jeudi 17 avril 2014

Octave Uzanne détourne hardiment la devise du chancelier de la cour de Bourgogne Nicolas Rolin pour son épouse Guigone de Salins (XVe siècle) et en fait sa marque typographique. Petite balade uzannesque aux hospices de Beaune (15 avril 2014).



Carrelage vernissé au chiffre et à la devise SEULE *
pour Nicolas Rolin et Guigone de Salins
(carrelage refait vers 1875 à l'identique du carrelage du XVe siècle par
l'architecte Maurice Ouradou)
Hôtel Dieu de Beaune


Il arrive parfois qu'une simple visite familiale dans un lieu chargé d'histoire se transforme en une petite révélation, insignifiante à la plupart des hommes, importante pour celui qui la vit.
C'est ainsi que ce mardi 15 avril 2014 je visitai la petite ville de Beaune ornée de ses incontournables hospices et si célèbre pour ses vins de Bourgogne. Une fois entré dans la cour et les toitures vernissées ou d'ardoise admirées, on pénètre dans la salle des pôvres, la plus grande salle du lieu qui marque les esprits par ses cinquante mètres de longueur et les lits alignés de chaque côté avec leurs boiseries massives, leurs tentures rouge et la chapelle qui se trouve tout au bout. L'Hôtel Dieu de Beaune a été construit sur ordre et grâce aux deniers du chancelier de la cour de Bourgogne Nicolas Rolin (1376-1462) et de son épouse Guigone de Salins (1403-1470) dans le but de soulager les pauvres de leur misère.


Les toitures typiques de l'Hôtel Dieu de Beaune
en tuiles de couleurs et vernissées.
Les travaux de construction commencent en 1443 et le premier malade y est accueilli en 1452. De cette salle des pôvres il ne reste aujourd'hui du XVe siècle que la magnifique charpente en carène de bateau (berceau brisé) et les murs, tout le décor principal (lits, mobilier, sol) a été reconstitué à partir de 1872 par l'architecte Maurice Ouradou (gendre et disciple de Viollet-le-Duc) à partir d'éléments d'archives et notamment à partir d'un précieux inventaire de 1501. Maurice Ouradou faire refaire, à partir de carreaux de l'époque, un carrelage vernissé décoré des initiales N et G entrelacées portant en cercle autour la devise "Seule" suivie d'une étoile qui signifie Nicolas (Rolin) uni à Guigone (de Salins) qui est sa seule étoile. Belle devise amoureuse. Cette devise et ses initiales se retrouve un peu partout dans l'Hôtel Dieu, outre sur les carreaux de sol, sur les peintures décoratives et les textiles conservés. Les feuilles de chêne que l'on voit également sur les carrelages sont l'emblème de Nicolas Rolin qui signifie la solidité, la robustesse, la longévité. L'histoire n'a pas fait mentir la symbolique puisque Nicolas Rolin meurt âgé de 85 ans, ce qui est exceptionnel au XVe siècle.

C'est en foulant du pied ce carrelage dans la chapelle située dans le prolongement de la grande salle des pauvres que mon regard s'arrêta un temps sur le décor dudit carrelage. Je connaissais ce décor. J'avais déjà vu ces motifs, ces initiales, ou quelque chose d'approchant. C'était une évidence, ma mémoire ressortait de ses archives un décor similaire. Et ce décor avait été utilisé par Octave Uzanne ! Le blog Octave Uzanne en avait d'ailleurs la reproduction sur la page d'accueil (colonne de droite). Je vérifiai immédiatement avec mon iPhone que je ne trompais pas. C'était bien cela, Octave Uzanne avait fait faire (ou avait fait lui-même) une reproduction modifiée du motif décoratif du carrelage des hospices de Beaune !


