Propos d’un
indépendant – Théâtre contemporain, par Octave Uzanne[1].
On parle beaucoup de la crise
théâtrale. Elle ne s’explique hélas que trop aisément.
Jamais les auteurs dramatiques n’ont
affirmé autant de prétentions à apporter sur la scène française des sensations
directes de vie sociale, des visées philosophiques ou humanitaires et jamais,
je le crains bien, ces prétentions ne furent aussi peu justifiées. Le théâtre[2]
tient encore chez nous une place excessive. Je sais bien que c’est un de nos
articles d’exportation dont nous tirons quelque profit moral et beaucoup de
fierté, mais je persiste à croire que nous valons infiniment mieux par le renom
de nos savants, de nos historiens, de nos philosophes, de nos polygraphes, de
nos romanciers et même de nos journalistes que par la valeur intellectuelle de
nos amusements dramatiques. Il est bien permis de discuter l’apport que font à
notre patrimoine national des hommes qui accaparent si aisément la place dans
tous les trains rapides filant sans arrêt vers le succès et l’éphémère gloire
et qui connaissent, du jour au lendemain, les flatteries de la célébrité et les
sourires moins décevants de la fortune.
Il faut un an et souvent bien
davantage pour écrire un livre qui se tienne, disait, - ou à peu près, - le
grand Balzac ; une pièce de théâtre au contraire, réclame quelques
semaines voire quelques mois et produit beaucoup plus de publicité favorable à
l’auteur même avant qu’elle n’ait été jouée. Que faut-il être pour hésiter à se
donner soit au livre soit à l’art dramatique ? Un imbécile, ajoutait
Balzac[3],
selon la conception des gens de boulevard qui n’arrivent à comprendre que l’œuvre
interprétée ; un homme de génie, diront d’autre part tous ceux qui pensent
combien est généralement supérieur l’ouvrage livresque, mûri, sérieux,
documenté qui atteindra l’individu et demeurera incompris de la collectivité.
Depuis les temps déjà lointains où l’auteur de la Comédie Humaine exposait cette opinion, le théâtre a
considérablement accru son importance à Paris et, par répercussion, dans toutes
nos provinces. Les auteurs dramatiques se sont multipliés beaucoup plus qu’on
ne suppose, car pour un heureux auteur qui voit enfin et finit par accaparer le
feu de la rampe, plus de mille fabricants de tragédies, de drames, de
vaudevilles, de scénettes attendent avec d’évangéliques patiences les moyens de
se produire et n’y arriveront, pour la plupart, assurément jamais.
* *
*
Qu’y a-t-il de bon, de médiocre ou
de chef-d’oeuvral dans tous ces laissés-pour compte des productions dramatiques
d’inconnus ou de méconnus ? Qui le pourrait dire ? Peut-être bien
infiniment plus de pièces remarquables que parmi celles qui sont jouées chaque
soir avec un déconcertant succès. Nous ne pouvons juger que des comédies qui,
actuellement encore, tiennent l’affiche avec les noms des derniers arrivés,
lesquels sont les virtuoses et les monopoleurs des triomphes à la mode. Je veux
parler des principaux fournisseurs attitrés de nos premières scènes
parisiennes, sans qu’il soit nécessaire de les prendre individuellement à
parti.
Franchement, à juger des choses sans
engouement ni esprit de coterie, on s’explique assez mal la faveur persistante
avec laquelle sont accueillies telles ou telles pièces récentes de ces auteurs
qui règnent aujourd’hui pour ainsi dire tyranniquement sur toutes les scènes de
la capitale. Les œuvres qu’ils nous donnent n’ont assurément point la valeur
puissante[4],
la vigueur littéraire, l’ingéniosité théâtrale, l’originalité de thèse, l’élévation
de verbe et d’action pour tout dire qui se rencontraient dans les œuvres d’Emile
Augier, d’Alexandre Dumas fils ou de Sardou, non plus que l’alacrité d’esprit,
la drôlerie bien française, la malicieuse observation par quoi excellaient les
vaudevilles joyeux de Gondinet, de Labiche, de Meilhac et Halévy. Quant au
vieux Papa Scribe, cet Ingres du dessin scénique, qu’il est de bon goût de
blaguer aujourd’hui, d’autant plus aisément que ceux qui se gaussent de son œuvre
ne l’ont jamais lue, quant à ce merveilleux compositeur d’imbroglios
dramatiques qui ont noms Une Chaîne,
la Camaraderie, Bertrand et Raton ou Bataille
de Dames, on peut être sûr qu’il ne saurait davantage être mis en comparaison
avec les menus producteurs favorisés de notre heure. Les héros de ses pièces
étaient moins exceptionnels, de plus noble origine morale et la vie qui circulait
impétueuse dans ses scénarios valait à coup sûr l’action médiocre ou le
dialogue amoral, inquiétant et désabusé de nos chefs-d’œuvres actuels.
