carrière militaire le séduisit. Maintenu après la paix et la Commune par la commission de révision des grades, il s'en alla tenir garnison en Avignon, où il fut officier d'ordonnance du général Nicolaï. Je le revois encore à cette époque : fringant, brillant, sanglé dans son uniforme bleu et argent, faisant une pointe de chic dans sa tenue, avec ses gilets de casimir blanc, à boutons serrés à la façon des zouaves, mais demeurant semblable malgré tout à ces fiers soldats de la même arme, que peignit si bien dans ses deux célèbres toiles : Le matin avant le combat et Le soir après l'attaque, le maître artiste du genre que fut Protais.
      Comment, démissionnaire trois ans après de brillants débuts dans les armes, cet aimable lettré qui alors semblait nous promettre un écrivain soucieux de son art, plutôt un lyrique doublé d'un romancier d'action, évolua-t-il vers la direction théâtrale ? Mystère et destinée ; Chacun ne doit-il point suivre sa voie,- sequere deum, disaient les stoïciens ?
      L'ami Rochard était encore sous les drapeaux lorsqu'en 1874, il publia, chez D. Jouaust, à la Librairie des Bibliophiles, un volume de vers : Les petits Ours, avec, pour épigraphe, cette phrase de la reine Marguerite de Navarre : "Cette oeuvre dont d'une après-disnée ira vers vous comme les petits ours, en masse lourde et difforme, pour y recevoir sa formation."
      Ces Petits Ours, à ne le point celer, étaient léchés quelque peu à la diable, caressés avec insouciance, élevés sans discipline. On y sentait l'empreinte profonde qu'avait eue sur l'auteur le chantre de Rolla et de Mimi Pinson. La muse de Musset avait baisé sur les lèvres le jeune officier. Il en était passionné ; il en délirait comme tant d'autres. D'ailleurs qui peut se vanter d'avoir échappé complètement aux influences de son temps ? Il y a des tyrans littéraires qui s'imposent despotiquement aux nerfs, à l'esprit, au génie d'une époque.
      Musset, poète génial, romantique jusqu'à l'hystérie, qui, dans ses nombreux poèmes éperdus, célébra avec une intensité shakespearienne la douleur, l'amour et la beauté, régna sans conteste sur l'âme de la jeunesse jusqu'aux environs de 1875. Tous, sauf cet habitant du Kamchatka littéraire que fut Baudelaire, en furent influencés, et aucune oeuvre poétique parue de 1850 à 1875 n'est tout à fait exempte de l'ascendant d'Alfred de Musset. Même chez les Parnassiens du début, chez les soi-disant impassibles, on trouve encore quelques vagues réminiscences des Contes d'Espagne et d'Italie, des échos affaiblis des Nuits.
      Musset, ce Byron français, ravagea la mentalité de la jeunesse poétique, aussi profondément que l'auteur de Childe Harold avait inspiré, par son oeuvre tourmentée, toute la génération européenne de 1820 à 1840. L'histoire des Lettres n'est qu'une succession d'influences.
      Les Petits Ours reçurent assez bon accueil du public. Théodore de Banville les goûta au point de conseilleur par la suite le bon apprenti forgeron de rimes qu'il croyait avoir découvert, et Monselet, qui aimait les galanteries du XVIIIe siècle, avait pris plaisir à extraire du nouveau recueil quelques jolies stances de spirituelle allure qu'il s'en allait déclamant, avec sa rondeur d'abbé poupin, dans les nombreux cabarets où il fréquentait volontiers.
      La même année 1874, Emile Rochard - qui imprimait alors son prénom AEmile comme un "jeune France" attardé - publiait un monologue, la Conscience, dédié à François Coppée. Il convient de rappeler que la Grève des Forgerons avait mis le monologue dramatique à la mode, et celui du lieutenant-poète, débité par l'acteur René Luguet, obtint un succès appréciable. Je citerai encore un à-propos : Pourquoi je me nomme Lyrique Dramatique, qui servit de prologue d'ouverture à l'ancien Théâtre-Lyrique reconstruit après l'incendie de la Commune et devenu théâtre de drame, aujourd'hui Théâtre Sarah-Bernhardt.
