samedi 8 décembre 2012

Neuf lettres autographes d'Edmond Haraucourt à Octave Uzanne (1885-1909).


Nous avons déjà évoqué dans ce blog les relations amicales qui pouvaient exister entre Octave Uzanne et Edmond Haraucourt. La découverte récente, grâce à un ami libraire, d'un petit ensemble de neuf lettres autographes adressées par l'auteur de la sulfureuse Légende des Sexes à Octave Uzanne, permettent d'en savoir un peu plus sur cette relation qui restera malgré tout encore assez floue.

Ces neuf lettres (*) ont été écrites entre mars 1885 et janvier 1909, soit près de vingt-cinq années. On sait par le témoignage écrit d'Octave Uzanne lui-même qu'il ne connaissait pas Haraucourt avant que ce dernier ne publie sa Légende des Sexes : "Je ne connaissais Edmond Haraucourt que par une forte plaquette de vers publiée, sous un pseudonyme, il y a deux ans, en Belgique, pour quelques rares élus, non mise dans le commerce et qui avait pour titre : la légende des sexes, par le Sire de Chambley, in-8°" (Le Livre, 1885). Comme nous avions vu, Haraucourt dédie un poème non moins sulfureux intitulé Calymanthe dans son recueil de poésies intitulé L'âme nue, publié en 1885. On peut supposer que l'amitié entre les deux hommes de lettres alla crescendo entre 1883 et 1885 et les années suivantes. Octave Uzanne propose son ami Haraucourt aux Bibliophiles contemporains dès l'assemblée générale du 25 novembre 1891 (annales administratives pour 1891). Uzanne défend les Contes d'Haraucourt bec et ongle face à une assemblée hostile : ils ne réunissent pas l'approbation des deux cinquièmes de l'assemblée. Uzanne passe en force et utilise l'article 15 du règlement qui stipule que le vote d'une publication présentée par le comité est acquis à une majorité relative lorsqu'elle ne réunit pas contre elle l'opposition de 50 voix. Haraucourt est sauvé par Uzanne et permettra ainsi de voir aboutir ce qui peut être considéré comme le plus bel ouvrage de bibliophilie produit par cette société. Les Contes d'Haraucourt, au nombre de quatre et regroupés sous le titre général de L'Effort (La Madone, L'Antéchrist, L'Immortalité et La Fin du Monde) sont achevés d'écrire peu avant le début de mars 1893. Le volume est illustré par quatre artistes de talent différents mais tous rattachés au mouvement symboliste. Alexandre Lunois illustre La Madone. Eugène Courboin illustre L'Antéchrist. Carlos Schwabe illustre L'Immortalité et enfin Alexandre Séon illustre La Fin du Monde. Les dessins ont été achevés courant 1893 et le volume sort finalement des presses en 1894. Nous reviendrons prochainement sur ce magnifique ouvrage. Cet ouvrage appela inévitablement une très grande complicité entre les deux hommes.

Haraucourt publia quelques autres ouvrages entre 1885 et 1909 : Amis, roman (1887) ; Seul, roman en vers (1890) ; Don Juan de Manara (1898) ; Jean Bart (1900) ; les Naufragés (1902) ; les Benoît (1904) et la Peur (1907). Devenu conservateur en chef du Musée de Sculpture comparée du Trocadéro de 1894 à 1903 , puis conservateur en chef du Musée de Cluny de 1903 à 1925, les relations entre les deux hommes restèrent probablement cordiales sans que nous en sachions plus pour le moment.

Pour l'heure nous n'avons que ces neuf lettres pour nous faire une idée plus précise de ce que purent être leur amitié. Les voici. Nous les présentons classées chronologiquement.

* * *

Lettre I. [papier à en-tête du Ministère du Commerce - Direction du Commerce extérieur]. 1 p. 1/2

Paris, le 28 mars 1885

Urgent

Mon cher Uzanne,

Il faut que vous preniez votre plume la plus amicale pour écrire à Ballu afin de lui recommander la candidature de d'Argence aux Pastellistes dont Ballu est Président. Je lui écris moi même, mais vous pouvez plus que moi. Dites carrément qu'il a beaucoup de talent, comme pastelliste ; je m'en porte garant très affirmatif.
Amitiés et merci. [signé Edmond Haraucourt].
N.B. Eugène d'Argence

* * *

Lettre II. [papier à en-tête du Ministère du Commerce - Direction du Commerce extérieur]. 1 p.

Paris, le 22 mai 1887

Mon cher ami,

J'ai dîné hier soir chez Madame Picard. Elle est à Paris depuis trois semaines, 1 rue Lincoln. Elle te demande. Je me suis chargé de t'écrire. Elle t'en veut pour de rire, au sujet des marrons glacés.
Je te serre cordialement la droite et la gauche.
A toi. [signé Edmond Haraucourt].

* * *

Lettre III. [papier à en-tête du Musée de Sculpture comparée (Trocadéro). Cabinet du Conservateur]. Uzanne a écrit à la plume le nom "Haraucourt" en haut à droite. 1 p.

