dimanche 8 février 2015

Souvenirs sur Thomas Edison par Octave Uzanne (7 mars 1908)


      Thomas Edison a survécu à l'effroyable état physique décrit par Uzanne en mars 1908. Il mourut la même année qu'Octave Uzanne, le même mois, à quelques jours d'intervalle, en octobre 1931, âgé de 84 ans. Après 1908 Edison resta un inventeur prolifique et ne cessa son activité que dans les tous derniers moments de sa vie de génie-inventeur-industriel.
      Le témoignage d'Octave Uzanne lors de sa visite en avril 1893 à Orange-Park chez Edison est précieux et nous révèle quelques détails physionomiques et psychologiques intéressants. Uzanne était alors envoyé spécial pour le Figaro afin de couvrir la World's Fair de Chicago. A 15 ans de distance sans doute les souvenirs ont-ils été quelque peu altérés, modifiés par l'imaginaire. Cela est tout à fait acceptable.
      Néanmoins cette rencontre fut importante pour Uzanne, qui, nous le pensons, conserve toujours très nettement un souvenir fiable de ses impressions, même les plus anciennes.
      Nous reviendrons bientôt sur cette visite à Edison au travers du texte publié à l'époque dans l'ouvrage Vingt jours dans la Nouveau Monde, de Paris à Chicago publié à la fin de l'année 1893.


Bertrand Hugonnard-Roche


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CAUSERIES
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Souvenirs sur Thomas Edison