      C'est le moment où, abandonnant en même temps l'uniforme qui le destinait peut-être à de hauts grades et la chasse aux rimes, opulents papillons, si passionnants à poursuivre dans l'azur et l'éclat solaire du rêve, l'éleveur des Petits Ours, simple et prosaïque pékin désormais, pénétra dans cette terrible fosse aux ours qu'est le théâtre contemporain. Il y descendit allègrement, inconscient de l'engrenage qui devait l'y saisir, l'absorber tout entier, le ravir aux lettres sinon à l'art.
      D'abord secrétaire du Châtelet, il ne tarda pas à en devenir directeur. Dès lors il fut exclusivement "de Théâtre", comme disait drôlement Coppée, qui voyait avec mélancolie ce jeune homme quitter le culte des Muses pour le plateau de la scène et cantonner désormais sa vie entre cour et jardin, selon l'argot du lieu.
      Les années passèrent. Le nouvel amant de la mise en scène prenait de la maîtrise rapidement, se distinguait par ses prodigalités. Pierre Véron à son sujet écrivait : "La presse entière le reconnaissait pour le plus éblouissant continuateur des merveilleuses prodigalités d'Hostein et de Marc Fournier, et les courriéristes l'appelaient fastueusement : Rochard le magnifique. Magnifique, il le fut en effet jusqu'à la mégalomanie théâtrale.
      En même temps ce vivant tempérament scénique se passionnait pour le mélodrame. Quand il eut assez du Châtelet, il passa à l'Ambigu. Quand il eut assez de l'Ambigu, il revint au Châtelet, non sans s'être arrêté en route à la Porte Saint-Martin. On trouvera plus loin d'ailleurs ses impressions de ce voyage de vingt-cinq ans, dans un amusant virelai intitulé : Ma retraite.
      Pendant ces longs jours de triomphe du boulevard, trop audacieux peut-être, ce favori de la victoire faillit rencontrer un Waterloo. Ce fut en quelque sorte ce qui l'éclaira, car il eut la sensation que jusqu'alors il s'était trop extériorisé, jusqu'à ne plus pouvoir rentrer en soi-même ; il sentit le besoin soudain de reforger son âme, comme disait Montaigne, et d'y retrouver les chères intimités de naguère, les voix poétiques, les échos de tendresse et d'amitié, les appels des coquettes ambitions intellectuelles. Il avait eu, en somme, la plus décevante existence, celle d'un directeur d'exploitation condamné à l'altruisme jusqu'à l'oubli complet de sa propre culture. Dans cette vie d'avant-scène, comment lire ? Comment suivre les évolutions littéraires, les connaître et les interpréter ?
      Lorsqu'il prit sa retraite sur ces rives méditerranéennes aimées des Dieux, le metteur en scène de Michel Strogoff, des Mille et une Nuits, du Collier de la Reine et de la Poudre de Perlimpinpin eut plaisir tout d'abord à camper son nid tout en décor, en perspectives, en colonnades, en jardins d'Armide, mais tout a une fin. Bientôt il comprit qu'il lui fallait se résigner à ne plus rien ajouter à ce Trianon des rêves, à rester chez soi, à rentrer en soi. Il lui apparut nettement que toute sa vie théâtrale, en dehors de l'action dramatique, constituait une lacune. Il avait perdu contact avec cette poésie française si accueillante aux inspirations nouvelles et qui est à la fois comme on l'a exprimé, musique et couleur, saveur et parfum, son et lumière, embarquement de tous les sens vers des Cythères irréelles, vers des rives inconnues, vers de l'ailleurs.
      C'est alors que se montra tout à coup, fantôme du passé, toujours jeune, encore romantique, l'amie d'autrefois, la vieille muse, maîtresse depuis si longtemps abandonnée qu'on la pouvait croire défunte. Elle revint à petits pas feutrés chez son ancien adorateur, reprit un beau soir, sans crier gare, sa place sous la lampe, fut attentive, enveloppante, insinuante, cajoleuse et douce comme doit être une camarade évocatrice des jours de jeunesse qui seuls sont les jours de gloire.
