mardi 3 février 2015

Octave Uzanne et le troisième sexe : homo-sexuels, invertis, bougres et autres Allemands : Opinion en Une de la Dépêche de Toulouse (8 février 1908).

     

      Octave Uzanne publie cet article le samedi 8 février 1908. Il court entre la une du journal et la deuxième page où il s'achève sur une colonne. Nous avons décidé de republier aujourd'hui ici cet article dans son intégralité car il nous paraît lourd de sens et mérite d'être versé au dossier encore très incomplet des préférences sexuelles d'Octave Uzanne. Octave Uzanne a 57 ans.
      A la même époque, le 15 mai 1908 exactement, il écrit à son frère Joseph : "Je n’ai pas besoin de te dire que si ça te chantait de venir dimanche, je te recevrais avec plaisir (à Paris, Place de l'Alma), mais tu as immobilisé ton temps avec cette petite serine de Cladel ce qui t’est moins salutaire qu’une promenade en plein air – Je le regrette pour toi, Barbizon eut mieux valu – Moi, je ne me laisse plus aller à ces choses, je crois avoir raison ; je tâche de diriger ma vie dans les voies essentielles de la santé, les plus jolies et les plus intelligentes des femmes ne m’en détourneraient pas … et pour cause, c’est que je n’en veux et que je m’en fous, ne voulant les foutre [...]" (*). Uzanne est sur le point de déménager pour les hauteurs de Saint-Cloud (été 1908) et comme il l'écrit encore : "J’ai parfois des heures de mélancolie dans le chambardement de ma vie ; vieil atavisme de français conservateur, mais je me reprends vite." En résumé Octave Uzanne est à un tournant de sa vie personnelle. Il choisit de déménager au vert et de se séparer d'une grande partie des objets, bibelots et meubles qu'il avait accumulé toutes ses années.
      C'est dans ce contexte qu'il écrit donc ces lignes sur l'homosexualité qui paraissent dans la Dépêche de Toulouse. C'est à notre connaissance la première fois qu'il publie un texte aussi long et aussi incisif sur ce sujet de société et de mœurs. Nous avons déjà publié une réponse d'Octave Uzanne à une enquête publiée en 1926 et qui tenait en trois questions : 1° Avez-vous remarqué que la préoccupation homosexuelle se soit développée en littérature depuis la guerre ? A quelles causes attribueriez-vous le développement de cette préoccupation ? 2° Pensez-vous que la présentation, dans le roman, dans la poésie ou au théâtre, de personnages invertis puisse avoir une influence sur les mœurs ? Est-elle nuisible à l'art ? 3° Si vous croyez qu'on doive combattre cette tendance, par quels moyens ? Si vous croyez qu'on doive la tolérer, pour quelles raisons ? Octave Uzanne a été classé parmi les réponses favorables et il s'exprimait alors en ces termes : « J’estime que les mœurs demeurent les mêmes à travers les âges : l'humanité est immuable ; seule l'hypocrisie est plus ou moins perfectionnée. Baudelaire avait raison de dire que la nature n'a mis aucun obstacle formel à l'accomplissement de certains accouplements que l'humanité, aussi bien que l'animalité, ont toujours pratiqués selon les opportunités. Pourquoi donc parler de mœurs contre nature, antiphysiques, anormales ? Là où il y a possibilités physiologiques d'adaptation et des conséquences nulles et aucunement nocives, peut-il y avoir criminalité ou offense aux lois naturelles? C'est question de vie privée, de goûts, d'impulsion (Baudelaire dixit). ». 1908 - 1926 : 18 années de réflexion sur le sujet. En 1926 Octave Uzanne ne pense sans doute plus que ces infortunés aliénés de la vie amoureuse et des galanteries normales soient autant de dégénérescences. Les monstrueuses conquêtes de l'homosexualité sont-elles devenues pour lui normales ? Quoi qu'il en soit, de cet article de 1908 ressort plusieurs éléments qu'il conviendrait d'analyser finement si nous voulions tenter d'esquisser un portrait psycho-physiologique d'Octave Uzanne.  Octave Uzanne n’appréciait pas les homo-sexuels et pourtant il était l'un des meilleurs amis et confident de Jean Lorrain (mort en 1906), grand amateur de débauches des deux rives, sur lequel il publiera d'ailleurs des Souvenirs intimes en 1913. Que penser ? Uzanne amant des femmes, ami des homosexuels ? Il écrit dans ses Souvenirs intimes : "Jean Lorrain me fut un ami cher, dont j'appréciai les rares délicatesses, l'âme endolorie et fière, le pénétrant esprit d'observation, l'honnêteté littéraire et surtout le sentiment impérieux, le rare diagnostic de la beauté sous toutes ses formes et origines. Il eut tous les dons de la valeur subtile de sensitivité artistique au suprême degré." Uzanne savait les débauches de Lorrain. C'est donc dans ce contexte d'admiration sensible qu'il faut remettre cet article de 1908, peut-être finalement plus virulent pour les Allemands que pour les homo-sexuels. Car à travers eux, c'est toute l'Allemagne qu'il veut voir vaincue, avant même que la guerre n'ait recommencé. Cela viendra quelques années plus tard.
      A celles et ceux qui s'interrogent encore au sujet de l'orientation sexuelle d'Octave Uzanne, cet article pourrait servir de réponse. Mais probablement reste-t-il encore quelque mystère à découvrir. Octave Uzanne amoureux de l'amour ? Sans doute. Amoureux des femmes ? Probable. Repenti des femmes ? Très certainement.

Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Correspondance inédite des frères Uzanne, Archives Départementales de l'Yonne, Auxerre.


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CAUSERIES

Le troisième Sexe


      Après le premier procès Harden (1), l'Europe surprise, un instant écœurée par les scandaleuses révélations des témoins cités, admirait néanmoins qu'il y eût toujours des juges à Berlin. Depuis lors, l'hypocrisie de la justice est devenue, sur les rives de la Sprée, une vertu de commande. On y pressentit un ordre formel de montrer mœurs orthodoxes, candeur et pureté. On fit blanchir le linge douteux du comte de Moltke (2) et il n'est point jusqu'aux cas des Hohenau et des Lynar, cependant si peu défendables qui n'aient été soumis à une désinfection partielle grâce au sublimé corrosif (3) distillé par le pharisaïsme de la Cour d'Allemagne et des pouvoirs religieux.
      Mais toute cette mascarade de la magistrature qui étouffe les témoignages nidoreux (4) par le tout-à-l'égout souterrain du huit clos, n'empêche pas les faits de se reproduire, ni l'étude des bouillons de culture de l'homo-sexualité d'être poursuivis par les savants disciples de feu le médecin légiste A. Tardieu, auteur d'un ouvrage naguère célèbre intitulé : Les Attentats aux mœurs, publié vers 1865 et où le latin bravait, de façon plus que cocasse, l'honnêteté et l'argot de la basse pègre.
      Les volumes et les brochures traitant de l'homo-sexualisme se multiplient depuis quelques mois en Allemagne sous la plume autorisée des doctes professeurs et des docteurs de toutes les Facultés. Au dix-huitième siècle, on désignait les anormaux du joli mot dédaigneux de "non conformistes", ce qui avait un petit ragoût de casuistique bien digne de cette aimable époque où la religion, jusqu'au jésuitisme, inclinait si malicieusement vers l'épicuréisme et le paganisme le plus élégant. Depuis lors, les étiquettes ont beaucoup varié dans le but de désigner les infortunés assez mal influencés pour préférer Ganymède (5) à Vénus. Nos médecins sociologues employèrent les termes de pervertis ou d'invertis, alors qu'en Angleterre on adoptait le mot d'uraniens. Au temps de Scarron et de Molière, on disait plus simplement les bougres, pour évoquer les déplorables habitudes des Bulgares ; je crois qu'un jour prochain le qualificatif d'Allemand suffira pour flétrir des moeurs répugnantes, qui, quoi qu'on en puisse dire hors de nos frontières, n'auront jamais rien de français. Tous les ouvrages germaniques dont je parle indiquent en effet un déplorable état de perversion dans le vertueux pays de Goethe, de Schiller et de Frédéric Nietzsche. Je viens de lire un opuscule de haut intérêt tout récemment sorti des presses et qui est signé par un savant dont, au-delà du Rhin, m'affirme-t-on, la situation scientifique est éminente et sérieusement assise : le docteur Magnus Hirschfeld (6). Cet ouvrage est intitulé : "Le Troisième sexe. Les homo-sexuels de Berlin." Il affecte une allure d'étude de documentation, d'observation, de statistique et de sociologie pathologique, mais on n'y trouve aucune réprobation, nul dégoût à remuer un sujet aussi répugnant, et, ce qui est fait pour nous surprendre, on y sent un constant appel à l'indulgence, à la non répression légale, à la tolérance nécessaire qui seule peut arrêter la propagation du mal. Ce singulier troisième sexe que les Allemands ont imaginé, après la publication de certain livre sur la sexualité d'un jeune dément de génie, Otto Schweninger (7), exprime bien la mentalité étrange de nos voisins de l'Est. Chez nous, nous disons "ni homme ni femme : Auvergnat", par esprit de pure blague ; mais, chez les Boschs, on prend au sérieux le troisième sexe ; il sert à frontispicer des livres inquiétants ou l'androgynat se révèle dans l'armée, dans le peuple et surtout dans la haute société aristocratique avoisinant le grand kaiser aux attitudes de Lohengrin (8) et de demi-dieu, style chevalier de la Table ronde.
      "Les initiés (charmant euphémisme!) écrit le docteur Magnus Hirschfeld, ceux qui savent, remarquent bien vite dans les rues et les endroits publics de Berlin, outre les hommes et les femmes, au sens reçu du mot, des personnages qui, parfois, par leurs manières, souvent même par leur mise, se différencient au point qu'entre le sexe masculin et le sexe féminin il a fallu créer un vocable spécial, celui du troisième sexe. Cette expression, déjà en usage dans l'antique Rome, poursuit l'Herr Doctor, ne me paraît pas particulièrement heureuse, mais, en tous cas, meilleure que le terme d'ores et déjà si fréquemment employé d'homo ou de simili-sexuel, lequel terme peut fortifier la conception fort répandue que ceux auxquels on l'applique ne peuvent se trouver réunis sans commettre certains actes physiques, ce que les faits ne confirment en aucune manière."
