jeudi 3 avril 2014

Octave Uzanne et la chanteuse de cabaret Emma Valladon dite Thérésa : sévère critique funèbre (25 mai 1913 - Dépêche de Toulouse)



Octave Uzanne moraliste et père la pudeur, encore une fois ! A 62 ans il dresse ici un portrait peu flatteur de la chanteuse de cabaret Thérésa, de son véritable patronyme Valladon. Emma Valladon fut une des premières vedettes du music-hall au sens où l'on en a fit alors un véritable produit marketing. Jules Barbey d'Aurevilly fit l'éloge de son talent, Uzanne ne fut pas de cet avis. Gageons que ce dernier vit pourtant plus d'une fois cette artiste qu'il définit comme vulgaire et sans intelligence lors de ses virées de jeune homme dans les années 1872-1874. Uzanne le libertin de 1872 n'apprécie plus la chanteuse vicieuse lorsqu'il fait sa critique funèbre quelques 40 ans plus tard ! Nous aurons certainement l'occasion de revenir sur cette Thérésa pour laquelle Uzanne ne mâche pas ses mots et profite de l'occasion pour dénoncer les mœurs dévoyées de son époque. Voici l'article qu'il consacre à Thérésa publié ici pour la première fois depuis plus d'un siècle, alors publié dans la Dépêche de Toulouse du dimanche 25 mai 1913.


NOTRE ÉPOQUE
____

LE BEUGLANT

[Emma Valladon dite Thérésa (1837-1913), chanteuse de cabaret] (*)