Marque d'Octave Uzanne
publiée dans la Revue Encyclopédique (1896)

La devise SEULE est changée en SEUL
Les initiales N et G sont changées en O et U
Le décor tient sur un seul carreau tandis que les carreaux du XVe siècle
ont un décor divisé sur quatre carreaux


On trouve dans la Revue Encyclopédique (n°133 - tome VI - 1896) une reproduction ainsi décrite : Marque typographique d'Octave Uzanne. D'après un carrelage du XVe siècle. Cette marque carrée mesure 39 x 39 mm. Elle porte au centre les initiales O U (pour Octave Uzanne) avec des feuillages de chêne qui les traverse, le tout encerclé de la devise SEUL suivi d'une étoile, avec des feuilles de chêne en écoinçons. On voit très nettement qu'Octave Uzanne a modifié (par effacements) les lettres N et G pour en faire les lettres O et U. Par ailleurs le mot SEULE a été transforné en SEUL par effacement de la dernière lettre. Tous les autres décors sont identiques au carrelage vernissé qu'on peut voir à Beaune.

Que conclure de tout ceci ?

Octave Uzanne a détourné le décor du carrelage des hospices de Beaune pour créer sa propre marque typographique personnalisée. La marque d'Uzanne a été publiée pour la première fois en 1896 (sauf nouvelle découverte qui viendrait indiquer une date antérieure). Cela implique donc qu'il a eu connaissance de ce carrelage dans les mois ou les années qui précèdent. La restauration de l'Hôtel Dieu de Beaune par Maurice Ouradou s'est achevée en 1878. Octave Uzanne a obligatoirement vu le décor de ce carrelage entre 1878 et 1896. A-t-il vu ce décor reproduit dans une revue d'art et d'architecture ? A-t-il visité les hospices entre ces deux dates ? Nous ne savons pas. Ce qui est certain c'est qu'il a jugé opportun et agréable pour lui de détourner de son sens une devise qui signifiait l'amour entre deux êtres pour en faire la devise sans équivoque d'un célibataire endurci : SEUL. L'historiette ne manque pas de piment. Et cette petite découverte m'a valut un beau moment d'émotion.

Bien plus tard, en 1910 (Octave Uzanne est âgé de 59 ans), il visite (à nouveau ou pour la première fois comme le laisserait supposer le détail des lettres) les hospices de Beaune : J’ai visité minutieusement l’hospice et le musée du dit hospice où se trouve le triptyque du jugement dernier du primitif flamand Van der Weyden, écrit-il, – c’est une fort belle chose – l’hospice est très flamand en son ensemble – l’église notre dame est bien caractéristique, c’est une cathédrale admirable d’assises et de style – Beaune m’a charmé, c’est la Bruges de la Bourgogne. J’y ai marché 3 heures (lettre à son frère Joseph datée du jeudi 21 avril 1910). J'ai, 104 ans plus tard, fait la même visite que lui ou à quelque chose près.

Je vous livre ci-dessous les quelques passages de la correspondance entre lui et son frère Joseph se rapportant à sa visite à Beaune en 1910 (Archives de l'Yonne, fonds Y. Christ, Auxerre). A noter que la compagne de Joseph Uzanne à l'époque, Marie Adenot (la veuve Millon qui deviendra son épouse en 1916), était d'origine Beaunoise, ce qui explique la demande d'Octave Uzanne concernant "la meilleure auberge de Beaune".


Bertrand Hugonnard-Roche


Extraits de correspondance entre les frères Uzanne (Octave à Joseph) :

Mardi 5 avril 1910, Hôtel Beau-Rivage, Saint-Raphaël (Var).

"[...] tous mes travaux, je ne crois pas que je puisse aller au Cannet. Je ferai un petit séjour de 3 à 4 jours à Marseille, puis une soirée à Lyon, un déjeuner à Beaune (où ? prière de demander à Mme M. de me dire la bonne auberge), un jour à Dijon et, si le temps n’était pas aussi froid, une visite à la tombe de notre chère mère à Auxerre où je coucherais le samedi 23. Ce serait le dimanche 24, peut-être pourrais-tu venir alors coucher samedi à Auxerre pour t’associer à moi dans ce pèlerinage. [...]"

