mardi 7 avril 2015

Octave Uzanne et l'évolution des industries d'art : la recherche d'un nouveau style décoratif (mai 1895). Léon Rudnicki pris pour exemple de rénovation des Arts décoratifs en France.


Vignette par Léon Rudnicki
pour les Visions de notre Heure
d'Octave Uzanne, 1899
(montre Octave Uzanne cagoulé)
      Octave Uzanne signe ses premiers articles du pseudonyme Louis de Villotte dans la revue bibliophilique Le Conseiller du Bibliophile (1876-1877). C'est lui-même qui nous révèle cette information dans le catalogue de la vente de ses livre en mars 1894.

      Nous avons exhumé très récemment cet article publié dans la livraison de mai 1895 de la revue Le Monde Moderne fondée et dirigée par l'imprimeur-éditeur Albert Quantin.
      Octave Uzanne tire la sonnette d'alarme à propos de la médiocrité des Arts décoratifs en France au cours du XIXe siècle. La fin du XIXe siècle approchant, l'Art nouveau qui s'impose ailleurs semble plus chétif sur le sol français qu'en Angleterre et ailleurs en Europe et même dans le nouveau monde.
      Enfin, Octave Uzanne en profite pour présenter le travail et la personnalité d'un jeune artiste : Léon Rudnicki (1873-1958). Même si ce dernier n'a pas 18 ans comme Uzanne l'indique mais 22 ans, il apporte selon lui, de grands espoirs dans la rénovation des Arts décoratifs à venir. A noter qu'Octave Uzanne fait appel à Rudnicki pour illustrer plusieurs ouvrages : la couverture de son livre d'étrennes pour 1894 (La Femme à Paris, Nos Contemporaines, achevé d'imprimer le 8 novembre 1893), mais aussi un menu du Dîner des Bibliophiles contemporains (1894), Féminies illustré par Félicien Rops (1896), Visions de notre heure, choses et gens qui passent (1899), Dictionnaire bibliophilosophique (1896) et La locomotion à travers les âges (1900). Rudnicki illustra également Ma petite ville de Jean Lorrain (1898). Par ailleurs, il a réalisé de nombreux aménagements et décorations d'intérieurs prestigieux.


Deux premières page de l'article ci-dessous, paru dans
Le Monde Moderne (mai 1895),
illustrations de compositions décoratives par Léon Rudnicki