      Et le docteur s'explique. "Quand nous parlons des anormaux, il ne faut pas toujours supposer que tous se livrent à des pratiques sexuelles de quelque ordre que ce soit. Quand bien même il s'en produirait, elles échappent à l'observation, non seulement à cause des pénalités qu'elles entraînent, mais avant tout par suite d'un sentiment de pudeur, de convenance de moralité tout aussi inné chez les homo-sexuels que chez les normo-sexuels. En aucun cas elles ne constituent l'essentiel et souvent elles font complètement défaut. L'essentiel, ce n'est pas l'acte, c'est la nature même de l'uranien, c'est son attitude vis-à-vis du sexe masculin et du sexe féminin ; ce sont les sympathies et les antipathies qui découlent de sa constitution naturelle. Beaucoup de cas restent impénétrables, soit que les indices fassent défaut, soit que les homo-sexuels jouent avec une rare adresse leur comédie de la vie, en calquant toutes leurs habitudes sur celles des normaux et apprenant l'art de dissimuler sagement leurs penchants."
      Ah ! qu'en terme calviniste ces choses-là sont exprimées. On sent que le docteur Magnus est plein de magnanimité pour ses chers invertis ; il se garde bien de parler de leur honte, il parle de leur pudeur et s'efforce à nous faire croire à la pure sentimentalité, à l'absolu platonisme de ces infortunés aliénés de la vie amoureuse et des galanteries normales. Mais, on pourrait dire que, dans la mentalité allemande, nos révoltes contre le socratisme (9) restent incomprises. On se plait, dans la vertueuse Allemagne, à cultiver la littérature spéciale de la décadente latinité. On y traduit et commente les Sonnets de Shakespeare, on y publie les pires oeuvres du marquis de Sade ; on y exalte les lettres inquiétantes et passionnées de Wagner, et on y donne comme ayant été antiphysiques les principaux grands intellectuels, peintres, poètes, musiciens, grands généraux, souverains de l'antiquité et de l'histoire contemporaine : Néron, César, Antonius, Le Tasse, Egmont, Karl Moor, Molière, Frédéric-le-Grand, Napoléon et même l'homme symbolisant le séducteur féminin par excellence, le collectionneur de mille et trois maîtresses.., Don Juan, ce qui semble un comble et une gageure folle.
      Le livre du docteur Hirschfeld est le plus terrible qui ait été écrit sur la prostitution masculine à Berlin, où, selon lui, on compterait au minimum plus de 50.000 homo-sexuels avérés et pratiquant, sans parler des doux ingénus qui se contentent de flirter, les demi-vierges du troisième sexe qui seraient dans les proportions de 25 à 30% de la population, ce qui est assez coquet pour un pays dont on nous a toujours vanté les placides amours à la guimauve.
      Les prostitués masculins, d'après l'auteur qui semble posséder et si bien goûter son sujet, se divisent à Berlin, en deux groupes : normaux et authentiques. Ces derniers, très efféminés, portent assez fréquemment des robes de femmes, particulièrement très mal vue par les filles galantes et qui occasionne des batailles réglées entre les deux trottoirs sous prétexte de concurrence déloyale.
      Jetons un voile épais sur ces turpitudes des sentines germaniques dont il convient de signaler toute la profondeur afin de nous rehausser dans notre propre estime, nous, Français qu'on ose accuser, Outre-Rhinn d'être immoraux, pourris et gangrenés au point de menacer nos voisins de contamination. Des ouvrages tels que celui du docteur Hirschfeld sont très nombreux en Allemagne et y obtiennent le plus considérable succès ; j'avoue qu'ici j'hésiterais à en faire une analyse rigoureuse tant les détails scandaleux y abondent.
      Il serait difficile de citer les scènes qui se déroulent dans les réunions uraniennes uniquement composées de princes, de comtes et de barons. Nous ne sommes plus au temps de Pétrone, et, franchement, nos vainqueurs le dépassent d'une belle longueur dans leurs descriptions d'orgies ; mais ils sont plus lourds, moins fleuris, et sans aucune poésie dans ce genre. Ils ne savent pas feuilleter la galette du vice et ce qu'ils nous servent est pitoyablement grossier, compact, écœurant et inassimilable.
      Ils savent toutefois nous révéler le mal, l'ignoble ulcère qui ronge leur société. C'est un chancre hideux qui ne fait qu'apparaître en façade mais qui s'étend traîtreusement par derrière d'effrayante manière, sous le regard bienveillant des apologistes de l'homo-sexualité, qui prétendent étudier les moyens d'utiliser les homo-sexuels d'une façon profitable à la nation. Cette prétention est un cas de folie. Reprenons donc vis-à-vis de ces dégénérescences conscience de nos supériorités françaises, de nos forces morales, de nos galanteries affichables. L'heure n'est pas prochaine où le troisième sexe fera chez nous les monstrueuses conquêtes qu'il recueille en Allemagne.