Dimanche 10 avril 1910, Hôtel Beau-Rivage, Saint-Raphaël (Var).

"[...] – n’oublie pas de demander à Mme Million la meilleure auberge de Beaune pour repas et propreté de chambre si j’y dois coucher."

Mercredi 20 avril 1910, Lyon.

" [...] L’encombrement des grands rapides « Marseille – Paris » me fait décider ceci : je partirai de Lyon, jeudi matin à 9 h 39 pour être à 7 h 07 à Dijon – c’est un bon express moyen avec M. R pour y déjeuner – ça me permettra de me reposer à Lyon et de ne pas partir à 7 h pour Beaune par médiocre omnibus fatigant. Je rentrerai vendredi à Dijon – le samedi matin, je quitterai Dijon à 8 h 45 pour être (en omnibus) à 9 h 44 à Beaune – J’y déjeunerai, visiterai l’hospice etc. J’en repartirai à 1 h 18, serai à Dijon à 2 h 15 (mes bagages y étant en consigne) et je reprendrai à 2 h 45 le rapide de Modane – Paris qui me conduira à Laroche à 4 h 38 – à 5 h 43 je filerai de Laroche sur Auxerre où je serai pour dîner à 6 h 17. Je t’attendrai donc seulement à Auxerre, ce sera plus confortable, nous ne prendrons pas froid à nous attendre à Laroche et si par hasard il faisait un temps affreux, glacial, rendant dangereux ma pointe sur Auxerre, je continuerais sur Paris où j’arriverais à 6 h 30 – ayant dîné et à temps pour aller coucher à St Cloud. Tu avoueras que c’est sage et prudent. Si le temps est beau ou tiède tu viendras à Auxerre certain de m’y trouver – d’ailleurs tu m’écriras – si je trouvais à Dijon une auto obligeante, j’irais à Beaune en auto et en reviendrais – ce n’est rien 37 à 38 kilomètres entre les 2 villes. [...]"

Il passe donc la journée complète du jeudi 21 avril 1910 à Beaune.

Voici le récit qu'il en fait à son frère le jour même :

Jeudi 21 avril 1910, Hôtel de France, P. Mesmer, en face de la gare PLM, Beaune (Côte d'Or).

[...] J’ai bien dîné hier soir à Lyon avec Sallès et Jeanin et suis parti ce matin par l’express de 9 h 39 d’où je descendis à Chagny pour prendre, après déjeuner au buffet, l’omnibus qui me mit à Beaune à 1 h 18. J’ai visité minutieusement l’hospice et le musée du dit hospice où se trouve le triptyque du jugement dernier du primitif flamand Van der Weyden – c’est une fort belle chose – l’hospice est très flamand en son ensemble – l’église notre dame est bien caractéristique, c’est une cathédrale admirable d’assises et de style – Beaune m’a charmé, c’est la Bruges de la Bourgogne. J’y ai marché 3 heures, je vais reprendre le train de 4 h 24 qui me conduira à Dijon à 5 h – j’y dînerai à la Cloche et y passerai la journée de demain. [...]

A cause d'un temps incertain, nuageux, avec des sautes de froid dangereux. En raison de la difficulté des trains pour rentrer avec ses colis de Auxerre à Paris, du jour des élections dimanche et du désir bien compréhensible qu'il a de regagner St Cloud après 5 mois d’absence, il préfère remettre à un autre dimanche, celui qui suivra les ballotages probablement sa visite à leur tombe chère (leur maman est inhumée dans le cimetière Saint-Amâtre d'Auxerre).

Pour plus de renseignements sur l'historique de l'Hôtel Dieu de Beaune, consultez le site.



Chapelle située dans le prolongement de la salle des pôvres,
son autel et son carrelage vernissé décoré.
Hôtel Dieu de Beaune

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