Palais du Trocadéro, le 4 avril 1897

Mon cher ami, 

Je reviens du Hâvre, et je trouve ta lettre.
Je vais t'envoyer la couverture demandée : mais je suis bien occupé, et je n'ai personne pour faire mes courses. Je vais tacher de ne pas, cependant, te la faire attendre trop longtemps.
A toi. [signé E. Haraucourt]

* * *

Lettre IV. [papier à en-tête du Musée de Sculpture comparée (Trocadéro)]. 1 p. 3/4

Palais du Trocadéro, le 9 janvier 1902

Bonne année !

Et puis, dis donc : en ma mémoire, vaguement, reste note de ceci : Uzanne a été aux Baléares. - Or, nous partons demain pour Toulouse-Perpignan. Et si j'avais la possibilité, peut-être nous pousserions jusqu'à ces îles dont le nom me fait rêver depuis l'enfance.
Ne pourrais-tu me donner, en cinq lignes, quelques vagues tuyaux. Si tu as le temps, adresse moi ton conseil chez le Dr. Paul de Lamer, Perpignan.
1°. Faut-il ?
2°. Mayorque ou Minorque.
3°. Hotel ?
Amitiés,
[signé E. Haraucourt]

* * *

Lettre V. [papier à en-tête du Musée de Sculpture comparée (Trocadéro). [Trocadéro rayé remplacé par Ile de Bréhat (Côtes du Nord). 1 p. 3/4

Ile de Bréhat (Côtes du Nord), le 3 août 1902

Mon cher ami,

Tu as dû recevoir mon bouquin, "les naufragés", paru cette semaine. A moins que tu ne sois point à Paris ? Huc est consentant à ce que tu me fasses une chronique dans la Dépêche. J'espère que tu y seras également consentant ? Oui ? merdi d'avance.
Au cas où tu serais absent, et où le livre ne te joindrait pas, tu pourrais t'en passer : tu connais de ma prose, puisque tu en as publié. C'est là quinze contes choisis parmi ceux qui parurent dans le Journal pendant ces dernières années ; et qui parfois tenaient plusieurs numéros.
Amitiés,
[signé E. Haraucourt]

* * *

Lettre VI. [papier à en-tête du Musée e Cluny]. 1 p.

Hôtel de Cluny, le 4 février 1905.

Mon cher Uzanne,

Je sais, pour l'avoir maintes fois remarqué, que vous étiez restés, ton frère et toi, des enfants devant votre mère, - et, par la façon dont vous parliez d'elle, j'imagine la peine que son départ vous laisse : je l'imagine toute, et je t'envoie mes cordiales condoléances.
[signé E. Haraucourt]


* * *

Lettre VII. [papier à en-tête du Musée de Cluny]. 3 p.

Hôtel de Cluny, le 4 janvier 1909.

Mon cher Uzanne,

Je t'ai envoyé mon dernier bouquin, "Trumaille et Pélisson", deux petits romans : dans les circonstances présentes (candidature académique) il fait que m'aider. J'ai vu Huc, il y a quelques jours, à Cluny. Nous t'avons escompté, sans hésitation ! Il est convenu que je t'écris pour te demander, de notre part à tous deux, de faire un article sur mon livre. Et je t'écris.
J'espère que tu as reçu le volume parti à ton adresse. Prends ton courage et lis-le. Lis au moins Pelisson ; je crois d'ailleurs, tel que je te connais, qu'il ne t'ennuieras pas. Et ces 150 pages te prendront une heure.
J'espère que tu es chez toi, et non en Sicile, ou même en Egypte ; si tu étais au loin, dis-le, je t'enverrais un autre exemplaire à ce pays lointain.
Très bien, ton article de ce matin !
A toi,
[signé Edmond Haraucourt] 24 rue du Sommerard

* * *


Lettre VIII. [papier à en-tête du Musée de Cluny]. 1 p.

Hôtel de Cluny, le 12 janvier 1909.

Mon cher ami,

Merci de ton mot. Je t'envie d'être au soleil et de n'être pas candidat. Je suis allé ce matin chez Fasquelle, faire pour toi une seconde dédicace et le livre part sans doute avec cette lettre. - Soigne moi, stp. L'heure est importante, et je voudrais bien être délivré, cette fois !
A toi
[signé E. Haraucourt]
[P.S.] Je t'ai dit que Huc te demande la même chose, et que je t'ai écrit de sa part : il m'autorise et m'invite à te le dire. Merci encore.

* * *

Lettre IX. [papier à en-tête d Musée de Cluny]. 2 p.

Hôtel de Cluny, le 26 janvier 1909.