L’ÉVOLUTION DES INDUSTRIES D'ART
________

La Recherche d'un nouveau style décoratif


      L'échéance de la fin du siècle approche ; déjà nous en préparons la prochaine liquidation très surchargée dans les divers comptes courants ouverts au génie humain. Nous percevons combien les sciences, les lettres, la peinture et la statuaire auront, d'ici six années, - lors de la récapitulation générale, - une large part dans les énormes dividendes offerts à l'admiration des siècles futurs ; mais il est, hélas ! un chapitre qui se soldera par zéro sur le grand-livre de comptabilité des gloires acquises et des progrès accomplis, - tout au moins pour la France, - je veux parler de celui ayant trait à l'Art décoratif de ce temps, à la non-évolution de nos industries d'art, à notre stérilité absolue enfin pour la création d'un style nouveau dans le domaine de l'architecture et de tous les objets mobiliers.
      Le XIXe siècle française n'aura produit aucun type de style vraiment original et caractéristique pour la décoration de nos demeures, et les trop insouciants producteurs d'objets mobiliers - depuis la chute de Napoléon Ier - auront cru satisfaire au goût public en lui offrant des pauvres contrefaçons du passé, au lieu de l'influencer et de le guider vers un art nouveau approprié aux moeurs, aux usages et à l'esthétique de notre époque.
      C'est à peine si nous commençons à nous inquiéter de cette faillite qui menace notre réputation si lentement acquise de bon goût et d'initiative pour tout ce qui touche à la beauté des formes, à la splendeur harmonieuse des lignes, à la sobriété exquise des tons.
      Sous les différents régimes qui se sont succédé en France, depuis 1815, nous n'avons guère produit que d'inqualifiables horreurs architecturales et mobilières.
      C'est en vain que de tous côtés nous regardons nos monuments publics et privés, nos statues si abondantes et si maladroitement disposées, nos fontaines, nos gares, nos hôpitaux, nos palais, nos théâtres, nos logis si inconfortables et si médiocres comme distribution et ornementation générales, nous ne parvenons pas à remarquer une oeuvre qui vaille par le génie de l'invention, par l'initiative pratique, par le sentiment subtil de la grâce dans l'ensemble ou par la préoccupation plus rare encore des lois du décor ambiant ou de la perspective ménagée.
Dernière page de l'article paru dans
Le Monde Moderne (mai 1895),
illustrations de compositions décoratives
par Léon Rudnicki
      Napoléon Ier fut notre dernier souverain qui ait eu la compréhension grandiose de l'édifice ; c'est à lui que nous devons non seulement l'arc de triomphe de l'Etoile, mais la reconstruction du Louvre, l'édification du palais Bourbon et de la Madeleine, l'achèvement du Panthéon et vingt autres monuments qui sont encore l'orgueil de Paris.
      Comme Louis XIV, l'Empereur voyait plus loin que les gens du métier ; il avait le sens de la grandeur, il savait écarter les projets des architectes officiels approuvés par les commissions de l'Institut, imposer son goût non moins que sa volonté : il n'est donc pas douteux que ce bienfaisant despote qui, à propos de la Madeleine, repoussa dédaigneusement les solutions de douze architectes pour exiger l'exécution d'un plan en partie refait par lui ; il n'est pas douteux, dis-je, que cet homme extraordinaire que l'on retrouve dans tout et partout, jusqu'à la dernière heure de son règne, se soit préoccupé d'influencer l'art décoratif de son temps et qu'il ait donné une impulsion déterminante pour la Renaissance du style néo-grec qui est la marque caractéristique de ses années de pouvoir.
      Depuis lors plus rien. - Le Néant !
      Nous sommes d'autant plus en droit de nous émouvoir de cette décadence d'un art national et d'en rechercher les causes, que tandis que nous nous endormions dans le ronronnement satisfait des éternels recommencements et que le plagiat des siècles passés nous dispensait de montrer de l'invention, d'autres nations voisines, jusqu'alors peu réputées pour la magnificence des décorations extérieures et intérieures de leurs habitations, sortaient d'une longue léthargie et montraient, en ces vingt dernières années, une étonnante floraison de styles nouveaux dont on peut, dès aujourd'hui, apprécier la beauté, la variété et la surprenante originalité.
      C'est de l'Angleterre qu'il s'agit surtout, alors même que la Belgique et l'Amérique nous pourraient fournir de précieux exemples de direction vers un style inconnu ; mais, en Angleterre, le mouvement est plus complet, plus général, on pourrait presque dire plus patriotique, car chacun s'y intéresse et s'efforce de l'accélérer de tout son pouvoir ... et ce n'est qu'un début ! ...
      Grâce à l'initiative enthousiaste, à la science raisonnée, à l'idéal affiné d'artistes intellectuels tels que Dante-Gabriel Rossetti, Burne-Jones, William Morris, Walter Crane ; grâce à la clairvoyance de critiques supérieurs comme Ruskin : de merveilleux architectes comme Norman Shaw, A. Webb, W. Edis, Alf. Waterhouse et de tant d'autres qui eurent non seulement le noble souci de construire des maisons d'une élégance et d'un art moderne charmant mais qui voulurent encore en concevoir, dans les moindres détails, la décoration intérieure, grâce enfin à l'intelligence éclairée des propriétaires désireux de sortir de la banalité et de la facture poncive, l'art décoratif anglais s'est créé depuis vingt-cinq ou trente ans et il apparaît aujourd'hui relevé, délicat, ingénieux, glorifiant le pays de son cachet incomparable.

Vignette par Léon Rudnicki pour les
Visions de notre Heure
d'Octave Uzanne, 1899
      Ainsi que l'écrivait récemment, en une étude d'ensemble très documentée et très subtilement fouillée, le poète Jean Lahor, il y a quarante ou cinquante ans, dans tous les arts industriels, les Anglais étaient sans invention ni goût. Vaincus par nous, ils se sont humiliés ; mais comme il convient aux forts, avec la volonté robuste, se sentant abaissés et défaits, de se relever et de vaincre. Ils ont donc créé, multiplié leurs écoles et leurs musées d'art industriel ; chez les élèves de ces écoles, ils ont cultivé le sens de l'ornementation, de la décoration générale ; ils ont stimulé leur esprit d'invention, les invitant à transposer et à créer, non à copier, à recopier toujours. Ils sont revenus passionnément à leur tradition nationale ; puis, ils ont regardé autour d'eux, ils ont vu tout "ce vaste monde" qu'ils ont sans cesse sous les yeux, habitués par leur position géographique, leur éducation, leur vie, leurs voyages, à un plus large horizon que ne l'est le nôtre, et ils ont pris leur inspiration, leur enseignement partout, tandis que nous, indolents, restions aux mêmes sources qui ont fini par se dessécher.
      "Ils ont compris l'égalité, la solidarité de tous les arts majeurs ou mineurs, qui, dans tout objet grand ou petit, poursuivent également le même but, la création du beau, et ils ont admis aussi la subordination nécessaire de chacun d'eux à la décoration générale. Ils ont évité enfin cet individualisme dans les arts, cette absence de toute hiérarchie, qui aboutit chez nous à ce que nous voyons, par exemple, dans la décoration de l'Hôtel de Ville de Paris, où, avec tant de talent et d'argent dépensés, l'on n'arrivera qu'à produire un ensemble sans harmonie et sans goût."
      Ce sont là des vérités qu'il est utile de dire, de crier même bien haut ; nous avons souffert déjà, sous bien des points de vue, de cette incurable vanité française qui nous aveugle souvent non seulement sur nos défauts, mais plus encore sur les nouvelles qualités artistiques réelles et les progrès de nos voisins. - Peu voyageurs, observateurs prévenus, nous vivons vraiment trop de clichés tout faits d'opinions satisfaites ; cette suprématie du goût que nous dirigions et qui s'est imposée durant tant d'années sur l'Europe entière serait-elle à la veille de disparaître ? - Il est nécessaire d'avouer qu'il faut le craindre et que tout dans nos institutions actuelles la menace grandement.
   