      L'attendait-il, le bon Rochard ? L'espérait-il à son foyer ? On ne saurait le dire. Elle vint, elle s'imposa pour son bonheur, cela suffit. Elle fut de nouveau son amuseuse, elle apportait avec elle un souci nouveau de la forme, une recherche d'impeccabilité, une correction volontaire, même dans ses fantaisies les plus érotiques. Elle vint, consolatrice et berceuse, comme la nourrice encore jolie et coquette, chanter les chansons d'autrefois et en inspirer de nouvelles au vieil ami heureux de cette reprise soudaine et imprévue de poétique jeunesse.
      Cela n'est-il pas touchant ?
      Aussi après avoir lu ces épreuves qui me faisaient revivre le temps du vieux quartier latin, je ne pouvais me défendre d'une certaine émotion attendrie pour ce compagnon qui réengageait si drôlement dans le régiment de royale-jeunesse, et c'est un peu par esprit de blague, pour réagir contre toute sentimentalité, que je répétais cette pseudo-Banvillerie :

Dire qu'ça vient de Rochard !
Bizard ! Bizard ! Bizard !


* *

      La vieille associée du bon ami Rochard - je pus aussitôt le constater - ne lui fut, durant tant d'années de lâchage, aucunement infidèle au profit des petits jeunes hommes des nouvelles écoles. Elle ne courut point, son allure seule en est garante, le guilledou dans les clans décadents et symboliques ; elle ne fut point harpiste chez René Ghil et autres chefs évolutifs et instrumentistes.
      Elle ignorait les batailles soutenues par les générations ardentes de 1880 à 1885 contre les Parnassiens ; les coruscances, les flagrances, les rutilances des néophytes du symbolisme et les œuvres intéressantes de tant de nouveaux venus si vivement couronnées par le succès.
      Si elle s'était sur le tard familiarisée avec les Maurice Rollinat et les Albert Samain, que savait-elle des Lafargue, des Mikhaël, des Charles Morice, des Louis Le Cardonnel, des Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier, Emile Verhaeren, Francis Jammes, Jean Moréas, Pierre Quillard, Saint-Pol-Roux et de combien d'autres d'une valeur indiscutable, malgré les formes et originalités qu'ils nous imposèrent ? - Avait-elle pénétré chez ses sœurs nouvelles, chez ces femmes poètes, aujourd'hui si nombreuses, et qui dégagent de leur sensibilité exquise tant de lumière pénétrante : la comtesse Mathieu de Noailles, la duchesse de Rohan-Chabot, la princesse Bibesco, Mmes Lucie Delarue-Mardrus et Catulle Mendès, Hélène Picard et Rodemonde Gérard, Renée Vivien et Valentine de Saint-Point, toutes accueillies victorieusement dans les vallons parfumés de la double colline ?
      Mais qu'importe ! cette brave Muse orthodoxe revint plus attachée que jamais à ses ascendances dont elle appréciait la grandeur et la force, elle était conservatrice des modes soi-disant périmés, ambitieuse de découvrir les mines d'or des rimes sans alliage, amoureuse des poèmes traditionnels.
      Ne convient-il pas de la louer ?
      A mon sentiment, en effet, un poète qui ressuscite doit être le Lazare des formes de sa vingtième année et ne point tâcher de tromper son monde en entrant dans la ronde des jeunes abolitionnistes des règles et de la discipline des vers. Le tempérament poétique ne se refait pas à distance. On reste toujours de forme le poète qu'on était à vingt ans. Hugo et Lamartine, Gautier ou Heredia ne transformèrent point, sur le tard, leurs rythmes ni leurs conceptions des mesures. "Pour qu'il y ait vers, il faut qu'il y ait rythme," disait Verlaine qui plaisamment, en sa jeunesse, s'amusa à des versifications de quatorze pieds, mais il ajoutait alors : "J'ai pu élargir la discipline des vers, je ne l'ai jamais supprimée." - Tout est là. Élargissez, n'abolissez pas.
