dimanche 30 décembre 2012

Jean Lorrain. L'artiste - L'ami. Souvenirs intimes - Lettres inédites, par Octave Uzanne. Les Amis d'Edouard, mars 1913.

En mars 1913 sort des presses de F. Paillart à Abbeville, un petit volume de format in-12 carré (16,5 x 13cm). 65 pages pages entièrement consacrées à la mémoire d'un ami : Jean Lorrain (1855-1906). Octave Uzanne signe d'une plume sensible ce petit mémento sur son ami "décadent fin de siècle".
Il faudrait citer le texte dans son intégralité pour bien comprendre toute l'admiration et le respect qu'Octave Uzanne vouait à l'auteur de la Forêt bleue, de Monsieur Bougrelon, des Buveurs d'âmes et du Vice errant. Sans dissimuler ses vagabondages en pays du vice, sans estomper les outrances de son caractère normand, Uzanne dresse ici de manière délicate un portrait d'ami aimé.

Ce petit volume parait sept ans après la disparation de Jean Lorrain. L'année précédente Uzanne avait donné un article dans la Dépêche de Toulouse (26 juillet 1912). Nous le reproduisons ci-dessous :

"Au lendemain de sa mort, un lâche silence s'était fait sur l'homme et sur son oeuvre. Tous ceux qu'il avait malmenés, dont il avait dénoncé les tares morales, sinon montré les adipeuses bouffissures de vanités outrecuidantes et ridicules, avaient conservé à son égard des haines vives, des rancunes persistantes. L'hypocrisie des grands quotidiens de Paris, auxquels il avait collaboré avec tant de succès, s'en était mêlée. On ne le craignait plus ; on crut pouvoir faire autour de son nom la conspiration de l'oubli ; on s'efforça d'établir un courant d'opinion qui lui serait nettement défavorable et où il disparaîtrait tout entier. Mais le triomphe des audacieux assez impulsifs pour braver les éphémères couardises haineuses des contemporains n'est jamais tardif. La figure et les oeuvres de ceux qui ont su combattre les laideurs morales et ridiculiser les sottises de leur temps ne peuvent guère subir une éclipse de longue durée. Les générations montantes s'empressent généralement de leur rendre justice et honneur. Aujourd'hui, Jean Lorrain apparaît en belle lumière, au-dessus des légendes perverses qui furent créées pour déshonorer sa vie. Les vertus littéraires de celui qui fut le très incomparable metteur en scène des vices de notre heure et qui disait si bien : "Un vice, c'est un goût qu'on ne partage pas" ; ces vertus indéniables faites de mépris de l'opinion, de vaillante honnêteté, du plaisir de démasquer la laideur qui se veut farder de physionomies d'emprunt, ces vertus dominent l'oeuvre et sont presque partout reconnues par la jeunesse.

Les livres de Jean Lorrain souvent imparfaits, abandonnés à l'impression sans révision suffisante, au milieu d'une vie fiévreuse, agitée, angoissée par de fréquentes douleurs et qui n'ont rien de l'existence rangée d'un homme de cabinet, ces romans, ces poésies savoureuses, étranges, venant d'une âme en éternel exil des temps héroïques, somptueux et barbares, ces notes amères et cinglantes sur le Paris moderne et ses "poussières", sur le cosmopolitisme rastaquoueresque de la Riviera, ces contes bizarres de visionnaire et de curieux d'au-delà, toutes ces oeuvres où se heurtent ses opulences, ses nostalgies de couleurs, de fastes orientaux et un goût prononcé des débauches fabuleuses, ces oeuvres véhémentes et sans retouches ont toujours des lecteurs et des admirateurs sincères. Jean Lorrain me fut un ami cher, dont j'appréciai les rares délicatesses, l'âme endolorie et fière, le pénétrant esprit d'observation, l'honnêteté littéraire et surtout le sentiment impérieux, le rare diagnostic de la beauté sous toutes ses formes et origines. Il eut tous les dons de la valeur subtile de sensitivité artistique au suprême degré. Je le vois encore au cours d'un voyage en commun à travers les musées des Flandres et de Hollande, pâlissant ému jusqu'à l'oppression, en extase devant des chefs-d'oeuvre inconnus, fonçant toujours instinctivement sur l'oeuvre incomparable, ayant le flair du beau, la religion de l'original, le culte de la libre technique.

Les hommes de lettres sont le plus souvent des professionnels très bornés en dehors de leur métier et infiniment plus fermés qu'on ne le suppose aux idées d'art. La plupart ne "vibrent" en apparence que par snobisme vis-à-vis des chefs-d'oeuvre conventionnels, étiquetés et qu'on ne discute plus. Mais rarissimes sont ceux qui sont vraiment délicats, passifs du beau, et qui ont la commotion directe de l'art, la divination de la supérieure esthétique, le sentiment de la perfection, de la grâce, de l'harmonie des lignes et des couleurs ; et qui entrent en communion extasiée avec les oeuvres de statuaire ou de peinture, de céramique ou d'art appliqué dignes d'un hommage éclairé. "Une belle oeuvre se ressent comme un coup de poing dans l'estomac", me disait l'admirable sculpteur-potier Joseph Carriès. Lorrain encaissait avec une volupté défaillante ces coups de poing ; sa figure se magnifiait vis-à-vis des toiles magistrales, des oeuvres de primitifs ignorés, devant les portraits expressifs — même devant le cauchemar d'Hyéronimus Bosch — les magots de Téniers, les scènes de Jean Steen ou les interprétations grandioses des légendes chrétiennes. Ce fut un merveilleux instrument de sensations artistiques.

