lundi 4 mai 2015

Le Pigeon, Conte de Pâques, une aventure à Monte-Carlo en 1905, par Octave Uzanne (Dépêche de Toulouse, 10 avril 1909).


Table de roulette
Casino de Monte-Carlo, vers 1905
      Il faut replacer le récit de cette chronique dans le contexte du décès de la mère d'Octave Uzanne le 24 janvier 1905. On sait par une lettre qu'il envoya à son frère un mois après le décès de leur très chère mère qu'Octave Uzanne, 54 ans, fut littéralement hanté par cette mort. "Je suis encore bien hanté par notre chère maman, le soir en me couchant – ces chagrins sont lents, lents à perdre de leur acuité." (Paris, 24 février 1905). Nous avons déjà esquissé dans un précédent article un semblant de réponse à ces questions relatives au décès de la mère d'Octave Uzanne et au changement de mode de vie qui s'ensuivit. Edmond Haraucourt, ami des deux frères Uzanne, écrit à Octave le 4 février 1905 : "Mon cher Uzanne, Je sais, pour l'avoir maintes fois remarqué, que vous étiez restés, ton frère et toi, des enfants devant votre mère, - et, par la façon dont vous parliez d'elle, j'imagine la peine que son départ vous laisse : je l'imagine toute, et je t'envoie mes cordiales condoléances.".
      C'est donc dans ce contexte, vers le 18 ou 20 avril 1905 (*), qu'Octave Uzanne vit cette drôle d'aventure Monégasque. Une extrapolation qui ne nous paraît en rien fantasmée nous invite à croire que cette insomnie décrite ci-dessous et ses causes naturelles ne sont pas sans rapport avec ces insomnies liées à la mort de sa mère trois mois auparavant.
       Nous vous laissons apprécier ce récit intimiste qui en dit encore une fois assez long sur la psychologie du personnage Uzanne. Bien loin de la seule facette bibliophile jusque là connue des amateurs de beaux livres, c'est encore une fois un homme hypersensible qu'on découvre ici.