      Pieux sectateur de Théodore de Banville, Emile Rochard manie avec agrément et prédilection les poèmes traditionnels à forme fixe anciens, (tels que la Ballade, la double Ballade, le Rondel, le Rondeau simple ou redoublé, la Villanelle, le Virelai, etc.) et modernes tels que le Triolet, la Sextine si périlleuse et le Pantoum dont on connaît fort peu de modèles parfaits.
      Hasard ou préméditation, ç'a été pour moi une agréable surprise de trouver réunis dans un seul volume, aucunement didactique, absolument tous les poèmes traditionnels. Ne fût-ce qu'à ce titre, ce livre des Deux Jeunesses mériterait l'attention de tous les lettrés. Aussi ai-je immédiatement suggéré à l'auteur-ami d'y ajouter une table spéciale de ces curieux poèmes si "vieille France" comme en musique les menuets, les pavanes ou les gavottes. Et, pour en faciliter la lecture intelligente, je lui ai conseillé d'adopter l'italique pour tous les refrains, ainsi que cela se pratiqua parfois au XVIe et XVIIe siècles.
      Je le répète, Rochard est un conservateur outrancier, j'allais même dire un réactionnaire déterminé dans sa croyance aux vieilles formules poétiques légitimes de France. Il prouve d'ailleurs qu'elles sont variées à l'infini. Il regarde avec sévérité, comme des antimilitaristes ou des déserteurs de la grande armée traditionnaire, les vers-libristes, les négligents de la rime, les indisciplinés de la mesure, les contempteurs de l'harmonie des rythmes. Il admet, m'écrivait-il, que seuls les poètes de génie prennent des licences, puisque toujours ils les consacrent. Ce à quoi je lui répondis que tous les poètes se croient du génie et s'autorisent de cette croyance pour transiger avec les règles et s'évader hors des bornes licites. Le temps se charge de classer et justifier tout cela.
      En tous cas, il faut, pour acquérir une sûre maîtrise, avoir manié longtemps sur l'enclume sonore des Rimes les métaux précieux des mots, les avoir forgés et martelés noblement à la façon d'un Heredia, dans la dimension rigoureuse et précise des formes admises comme les immuables canons de la poésie de tradition française.
      Notre auteur des Deux Jeunesses ne peut logiquement admettre d'ailleurs d'autres maîtres que ceux qu'il admira naguère, qu'il admire encore aujourd'hui, c'est-à-dire les maîtres éducateurs de ses premières ivresses poétiques.
      Lors d'une fameuse "Enquête sur l'évolution littéraire", il y a une dizaine d'années, les derniers maîtres parnassiens défendaient crânement notre héritage poétique fait de clarté, de mesure et de bon sens, contre les jeunes qui, à leur avis, le galvaudaient vraiment avec trop de sans-façon et de dédain des ancêtres.
      Selon Leconte de Lisle, les réformateurs, ce sont les amateurs de délire dont parle Baudelaire : "Lancez en l'air, disait celui-ci, des caractères d'imprimerie, et cela retombera en vers sur le papier." - "Le vers français vit l'équilibre, ajoutait le grand lyrique des Poèmes Barbares ; il meurt si l'on touche à sa parité."
      - "La Rime, proclamait Heredia, n'est pas une gène pour le poète, c'est un tremplin. La difficulté même excite le génie de l'artiste."
      Tous les autres, Coppée, Mendès, Sully Prudhomme, Verlaine même, répondaient à M. Jules Huret, qui conduisait l'enquête, que la Rime était le balancier de la poésie française, qu'on cesse de faire des vers français dès qu'on la supprime. Ce qu'on peut faire alors, c'est autre chose, disons de la prose rythmée tout simplement.
      Comme eux, l'ami Emile Rochard est resté, malgré l'évolution, l'apôtre des Rimes et des Rythmes d'autrefois, de toujours.
      Cela est logique et méritoire. Les hommes de sa génération lui sauront gré de n'avoir point maquillé et truqué son habile prosodie et de nous montrer d'agréables poèmes conformes aux vieilles mesures. C'est sur un excellent métier qu'il opéra le tissage de ces brocarts passementés de rimes opulentes et confectionnés de trame régulière et serrée.