Bien que ses études, ses travaux de linguistique ne l'aient point, à vrai dire, doté d'une suffisante palette, de mots magiques et de termes précis pour traduire ses émotions et exprimer ses visions, il savait, par une miraculeuse intuition, découvrir les vocables qui peignent et les adjectifs qui précisent. Les pages qu'il nous laissa, toutes négligées qu'elles soient, vivent, bien que moins travaillées, reprises ou stylisées, tout autant que celles d'un Huysmans, d'un Théophile Gautier ou d'un Paul de Saint-Victor. Sa vie impétueuse emportait sa pensée en dehors des lexiques orthodoxes, au delà des règles étroites des styles classiques. Tout lui était prétexte à couleurs, à broderies gemmées. Il était écrivain né, avec un tempérament de poète ivre de rythmes et éternellement bercé par la cadence des phrases.

La littérature le tenaillait tout entier et il ne résistait pas au plaisir de découvrir, sans intérêt autre que de révéler leur mérite, les talents des nouveaux venus, et de toutes origines et expressions, dont beaucoup, sans sa ferveur de lecteur, seraient demeurés inconnus. Même de ceux qui le vilipendaient, qui étaient ses plus acharnés ennemis et qu'il avait pu naguère blesser au passage, il citait les oeuvres de valeur, les jolies perles découvertes sur leur fumier et il le faisait inlassablement, loyalement, par la plume ou la parole. C'était l'apôtre sincère de toutes les beautés rencontrées sur sa route." (Dépêche de Toulouse du 26 juillet 1912).

Cet article fut relayé par Remy de Gourmont dès le 16 août 1912, toujours dans les colonnes de la Dépêche de Toulouse : "J'aimais beaucoup Jean Lorrain et je ne passe jamais rue d'Auteuil sans évoquer le salon où pendait dans une encoignure une tête de cire pâle et sanglante, qui semblait sortir toute fraîche de dessous le couperet, ou plutôt, car il avait des intentions romantiques, de dessous le glaive de quelque bourreau florentin ou milanais. Il était de relations agréables et sa littérature avait un attrait singulier de perversité. C'était un chroniqueur redoutablement spirituel ; on aurait pu prendre son esprit pour de la méchanceté, mais il ne se croyait peut-être que pittoresque. J'ai relu quelquefois son premier livre, Dans l'Oratoire, qu'il regrettait peut-être, car il ne le réimprima jamais, et je crois que si c'est le plus équivoque, c'est aussi le meilleur et celui qui sortit le plus franchement de sa verve ironique. Mais, avec tout cela, je me figure mal Jean Lorrain présidant en bronze aux destinées du port à maquereaux de Fécamp et à l'élaboration de la bénédictine. Il était de Fécamp sans doute, mais son esprit n'en était guère."

Il y a une force indéfinissable dans ce Jean Lorrain, L'artiste - L'ami, souvenirs intimes publié par Uzanne pour un nombre très restreint de lecteurs. En effet, ce petit volume n'a été imprimé qu'à 80 exemlaires hors commerce. 76 exemplaires sur Hollande numérotés 5 à 80 et seulement 4 exemplaires sur Japon numérotés 1 à 4, pour les amis d'Edouard (l'éditeur et ami des lettrés Edouard Champion). Ce volume est le 14e de la série (inaugurée en 1911 avec un texte de Maurice Barrès). Cette série comptera 169 volumes (les 112 premiers volumes sont décrits ICI).

Nous avons longtemps espéré trouvé ce petit volume au tirage si restreint. La chance et un peu d’opiniâtreté seuls ont permis que cet espoir devienne réalité. Au delà de nos espérances même puisque nous avons réussi à mettre la main sur un des rares exemplaires imprimés sur papier du Japon (non justifié). Une question demeure d'ailleurs quant à la justification du tirage de ce petit livre. Nous avons répertorié actuellement 2 exemplaires de ce livre. Le premier à la BNF (numérisé sur Gallica - à télécharger ICI), exemplaire qui n'est pas justifié. Le second exemplaire se trouve en vente chez un libraire (parmi l'ensemble des volumes de la collection) et n'est pas justifié non plus (exemplaire sur Hollande). La question est donc : les exemplaires de ce petit livre sont-ils justifiés à la main (à la plume) ? ou bien sont-ils justifiés au composteur ? De même on lit à la justification imprimée : Exemplaire N° .... Pour .... Les exemplaires numérotés sont-ils tous nominatifs ? Le petit nombre d'exemplaires en circulation fait qu'il nous faudra sans doute attendre un peu de temps avant de pouvoir répondre à ces questions.

Nous avons parsemé le texte de ce billet de quelques extraits choisis du texte. Bonne lecture.

Nous renvoyons par ailleurs au site entièrement consacré à Jean Lorrain (qui ne semble malheureusement plus mis à jour) ici : http://www.jeanlorrain.net/ 

Bertrand Hugonnard-Roche

1 commentaire:

  1. Octave UZANNE
    Jean Lorrain L'ami - L'artiste, souvenirs intimes, lettres inédites.

    Les amis d'Edouard, Paris , 1913, 13x16,5cm, relié, tirage de tête.

    Edition originale imprimée à 80 exemplaires, le nôtre un des ex numéroté sur Hollande.
    Reliure en plein maroquin bordeaux, dos à 6 nerfs orné de filets dorés, lettre et numéro de la collection dorés en tête et en pied, une ride de quelques centimètre sur le premier plat, contre-gardes doublées de box bordeaux et maroquin en encadrement, gardes doublées de box bordeaux, couvertures et dos conservés, tête dorée sur témoins, reliure signée Charles Benoit.
    Mention manuscrite "Pour Anatole France" de l'éditeur et signature autographe de celui-ci.
    Bel exemplaire. (exemplaire vendu par la librairie Le Feu Follet).

    B.

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