Bertrand Hugonnard-Roche


* * *

CAUSERIES

LE PIGEON
Conte pour Pâques


La façade du Casino de Monte-Carlo, vers 1905
      L'aventure, pour mince qu'elle soit, en vaut bien une autre. Je l'ai vécue, non sans angoisse, et son souvenir ne m'est point encore indifférent, bien que je n'en diminue point l'apparente puérilité. Souffrez que je vous la conte.
      C'était en 1905, il y a de cela quatre années, précisément quelques jours après les Rameaux. Avant de gagner Rome par le rapide du matin, je m'étais arrêté pour un soir à Monte-Carlo, au fameux hôtel qui communique par sous-sol avec le Casino des jeux. J'avais là des amis d'Angleterre fort cordiaux et qui apportaient à s'amuser, à regarder la vie de fête, des âmes neuves, de candides regards d'enfant encore sans lassitude et sans navrance. En leur compagnie, cette cité cosmopolite érigée en palais d'expositions et en décors artificiels m’écœurait un peu moins que lorsque je m'y sentais à l'état de solitude dans un monde principalement composé d'aventuriers, de filles, de marchands à la toilette, de ruffians et de snobs, avec une majorité de braves badauds prêts à être aimablement dévalisés, entôlés, pressurés par tant d'intéressés à vider leurs poches.
      Après dîner, mes hôtes qui avaient un goût décidé pour la roulette et le trente et quarante, m'entraînèrent vers les salles de fortune envahies par un peuple de joueurs presque silencieux et dont toute la tension d'esprit était uniquement absorbée le résultat du rouge ou du noir, de l'impair ou du pair, du manque ou du zéro dénoncé par le croupier avant la rafle magistrale du râteau ramenant presque tous les enjeux dans la caisse.
      Comme toujours, en pareil lieu, je me sentais mal à l'aise, inquiet, vaguement dégoûté par le spectacle, par l'ensemble, autour des tables à tapis vert, de ces physionomies aux regards avides, métalliques et sans nulle expression de sereine et douce humanité. Les yeux des femmes surtout m'effaraient. Ils n'avaient plus leur profondeur de charme velouté, leur attirance mystérieuse faite de tendre sensualité et de rêve. C'était une transfiguration ; je ne voyais je ne voyais plus que des iris d'aimant fixés avec attirance sur l'or semblables à de froides prunelles de vautour hypnotisant la proie entrevue. Lorsque roulait la bille, tous ces visages convulsés par l'attente, même les plus impassibles masques de professionnels, me semblaient effroyables à observer et analyser - un vrai cauchemar.
      Mes camarades qui s'étaient installés à un tapis de roulette me firent place près d'eux. Je sortis une dizaine de louis (**) et, sans aucun entrain d'ailleurs, pour me conformer à l'usage. Je plaçai mes jaunets un peu à l'aventure, souvent à cheval sur des bandes de numéros, parfois même hardiment en plein sur le 17 ou sur le 11 qui, pour des raisons superstitieuses, me semblaient devoir m'être favorables. Je ne prenais aucun intérêt à mes gains ; ils étaient cependant estimables. Le 17 et le 11 étaient sortis plusieurs fois m'apportant de belles moissons de pièces d'or. Vers onze heures et demie, je comptais environ 500 louis de profit à mon actif et je m'apercevais de mon succès à la façon dont j'étais oeilladé avec complaisance par ces dames, plutôt que par le poids de mon butin que je dus changer en bleus fafiots, avant de quitter la table de mes triomphes.
      J'invitai mes compagnons à souper dans un restaurant renommé un peu éloigné. Comme nous nous promenions par une superbe nuit étoilée dans les jardins dominant la mer et que mes amis plaisantaient sur le joli magot que la providence venait d'attribuer à un joueur aussi réfractaire que je le suis aux grandes passions de la déesse aveugle je me sentis suivi, frôlé par des êtres à mine patibulaire qui me pistaient assurément depuis ma sortie du Casino dans le but évident de barbotter mes poches et de me soulager des beaux billets de mille hospitalisés dans la poche intérieure de mon smoking. Je compris que les gentlemen pickpockets qui rôdaient autour de ma personne me suivraient ce soir-là comme les requins suivent les navires et, sous un prétexte, je rentrai un instant dans ma chambre d'hôtel pour y déposer ma petite fortune, que je dissimulai entre deux matelas, dans le pli d'un journal du jour. Ceci fait, je me sentis plus libre de mes mouvements et plus apte à m'abandonner à l'imprévu des cabarets selects de Monte-Carlo.
      Nous rentrâmes à l'hôtel vers deux heures du matin. Je n'avais bu que du soda, sans whisky, du soda à peine coloré de champagne ; je me sentais donc en parfait équilibre, avec des spasmes stomacaux se traduisant en bâillements successifs et prolongés qui annonçaient un profond désir de bon sommeil. Inspection faite de ma cachette, le produit de la roulette était intact. Je me couchai vraiment en excellentes conditions pour sainement dormir et, l'électricité éteinte, je songeais avec plaisir au voyage du lendemain, à la Ville éternelle et aux petites villes italiennes que je me proposais de visiter. Déjà, je perdais doucement connaissance, lorsqu'un bruit étrange comme un soupir étouffé suivi d'un froissement strident d'étoffe dans la chambre même me fît rallumer l'ampoule et inspecter les alentours avec curiosité.
      Je songeai tout d'abord aux fameux rats d'hôtel, dont Jean Lorrain peuplait ses dramatiques récits de la Riviera, et qui, en maillots noirs ont coutume de se glisser sous les lits, derrière les tentures souples comme des anguilles, prêts à cambrioler les malles et les meubles. Sous ma couchette de cuivre, je ne vis que le vide ; derrière les meubles, dans le cabinet de toilette, personne. Je me recouchai. La lumière à peine éteinte, le bruit reprit plus fort, souffle d'angoisse tout près de moi, sursauts de coups rebondissants en tambourinant sur un corps sonore ; crissements saccadés et convulsifs, et encore ce sourd hoquet d'épouvante qui dans la nuit silencieuse me semblait si inquiétant, si déchirant que les palpitations de mon cœur s'accéléraient à l'entendre sans que je puisse arriver ni en situer la provenance ni à en reconstituer la valeur des accents.
      Je m'étais mis sur mon séant, les lampes électriques donnant toute leur lumière, je regardais, j'interrogeais les murailles, les sièges, les rideaux, la fenêtre. Le lit était sans tentures, les armoires ouvertes étaient parfaitement vides et les saccades bruyantes, les souffles d'oppression, les sonorités d'étoffe de soie froissées se multipliaient très différentes, sans isochronie, toujours nouvelles et plus troublantes. Et cela était si proche, si douloureux, si anormal et inexplicable que je commençais à croire à des manifestations surnaturelles, à quelque drame de l'au-delà, à l'âme d'un joueur suicidé revenant pleurer sa vie dans la chambre même où il s'était donné la mort.
      J'essayai de la lecture, mais les résonances, les sons indicibles, les accentuations de faibles plaintes, les vibrations sèches d'éventail ouvert et fermé se renouvelaient et il n'y avait dans la nuit de cette chambre d'hôtel tant de lourd mystère que mon attention ne pouvait se prêter au récit d'un roman ou même s'intéresser au fait divers d'un journal. Par delà les cloisons j'entendais comme une orchestration des ronflements de voyageurs voisins dont j'enviais l'heureux sommeil réparateur, l'oubli de toute chose, l'inconscience heureuse.
      Vers cinq heures du matin, les nerfs en loque à force de sonder l'insondable, doutant de mon sens auditif, me supposant halluciné, je sonnai, longtemps en vain. Cependant, une heure plus tard, un valet de chambre mi-vêtu se montra. Je lui fis part des bruits insolites. Il parut ne point comprendre, douter de ma raison. Je le forçai à s'asseoir, à demeurer silencieux, à écouter. Les surprenantes palpitations crissantes, les gémissements imprécis, les coups de tympanum reprirent. Le larbin, les yeux hagards, cherchait à deviner. Le jour montait. Brisé de fatigue, je laissai l'homme dans la chambre, passant dans la salle de bains voisine, espérant un peu de réconfort d'une ablution totale.
      Comme je rentrais dans ma chambre, le valet, un peu plus pâle, me montra le baldaquin alors sans usage, puisque sans rideaux, et affirma : "ça doit venir de là, monsieur, ça ne peut venir que de là !... Faudrait voir !
      - Peut-être bien, allez chercher une échelle.
      Il revint, grimpa, explora à bout de bras le vide du cadre tendu et ramena dans sa main ensanglantée le corps d'un pauvre ramier qui se débattait encore.
      - Un pigeon fis-je, c'était un pigeon.
      - Ah ! oui, monsieur, dit le garçon, maintenant souriant, un pigeon, je m'explique, c'est une victime du tir ; il se sera envolé blessé, aura pénétré ici par la fenêtre ouverte et aura fait son nid dans le baldaquin. C'est dans son agonie, voyez-vous qu'il causait ce sacré pétard.
      Un pigeon, à Monte-Carlo, un pigeon expirant, quel symbole !
      Combien d'autres pigeons blessés qui meurent sans bruit et qu'on cache.