      Il ne conviendrait point à mon amitié de lui décerner ici des éloges dithyrambiques et de ceindre sa tête des lauriers dont seuls les lecteurs inconnus disposent. En présentant au public ce vieux camarade égarant pour la seconde fois - après trente ans d'entr'acte - sa jeunesse dans la double colline, j'avais surtout à tâche de silhouetter d'un trait rapide sa physionomie et de fournir le petit curriculum vitae nécessaire au frontispice d'une pareille oeuvre. Je n'entends pas davantage passer en revue toutes les pièces de ce recueil, en signaler la grâce, la tendresse, la vigueur, la solide composition, non plus qu'en dégager l'émotion, l'esprit ou la verve, ou en discuter les tendances. J'estime simplement que ces poésies peuvent rencontrer des lecteurs d'esprit fraternel, des juges distingués, des appréciateurs délicats, des lectrices surtout, charmées de trouver toujours la femme au premier plan des rêveries du poète.
      La femme, lumière et sourire des sentiers de la vie, cause dominante de toutes les folies des hommes, fragilité qui alimente notre force, ange et démon tour à tour, la femme, l'amie, la mère, l'amante, est chantée par cet obstiné chanteur sur toutes les cordes de la lyre, avec une sensualité élégante traversée presque toujours par une irisation de tendre spiritualisme.
      On sent que les Deux Jeunesses du poète furent consacrées avec ferveur à l'amour, créateur suprême de poésie.
      Les jeunes générations n'ont plus même façon que les anciennes de chanter et d'aimer la femme. Pour nous, amoureux d'hier, parfois encore d'aujourd'hui, il n'y eut, il n'y a de bon dans la vie que d'aimer ; tout le reste doit être considéré comme du remplissage. Est-ce excessif ?
      Nous naquîmes, quoi qu'il en soit, avec cet excès dans la peau, il fallut bien le dépenser sur tous les champs de bataille de l'amour. Rochard, comme ceux de son temps, avait l'étoffe de Deux Jeunesses. Il a brodé cette étoffe avec une réelle belle humeur et une fantaisie claironnante dont on trouvera dans ce livre les très variés témoignages.
      Les femmes d'aujourd'hui, celles de demain, aimeront ces fleurs poétiques qui leur sont dédiées par un de leurs plus immarcescibles amoureux. Elles sentiront les parfums de ces hommages sur le rosier remontant de ces Deux Jeunesses. La galanterie, cette suprême politesse, aplanit les rides, les madrigaux n'en ont jamais.
      "Comme ce nectaire de l'abeille qui change en miel la poussière des fleurs, - écrivait le délicieux et profond Joubert, - ou, si l'on préfère, comme cette liqueur qui convertit le plomb en or, le poète a un souffle qui enfle les mots, les rend légers et les colore. Il sait en quoi consiste le charme des paroles et par que art on batit avec elles des édifices enchantés."
      Ainsi Rochard-Amphion fit encore du théâtre.


OCTAVE UZANNE.


(*) Nous avons choisi pour un plus grand confort de lecture à l'écran de publier ce texte en caractères romains et non en italiques comme dans le volume imprimé par Lemerre. Les noms et termes imprimés en romain dans le volume ont ici été rétablis en italiques. Pour avoir accès à ce volume il nous a fallu demander la numérisation payante de l'exemplaire de la Bnf (cote FRBNF31229782). Ce volume ne se trouve ni sur le marché des livres anciens et d'occasion actuellement (18 mai 2015) en ligne, si numérisé sur Gallica (Bnf). Il s'agit d'un volume in-18 (19 cm - format Lemerre classique à couverture jaune imprimée), de XX-229 pages. Une note du catalogue de la Bnf précise : "Réunit : "Première jeunesse . L'éternelle idylle" ; "Seconde jeunesse. Le corps de la femme en rondels. Autres rondels. Deux douzains de sonnets. Poèmes traditionnels. Poèmes divers".

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