Cher ami,

Merci de ton article ! Il vient d'arriver tout à l'heure, et je viens de le lire, tel un homme soumis au régime lacté : j'ai bu le lait que tu me verses. (mais tu sais, tout de même, j'ai dix-sept volumes) cela n'importe d'ailleurs, et ne diminue en rien le plaisir que tu m'as fait - Je t'envie d'être au soleil : je filerai vers, dès que j'aurai fini d'être candidat ; mais il faut attendre jusqu'au 1er avril ! c'est long.
Chauffe toi, et bois du bleu, ce qui vaut mieux encore que de boire du blanc. Je te serre la main.
[signé E. Haraucourt].
[P.S.] Dans un caralogue de libraire (Blaizot) je vois ton exemplaire de "l'effort" catalogué à 2.500 !

* * *



Ainsi s'achève ce que nous avons a disposition de la correspondance entre les deux hommes. 
Il nous faut faire quelques recherches pour en savoir plus sur cette Madame Picard et cette histoire de marrons glacés ...

Les frères Uzanne étaient très proches de leur mère. On pouvait s'en douter quand on sait que le père des frères Uzanne est mort en 1866 alors qu'ils n'avaient respectivement que 16 ans pour Joseph et 15 ans pour Octave. Une mère donc fortement présente dans la vie des deux hommes de lettres.

On voit ici un Edmond Haraucourt préoccupé de la critique de ses livres nouvellement parus et aussi de sa candidature à l'Académie française. Haraucourt tenta sa chance quatre fois au fauteuil d'Académicien ! En avril 1903, en janvier 1906 (fauteuil Hérédia), en mars 1908 (fauteuil Theuriet) et enfin en avril 1909 (fauteuil Coppée). Cette dernière tentative, celle dont il est question dans les lettres présentées ci-dessus, resta vaine. La Légende des Sexes du jeune Haraucourt l'empêcha d'endosser l'habit vert !

Haraucourt mourut en 1941 soit dix ans après Octave Uzanne.


Bertrand Hugonnard-Roche


(*) Lettres de notre collection. Acquisition décembre 2012.

1 commentaire:

  1. A propos de la Lettre II, "Madame Picard" semble correspondre à Madame Edmond Picard, épouse de Edmond Picard, jurisconsulte et écrivain belge (1836-1924). Il fut le fondateur en 1881 du Journal des Tribunaux et des Pandectes belges. Avocat à la cour d'appel de Bruxelles et à la Cour de cassation il fut bâtonnier, professeur de droit, écrivain, dramaturge, sénateur socialiste, journaliste et mécène. Il fut aussi un influent théoricien de l'antisémitisme. C'est un socialiste de la première heure, avant la création du parti ouvrier belge. Il se range parmi les libéraux progressistes. Il se prononce rapidement pour l'adoption du suffrage universel pur et simple en Belgique. Il est notamment l'auteur d'un "Manifeste des ouvriers", publié en 1866, dans lequel il réclame "l'égalité dans le droit de suffrage". Il fit partie de la franc-maçonnerie. Passionné de littérature et écrivain lui-même, il fonde la revue L’Art Moderne qui prône un « art social » en réaction à « l'art pour l'art » que défend La Jeune Belgique. Cela lui vaut même un duel sans gravité avec Albert Giraud (1860-1929). Henri Nizet le caricature avec férocité sous les traits d'un auteur dénommé « Lenormand » dans son roman Les Béotiens en 1884. Il soutint la défense de Camille Lemonnier lors du procès où ce dernier fut accusé d'atteinte aux bonnes mœurs.
    Mécène, il soutient Auguste Rodin (1840-1917) qu'il expose en 1899 dans son propre hôtel particulier.
    Entamant une carrière politique, il fut l'un des premiers sénateurs socialistes de Belgique, mais ses opinions teintées d'antisémitisme ternirent son image. Me Picard professa pendant quarante ans, jusqu'au dernier jour de sa vie en 1924, les formes les plus effroyables du racisme et de l'antisémitisme. Il ne fut pas un antisémite ordinaire comme beaucoup l'étaient à l'époque. Il avait horreur du conformisme. Il fut un antisémite enragé. En cela il fut véritablement grand ; le plus grand antisémite de son pays, le Drumont belge : un compliment qui l'aurait ravi. S'il est vrai que l'antisémitisme a été la maladie des sociétés européennes de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, Edmond Picard a été un grand malade. Il fut le vulgarisateur de l'antisémitisme racial. Voilà pourquoi on évite de trop soulever le couvercle du sarcophage où il gît embaumé. Le mépris des races inférieures et la haine des Juifs ont fixé toute sa vision du monde, ont déterminé toutes ses conceptions sociales, juri­diques, littéraires, « scientifiques ». De même que les mordus de la cuisine italienne mettent du basilic dans tous les plats, Picard assaisonnait tout ses écrits d'épices raciologiques. La race était pour lui le facteur fondamental de toute civilisation. Ce sénateur socialiste fut en vérité un préfasciste. (Ringelheim Foulek, Edmond Picard, jurisconsulte de race, éd. Larcier, 1999, pages 10 et 11)

    Madame Picard, lorsqu'elle était sur Paris, tenait salon. Haraucourt invité, Uzanne demandé. On voit que ces jeunes hommes de lettres avaient leurs entrées dans les cénacles les plus huppés de la capitale.

    B.

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