OCTAVE UZANNE.
Dépêche de Toulouse,
Samedi 8 février 1908


(1) L’affaire Harden-Eulenburg ou affaire Eulenburg désigne le scandale qui secoua le deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur Guillaume II et les procès qui s’ensuivirent. Cette affaire, qui connut un vaste retentissement, est considérée par certains historiens comme un scandale majeur qui ébranla l’Empire allemand.
(2)
(3) Autre nom pour le Chlorure de mercure ou mercurique, alors utilisé comme désinfectant. On traitait alors la Syphilis à l'aide de ce toxique qui faisait autant de mal que de bien.
(4) Le comte Kuno von Moltke, gouverneur militaire de Berlin, surnommé "la douceur". Les 13 et 27 avril 1907, Harden reprend ses attaques. Cette fois il précise clairement l’homosexualité de Kuno von Moltke et d’Eulenburg rappelant que l’Ordre de l’Aigle noir avait été conféré à celui-ci alors que la dignité de l’Ordre de Saint-Jean avait été refusée au prince Frédéric-Henri de Prusse en raison de son « inversion sexuelle ».
(5) Dans la mythologie grecque, Ganymède (en grec ancien Γανυμήδης / Ganumếdês) est l'amant de Zeus et l'échanson des dieux. Sa beauté est devenue proverbiale.
(6) Magnus Hirschfeld, né le 14 mai 1868 à Kolberg, aujourd'hui Kołobrzeg, mort le 14 mai 1935 à Nice, est un médecin allemand, qui fut le premier à étudier la sexualité humaine sur des bases scientifiques et dans sa globalité. Il est l'un des pères fondateurs des mouvements de libération homosexuelle. Hirschfeld lutta contre la persécution des homosexuels allemands soumis au paragraphe 175.
(7) En réalité Ernst Schweninger (né le 15 juin 1850 à Freystadt et décédé le 13 janvier 1924 à Munich) est un médecin et historien de la médecine allemand.
(8) Lohengrin, dit le chevalier au cygne, est un personnage de la légende arthurienne, fils de Perceval.
(9) Amour socratique. [P. réf. aux mœurs supposées de Socrate] "Amour d'un homme adulte pour des jeunes garçons" (GDEL). Synon. pédéraste.

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