Une chanteuse légère et vulgaire, qui donna de la gueule avec autant de force que de souplesse et de sentiment, vers la fin du Second Empire et qui reçut les hommages de la Cour et de la Ville, vient de disparaître, chargée d'années - Son souvenir persiste. Ce fut à qui, dans la presse parisienne évoqua avec plus de subtilité et de documents l'image de cette grosse mère, qui apparut sur les scènes des cafés-concerts, telle une virago à voix mâle et souvent canaille pour détailler les couplets de la Femme à Barbe, de la Gardeuse d'Ours ou de Rien n'est sacré pour un Sapeur.
C'est bien là un trait de notre caractère français de pouvoir nous enthousiasmer sans fin pour des figures théâtrales de troisième ordre, dont s'égayèrent ou s'émurent nos prédécesseurs, sinon les jeunes que nous étions encore hier, et de laisser partir parfois sans éloges ni attention des hommes de haute valeur littéraire, artistique ou scientifique, dont le souci fut sans cesse d'être modestes ou silencieux et qui ne consentirent jamais à monter sur les tréteaux de la publicité à grosse caisse, qui seuls consacrent aux yeux de la foule.
Cette Thérésa (**) qui vient, par son décès, de défrayer une dernière fois la chronique boulevardière, ne fut, à vrai dire, qu'une souveraine du beuglant. Elle contribua puissamment, par quelques qualités de diction supérieure et quelquefois d'émotion sincère de grosse dondon charitable, à implanter dans nos music-halls, créés il n'y a guère plus de soixante-cinq ans, le genre "rogôme", fort en gueule, homasse, que consacrèrent tour à tour dans nos Eldorados et Alcazars d'hiver et d'été, tant de puissantes commères aux appas débordants, dont il n'importe guère de rappeler la série des noms, bien que l'une d'elles ait été honorée d'un sourire de Renan, qui se complut à entendre détailler : J'casse des noisettes en m'asseyant d'sus.
Cette bonne nounou lourdaude, courte, sympathique à la façon d'une drôlatique poissarde que fut Thérésa, contribua, sans nul doute, infiniment plus qu'on ne le croit, à encanailler le Café-Concert en y apportant un numéro d'ordre spécial, celui de maritorne à appas excessifs et au débit gras, roucoulant et gueulant. Les genres admis naguère dans nos music-halls n'étaient certes, pensons-nous, guère recommandables lorsque Thérésa y fit son apparition, triomphale avant 1865 ; mais, cependant, les fournisseurs de chansons étaient encore dans la note bienséante. Darcier, Nadaud et les derniers amis des flonflons traditionnels du Caveau y avaient accès. Ce fut par Thérésa et surtout par ses maladroites imitatrices, que nous arrivâmes à cet affreux Beuglant, tout dévoué aux gros effets crapuleux, aux scies de refrains chahutatoires, aux créations du genre pochard et gommeuse, aux saltations épileptiques dont nous avons vu se développer successivement les modes, et aussi pour dégringoler les expressions chaque jour plus basses vers la scatologie, l'érotisme et l'exhibition femelle plus écœurante.
La brave et massive fermière qu'était devenue, depuis douze ou quinze années, Thérésa, charitable à tous les déshérités, dans la campagne de Sarthe, où elle s'était retirée, eut-elle conscience du fléau qu'elle avait déchaîné dans nos boîtes à musiques profanes ? Cela est peu probable. Son esprit ne se haussait guère à de semblables examens, et observations des évolutions de nos mœurs. Elle s'était évadée vers la soixantaine de toutes les pourritures des coulisses auxquelles elle avait largement contribué. Ses instincts de vieille poularde grasse s'épanouissaient au milieu de son poulailler rustique, où elle distribuait le bon grain aux plus maigres de la basse cour. Rien ne troublait désormais la sérénité de sa vie. Cette muse du Beuglant ne se retournait point volontiers vers ses origines. Le carton peint des décors lui faisait horreur. Elle n'imaginait guère à quelles turpitudes les grosses mères qui s'autorisaient du genre Thérésa en était arrivées, après le déclin de la censure et le règne de l'absolue licence.
Aujourd'hui, le Beuglant bat son plein de marée ordurière avec ses pitres de la soulographie, ses déshabillés galants, ses chansons ineptes militaires dans le goût de Polin, ses valses lentes et chaloupées, ses canailleries d'apaches et de gigolettes, et ses cocasseries immondes de femmes aux chairs cascadeuses qui y viennent débiter des inepties obscènes où elles se vautrent, stupides et frétillantes comme des truies dans un trou à purin. - Ce sont les dernières expressions du genre Thérésa.
A tant de maux divers qu'on nous révèle chaque matin dans les leading articles de cette presse qui après avoir démoralisé ses lecteurs prétend prescrire également des remèdes aux déchéances françaises qu'elle signale, il n'est pas déraisonnable d'ajouter les méfaits répugnants des Beuglants. Le "caf-conc", comme on désigne en argot le café-concert, offre les plus pitoyables enseignements aux classes bourgeoises et populaires qui y vont prendre quelque délassement et rigolade. Ce bon public n'exige assurément pas des cochonneries. Il prend ce qu'on lui donne, soit des mains du mastroquet soit de celles des entrepreneurs de boutiques à plaisir. Si on lui sert du raide, il le constate sans protester, mais il accepterait aussi bien du doux, du sain et de l'honnête. Ses goûts ne sont pas excessifs ni pervers. Il veut se distraire et il ne lui déplairait pas que ce fut proprement. Il est donc permis de se demander par quelle sorte de sadisme, les directeurs de bouis-bouis et beuglants de toute catégorie ne s'efforcent qu'à l'épicé obscène et ne cherchent à émouvoir les spectateurs que dans leurs instincts les moins nobles. Quelle peut bien être l'origine de ce vent empesté qui souffle partout chaque jour avec plus d'impétuosité et de puanteur. On ne saurait le dire.
Depuis l'abolition de la censure, il n'est plus de digue qui le puisse arrêter. La dépravation grandit de façon effroyable. On ne tait, on ne cache plus rien ; la nudité est partout et les refrains en français bravent l'honnêteté. J'avoue que sans y apporter le moindre bégueulisme, je suis gêné, attristé profondément parfois de voir des étrangers juger la France et les mœurs françaises d'après les infâmes productions débitées dans les beuglants. Ils ne peuvent concevoir, ces Anglais ou ces Allemands, ces Helvètes ou ces Scandinaves qui savent la nécessité des façades d'hypocrisie qui constituent la bonne physionomie morale des nations, comment nous permettons le champ d'épandage de telles immondices.
Ce n'est plus la grivoiserie de nos pères, les spirituelles équivoques, les sous-entendus polissons, les drôleries à double sens. L'esprit de nos pères n'a plus rien à voir dans les cyniques couplets qui se débitent aujourd'hui sur les rythmes d'une musique encore légère, plaisante, entraînante et saccadée qui est la seule coquetterie des horreurs qu'elle canalise au-delà de la scène et qui, hélas ! ont bientôt leurs échos obstinés dans les ateliers d'hommes et de femmes, et aussi dans les milieux mondains et même dans les préaux des écoles.
Il faut voir ce que sont les music-halls à l'étranger et les comparer à nos beuglants de tolérance, pour sentir la honte de ces mauvais lieux que nous fréquentons tous avec trop d'indulgence et d'inconscience. Il convient de penser que les peuples ont les romans et les cafés-concerts qu'ils méritent. Si les spectateurs sifflaient l'ordure, ils nettoieraient rapidement la scène qui les produit. Quelle étape accélérée vers les bas-fonds nauséeux depuis les chansons de Thérésa ! Le beuglant est au niveau de la fosse d'aisance et rien n'indique qu'il se puisse désormais hausser au dessus des miasmes et des pourritures qu'il dégage. L'indifférence publique protège ces sentines. Il n'y a plus de sens olfactif.