Menu pour le dîner du 9 mai 1894,
pour les Bibliophiles contemporains,
illustré par Léon Rudnicki
    L'envahissante et misérable politique, cette mauvaise herbe folle qui nous absorbe depuis vingt ans et qui fait plus volontiers accueil aux médiocrités qu'aux puissances volontaires et créatrices, est une des plus grosses pierres d'achoppement de notre relèvement ! - Le luxe et le confortable, qui sont des fleurs d'aristocratie, s'exilent chaque jour davantage de nos grandes villes, d'où l'originalité est également proscrite comme contraire à l'alignement et à l'uniformité ; nos édilités enfin, habiles à flatter les passions populaires, défiantes des élégances, peu portées au développement des quartiers riches et incapables de favoriser des architectures susceptibles d'embellir Paris qui lentement vieillit et se découronne de ses charmes, n'ayant plus de renouveaux dignes de son antique splendeur ; nos édilités, ignorantes, mesquines, privées de tout sentiment esthétique, n'ont aucune conception de ce qui pourrait reconstituer notre souveraineté. Le déclin n'est que trop visible pour tous ceux qui peuvent regarder au dehors et comparer sans parti pris.
      Toutefois on s'émeut déjà un peu partout de cette situation navrante, et il parait que des Commissions s'organisent afin de chercher ce que c'est qu'un style et quels seraient les meilleurs moyens à employer pour arriver à en créer un.
      Que produiront ces Commissions ? Ce que peuvent produire des Commissions composées de gens de bonne volonté, mais incapables de faire dominer une opinion. Nous possédons déjà, depuis de nombreuses années, un comité directeur de l'Union centrale des Arts décoratifs ; mais les résultats obtenus jusqu'ici par l'enseignement discutable de cette école routinière, à laquelle manque l'impulsion que lui donnerait un homme de génie, ne nous paraît pas en voie de sauver la situation ; il lui reste à faire plus qu'elle n'a fait encore.

Couverture illustrée par Léon Rudnicki,
pour La Femme à Paris (1894)
      Les causes de la crise que nous traversons sont multiples, nous les étudierons peut-être quelque jour. Aujourd'hui, nous n'avons prétendu jeter qu'un appel d'alarme et prendre place - au début de ce Monde Moderne qui doit mériter son titre - sur le terrain d'un bon combat pour l'avenir de nos industries d'art.
      Nous avons épinglé, pour y revenir bientôt, cette manière de sommaire au frontispice de ce magazine, afin d'attirer à nous - par la certitude d'être compris - les novateurs d'art dans toutes les branches industrielles ; ils trouveront bon accueil dans nos colonnes où nous publierons volontiers les témoignages originaux et caractéristiques de leurs recherches, en divers articles qui auront sans doute, nous l'espérons, l'agrément de la majorité de nos lecteurs.
      Nous avons illustré ce préambule d'intéressants essais décoratifs, plats céramiques, sièges, vases, cheminée-calorifère et bahut qui nous ont été présentés par M. Léon Rudnicki, un tout jeune artiste de dix-huit ans, modeste et chercheur de voie nouvelle que l'étude et l'observation de la nature peuvent lentement amener à la découverte de la vérité.
      Les idées sautent et gambadent en effet sans la tête des élèves sans se soucier des professeurs, - autant d'artistes innés, autant de vies caractérisées par des idées neuves !

Louis de Villotte [Octave Uzanne]
Le Monde Moderne, mai 1895


Deux premières page de l'article ci-dessus, paru dans
Le Monde Moderne (mai 1895),
illustrations de compositions décoratives par Léon Rudnicki

1 commentaire:

  1. Léon Rudnicki est mon grand oncle. J'ai beaucoup travaillé sur sa vie, ses oeuvres. A partir de 1925 environ il vit à Villebon sur Yvette et on perd sa trace jusqu'à sa mort en 1958. A t-il encore exercé son art, s'est-il arrâté ? Il n'y a même pas de portrait de lui, ni photos, ni écrits. J'espère plus d'informations pour cette période de sa vie.

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