Thomas Edison en 1901 dans un de ses laboratoires
    Le grand faiseur de miracles scientifiques, l'homme extraordinaire auquel nous sommes redevables du Téléphone, du Phonographe, du Kinétographe, du Télégraphe  quadruplexe, du Mégaphone, du Dynamogénérateur d'électricité et de la plupart des grandes inventions électriques constituant le progrès contemporain, Edison est, en ce moment, mourant, victime de ses expériences, les yeux aveuglés par les rayons violets, ayant subi, pour la troisième ou quatrième fois, de douloureuses opérations qui ont fait de lui un martyr de la science.
      Qu'il survive ou non à l'effroyable état physique, où son génie prisonnier du corps est entré en agonie, ce vaincu ne fera plus désormais retentir le monde du bruit de ses merveilleuses découvertes. A soixante et un ans, le voici au bout d'une carrière surprenante qui lui assure, mieux qu'à tout autre, l'Ilmmortalité, celle qui est due à un surhomme, à une sorte de Prométhée ayant dérobé au ciel et à la terre ses mystérieux secrets, ayant capté les sources de ses forces jusqu'alors inconnues, pour nous créer une vie nouvelle d'une intensité prodigieuse qui en centuple l'activité.
      J'ai connu Thomas Edison en 1889, lorsqu'il vint à Paris et, plus particulièrement encore, je le vis chez lui à Orange-Park, en 1893, alors qu'il me fit l'honneur de me choisir comme le révélateur de son invention de Kinétographe, devenu depuis lors biographe et cinématographe aux mains des adaptateurs. Je me souviens avec une netteté absolue de cette journée passée dans la compagnie de ce bon sorcier à Orange-Park, un peu au-delà de Newart, dans le New-Jersey, à une distance d'environ une heure et demie de New-York par Ferry boat et Electric car. C'était là que s'élevait l'énorme bâtisse de briques rouges, l'Edison's factory, où il travaillait sans trêve, après avoir abandonné ses ateliers du Menlo-Park, qui servirent à ses débuts.
      Edison ne le faisait pas à la pose. Il ne faisait parade d'aucune vanité. Bien qu'il n'eût alors que quarante-six ans, il en paraissait au moins cinquante-six. Vêtu à la façon des ouvriers anglais, en bras de chemise, les manchettes retroussées, sans faux col, le chapeau melon posé à l'arrière du crâne, la figure poupine, non rasée depuis plusieurs jours, les cheveux set et poivre, on eût dit, en le voyant, chez lui, qu'il appartenait, en sous-ordre, à quelque équipe de chauffe ou d'ajustage. La démarche était lente, le dos légèrement vouté, l’œil gris-bleu froidement inquisiteur, malicieux, pénétrant, bien que sans feu. Je remarquai ses mains courtes aux ongles en deuil, meurtries, éraflées par des travaux de métallurgie. Il vint moi, dans la salle où je l'attendais avec beaucoup de rondeur affable et cette cordialité d'accueil si agréable, presque si fraternelle chez les anglo-saxons supérieurs.
      Il convenait de lui parler fort, car déjà sa surdité était profonde ; mais il s'approchait de lui-même, la main en corne d’acoustique, riant gaminement de son infirmité qui l'obligeait à tant de combinaisons pour converser. Il avait énormément d'humour et de drôlerie dans son langage et sa diction nasillarde. Il ne connaissait pas un traître mot de français, d'italien et très peu d'allemand. Mais chose étrange - était-ce par galanterie - il me déclara aimer passionnément la France et les Français et n'avoir pour ses compatriotes et même pour les Anglais que des sentiments antipathiques. Les uns et les autres sont, me dit-il, trop brutaux, insensibles (unfeelings) ; ils meurtrissent les délicats et sont impitoyables dans leur arrivisme. Et avec une grimace de dédain et d'amertume, une crispation clownesque de son visage de vieux cabotin, il ajoutait : "Vilaines, vilaines bêtes ! Sales bêtes !"
      La vérité est qu'Edison avait à se plaindre énormément des hommes d'affaires yankees. Il avait été exploité, trop souvent même dépouillé du fruit de certaines de ses découvertes. Son indignation à ce sujet ne s'apaisait pas et tout en me prenant le bras familièrement, pour me conter la férocité des procédés dont il avait eu à souffrir, il concluait, moitié riant hautement, moitié se lamentant, avec un geste tragique : "Les hommes sont trop canaille et voleurs" voyez-vous ! Puis, gentiment, comme pour corriger son dire : "... Sauf les artistes, les poètes, les rêveurs, ce sont les bon d'entre les méchants !"
      C'était d'autant plus aimable de sa part qu'à son avis, j'en suis sûr, l'art n'était qu'un luxe superflu et que les œuvres d'imagination ne pouvaient servir les intérêts réels et pratiques de l'humanité. Comme je lui parlais de l'Eve future, le roman de Villiers de l'Isle-Adam, dont il était en quelque sorte l'inspirateur et le prototype, il m'avoue l'ignorer et n'avoir jamais perdu une seconde de sa vie à lire un roman, un livre de poésie, une œuvre de critique ou de voyage.
      Ah ! cette promenade faite en sa compagnie à travers son grand village d'industriel, combien variée fut-elle, depuis la vision du Kinétographe, l'audition de ses phonographes, - où lui-même semblait prendre, à écouter des airs de cirque, un plaisir de vieux gosse échappé de la salle d'étude, - jusqu'aux ateliers d'expériences d'éclairage et de fabrication des lampes-ampoules. Je ne saurais décrire tout ce que je vis comme outillages inédits, inventions à l'essai, machines à graver les chiffres et les lettres d'imprimerie, machines à chiffrer, à additionner, téléphones nouveaux styles, etc. Je revois encore Edison, penché sur les cylindres des phonographes en fabrication, me faisant admirer, à l'aide du microscope, les infinitésimales parcelles de saphir servant à fixer le son, à accrocher la note sur l'appareil enregistreur. Plus loin, il me mettait en main, fébrile de gaieté, en me pressant de la mettre en poche, comme souvenir, une montre à bon prix de 1 dollar, qu'il venait d'éditer. Et il sortait la sienne, la jetait en l'air comme un camelot pour me montrer qu'elle ne craignait rien et qu'il était fier de n'en point avoir d'autre pour mesurer son temps si précieux. Au cours de cette visite le brave homme ne savait que m'offrir et me prodiguer, riant sans cesse d'un rire de sourd à ses propres saillies, avec une joie très manifeste et de fréquents tapotements de main affectueux sur mon épaule.
      Ce puissant créateur de phénomènes avait une physionomie extraordinaire de mobilité, il semblait prendre plaisir à être comique, à grimacer, à exprimer par des expressions énergiquement drôlatiques ses goûts et dégoûts. Il y réussissait à merveille, et me faisait éclater d'alacrité, ce qui le réjouissait. Comme j'écoutais une musique allemande reproduite par l'un de ses appareils et qu'il avait saisi un des récepteurs pour savoir de quoi il s'agissait, il fit une mimique d'épouvante, d'horreur, un simulacre de nausée digne d'un maître acteur. Il semblait vouloir vomir toute l'Allemagne et tout l'art allemand, la musique et le reste.
      A quoi travaillez-vous actuellement ? demandai-je à Edison.
      - A faire des diamants me répondit-il, à constituer le carbone pur, le diamant noir, le boart. Et, d'un geste dédaigneux, montrant ses doigts, ses boutons de chemise, il indiquait : Pas ça, pas ça, pas des diamants de luxe inutiles, mais le boart qui servira à l'industrie, au forage, le diamant pratiqe, le diamant blanc taillé, mimait-il ... Zut ! ça m'est égal ! C'est bon pour les snobs. - Et d'imiter l'allure du snob !
      Lemoine était moins modeste et plus bluffeur. Edison ne parvint point à faire le boart, mais il n'aurait trompé personne. Ce fut le travailleur patient, honnête, borné à ses découvertes, qui transforma le monde sans presque vouloir sortir de son home et qui, richissime, vécut comme le plus médiocre des usiniers, le moins vaniteux des ouvriers.
      Il détestait New-York, n'y allait presque jamais et souffrait d'entrer en contact avec les hommes et les mœurs de son pays. On peut croire qu'il ne connut ni les spectacles ni les spectateurs de son temps. C'est sans doute ce qui avait conservé son apparence de vieux Fellow loustic et ses manières d'Aladin ébloui des miracles de sa propre lampe. On ne fit jamais de plus grandes révolutions avec pareille modestie. Je conserve de ce grand homme l'image d'un vieux gamin amuseur et amusé, à l'âme simple et candide, insoucieux de sa gloire et presqu'insconscient de son génie.


OCTAVE UZANNE.
La Dépêche de Toulouse,
Samedi 7 mars 1908

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