OCTAVE UZANNE
Dépêche de Toulouse, dimanche 25 mai 1913



(*) Emma Valladon, dite Thérésa, née à La Bazoche-Gouët (Eure-et-Loir) le 25 avril 1837 et morte à Neufchâtel-en-Saosnois (Sarthe) le 14 mai 1913, est une chanteuse de cabaret française. Surnommée par certains « la muse de la voyoucratie » et « la diva du ruisseau » en raison de ses origines modestes, elle est considérée comme l'une des artistes à qui l'on doit la naissance de l'Industrie du spectacle en France. Née à la campagne, fille d'un ménétrier et tailleur itinérant, elle s'installe à Paris comme apprentie modiste à 12 ans. À 19 ans, elle commence à se produire dans plusieurs café-concerts parisiens. Elle se fait connaître vers 1863 lorsqu'elle prend le nom de Thérésa. Elle devient alors une égérie parisienne. Elle se produit au Théâtre de la Porte-Saint-Martin et au cabaret L'Alcazar. Elle chante à la cour de Napoléon III et dans les cours européennes. Elle participe également à des opérettes d'Offenbach et se produit pour Gounod. Une partie de la presse de l'époque, en particulier par la voix de Jules Barbey d'Aurevilly, ne cesse de faire l'éloge de son talent. Elle se produit également au théâtre, mais se fait apprécier surtout pour ses chansons populaires. Elle est comparée par certains à Sarah Bernhardt, qui se fit connaître à la même époque. Elle fut l'une des premières artistes à générer une agitation médiatique autour d'elle et fut précurseur des « produits dérivés ». C'est avec Thérésa qu'advinrent les premiers cachets mirifiques et que naquirent les rivalités entre producteurs. Emma Valladon a laissé des Mémoires. Sa tombe se trouve au cimetière du Père-Lachaise à Paris (division 35). (Source Wikipédia).

(**) « Thérésa possède, toute originalité à part, les qualités les plus précieuses : la voix est franche, rustique, et d'une émission parfaite ; la prononciation est une merveille de netteté et la bonne humeur communicative de l'artiste est incomparable. Ce qui a fait pousser les hauts cris à ses détracteurs est moins imputable à Thérésa qu'à d'autres causes dont il faut tenir compte : Thérésa, à quelques exceptions près, a exploité un répertoire navrant, déplorable. À qui la faute ? Au goût public qui était ce qu'il pouvait être à une époque malsaine, où tout étant pourri en haut, rien ne pouvait vibrer en bas. Thérésa a été l'artiste populaire autant que le goût du jour le lui permettait. Si son auditoire, au lieu de lui imposer les malpropretés qui suintent sous les bas empires, avait exigé d'elle qu'elle n'interprétât que des œuvres propres, rustiques et fortes, elle eût été bien plus complètement la grande artiste du peuple [...]. Au physique, Thérésa est bien la femme que l'on pourrait se figurer en l'écoutant les yeux fermés. Le regard est franc, le visage épanoui, l'air gouailleur, la bouche large. [...] Thérésa a fait école. Beaucoup de grues ont cherché à l'imiter ; mais il est arrivé ce qui arrive toujours en pareil cas ; elles ne sont arrivées qu'à copier ses défauts, et ont créé l'ère funeste des PRIMA-GUEULA de la chope. » in Touchatout, Le Trombinoscope, Paris, janvier 1873.

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