* *
*
Un professionnel du théâtre étranger
qui est plutôt cosmopolite et voit les choses avec bon sens et justesse, me
disait récemment : « Vos pièces modernes commencent à nous
déconcerter tant à Londres qu’à New-York ; nous n’y retrouvons plus votre
admirable logique jointe au piquant de votre esprit et à votre art de nouer une
intrigue pour la dénouer après, peu à peu, fil à fil, jusqu’à un dénouement agréable
et curieusement amené. Vos œuvres qui semblent avoir encore tant de succès sur
vos Boulevards ne supportent plus aussi aisément l’exportation et je dirai même
que, pour ma part, je n’éprouve point le même plaisir à les consommer sur
place, c’est-à-dire à les entendre et voir interpréter par leurs créateurs. Sur
vos scènes originales, m’expliquerez-vous cela ?
Quelle explication pourrait-on
donner, à moins que de reconnaître un état relatif des choses théâtrales qui,
espérons-le, n’est que transitoire. Il y a davantage d’eau claire, je veux dire
de vains papotages drôlement dialogués, que de talent et d’esprit de marque
dans les stupéfiantes comédies du jour qui vont aux nues avec un minimum d’action,
d’intrigues, de types à caractère et de scènes dramatiques. On dirait que moins
c’est touffu, plus le cerveau du spectateur en éprouve d’aise et de
soulagement. Cet intellect public demande plutôt à être frôlé que pénétré.
Le spectateur moderne ne veut-il
plus avoir à penser, à juger, à se passionner ? Ne cherche-t-il pas plutôt
à opérer sa digestion sans aucuns efforts intellectuels, très confortablement,
en écoutant des choses qu’on lui affirme être excellentes et d’un faiseur de
bonne marque qui ne saurait tromper. On le pourrait croire, tant il est docile
en apparence aux succès qu’on lui impose et qu’il paraît s’empresser aussitôt
de consacrer. Mais il ne faut pas trop s’y fier et son acquiescement est plus
spécieux que réel. D’ailleurs l’art théâtral se corse de tant d’autres intérêts
aux yeux de certain public. Pour les femmes il y a les robes de Mlle X…, les
coiffures de Mlle Y…, l’originalité artistique des décors, pour les hommes, la
beauté piquante ou perverse de ces dames, le chic fashionable des jeunes
premiers, sans parler des musiques de scène. Puis, avant tout et surtout, la
nécessité s’impose socialement d’avoir vu la pièce à succès et de pouvoir en
parler. Qui dira les éléments qui compensent la réussite superficielle d’une
pièce de théâtre à Paris !
* *
*
Il n’en
demeure pas moins démontré que notre vieux théâtre français s’anémie par la
tête[5].
En dehors des intéressants spectacles, parfois de premier ordre, qui se donnent
longue carrière au Théâtre Antoine, et plus rarement aux Français, le reste,
qui passionne surtout les soireux et le monde spécialement boulevardier, ne
vaut à mon sens que par la réclame : on nous monte plus ou moins le job
sur les auteurs à la mode qui ne sont trop souvent que faiseurs de mets à
viande creuse. Les étrangers sont aussi bien en droit que nous-mêmes de se
demander la raison qui porte nos critiques à crier au chef-d’œuvre chaque fois
que nos nouveaux auteurs promus aux plus mystérieuses gloires procréent quelque
pièce nouvelle qui décèle une indigente ou démoralisante imagination, une
vision sociale plutôt déplorable et faussée, moyenne, et des facultés
théâtrales pour le moins médiocres. Lorsque d’ici dix ou vingt lustres,
quelques un de nos petits neveux à esprit fureteur et mystificateur s’efforceront
de s’intéresser à ce qui nous passionnait au début de ce vingtième siècle, ils
seront sans doute ahuris de constater combien peu nous fûmes difficiles dans
nos distractions intellectuelles, et ils riront de nous, comme nous pouvons
aujourd’hui rire des admirateurs passés de Colin d’Harleville, de Dancourt, de
Fagan, de la Chaussée, de Berquin, de Bruys et Palaprat.