OCTAVE UZANNE
Dépêche de Toulouse, Samedi 10 avril 1909


(*) Une rapide recherche dans le calendrier de 1905 nous indique que le dimanche de Pâques était le 23 avril. Le Dimanche des Rameaux était le dimanche précédent à savoir le 16 avril. Uzanne indique que l'action se déroule "quelques jours après les Rameaux". Nous interprétons donc "entre le 18 et le 20". Nous ne savons pas encore la date exacte de son départ pour Rome.

(**) Octave Uzanne précise les montants joués : une dizaine de louis. Si l'on s'en tient à ce qu'on appelait un louis d'or à l'époque (1905), il doit s'agir d'une pièce de 20 francs or (Napoléon d'or de 20 francs). Autrement dit il joue pour environ 200 francs or sur le tapis à la roulette. Il indique également avec précision ses gains : 500 louis ! Ce qui signifierait que ce soir là Octave Uzanne réalise un gain de près de 10.000 francs or ! Somme énorme. Doit-on le croire ? Pourquoi pas. A titre d'information, le cour actuel de la pièce de 20 francs or est d'environ 200 euros. Si l'on fait un calcul rapide, ce soir là Octave Uzanne joue environ 2.000 euros pour un gain final de près de 100.000 euros ! On comprend son stress de se faire dépouiller par des pickpockets. Pour quelqu'un qui n'aime pas jouer ... qui n'aime pas le jeu ... c'est ce qui s'appelle la chance du débutant.

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