Notre temps si fertile en
évènements, si pittoresque dans l’évolution des mœurs sociales, si drolatique
au point de vue des thérapeutiques nouvelles, des phobies sanitaires, des
agiotages de toute nature, serait digne d’alimenter la verve et l’observation d’un
nouveau Molière qui répudierait comme d’abusifs moyens scéniques l’éternel
adultère ou les monotones expositions du concubinat[6].
Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour concevoir ce que pourrait être le
théâtre satirique contemporain, le théâtre sain, moralisateur, vigoureux, de
haute expression française, théâtre de généralisation flagellant gaiement les
ridicules présents, revenant à la vieille formule du Castigat ridendo mores[7]
et ne s’abâtardissant pas dans l’anecdote graveleuse, la peinture des vices d’exception
ou la complaisante analyse des personnages tarés ou des milieux décadents[8].
OCTAVE UZANNE.
[1] Publié dans la petite revue Les
Arts de la vie, n°19 de juillet 1905 (tome IV). Rédaction et administration
Chaussée d’Antin Librairie Larousse dépositaire, Paris. Revue paraissant le
quinze de chaque mois sous la direction de Gabriel Mourey. Le premier numéro de
cette revue parait le 15 janvier 1904. Elle naît, en effet, non
seulement de l'union d'écrivains et d'artistes qui souffrent de voir leurs
convictions les plus chères méconnues ou dédaignées, mais des aspirations du
grand public intellectuel qui réclame depuis longtemps un organe sincère, indépendant,
de libre discussion, où règne, au lieu du mensonge intéressé, la vérité loyale
et courageuse. Les Arts de la Vie ne
sera pas plus une revue de vulgarisation qu'une revue de spécialisation. Elle
sera vivante avant tout et reflétera tous les aspects de la vie contemporaine. C'est
assez dire qu'au lieu de s'adresser à quelques-uns seulement, à cette prétendue
aristocratie dont on s'est trop préoccupé jusqu'à ce jour de satisfaire les
goûts, elle entend s'adresser à tous et provoquer enfin la cohésion de toutes
les forces saines et fécondes – aujourd'hui dispersées, faute de discipline, -
sans le concours desquelles l'évolution des arts ne peut suivre ses voies
normales. Donc, il ne s'agit point de flatter le public et de se mettre complaisamment
à sa remorque ; au contraire, de le guider en l'éclairant. (source http://livrenblog.blogspot.fr/2011/01/les-arts-de-la-vie-1-2-3.html
). Uzanne ne participa pas aux numéros 1, 2 et 3. Nous n’avons pas trouvé de
collection complète de cette revue. A priori il y a eu au moins 21 numéros soit
deux années d’existence (1904 et 1905).
[2] A noter
qu’Octave Uzanne n’a jamais écrit ni publié de théâtre sous son nom,
privilégiant toujours le roman ou la nouvelle sur l’art dramatique. C’est un
genre qu’il a toujours soigneusement évité. Il faudrait lire les comptes rendus
des pièces jouées ou publiées entre 1880 et 1889 et dont il rend compte
personnellement dans la revue bibliographique Le Livre. C’est une étude à
faire.
[3] Uzanne
prend Balzac pour témoin. Il omet cependant de signaler combien Balzac dût au
théâtre dans la propagation de son œuvre. Même si le théâtre n’est pas le mode
d’expression le plus utilisé par Balzac, il s’en sert pour gagner vite l’argent
qui lui manque toujours. Le théâtre s’écrit vite. Il en usera au début de sa carrière
comme à la fin, même s’il ne connut pas le succès dans cette voie. Le Nègre
(1823), L’école des Ménages (1839), Vautrin (1840), Les ressources de Quinola
(1842), Pamela Giraud (1843), La Marâtre (1848), Mercadet le faiseur (1851).
[4] Uzanne n’a
pas reconnu tous les talents, il s’est parfois (souvent) trompé quant à ceux
qui survivraient à la postérité. Son esprit paradoxal, oscillant sans cesse
entre désir de modernité et conservatisme moralisateur, ne lui a sans doute pas
permis de reconnaître les grands noms de la littérature et de la scène.
[5] « Les
travaux de ses contemporains, leurs préjugés, leurs snobismes, leurs erreurs,
Octave Uzanne s’en amuse ou s’en attriste ; plus souvent il s’en moque. »
in Revue politique et littéraire, Revue Bleue, 1912, vol. 50, p. 128.
[6] Cette pique
est sans conteste adressée à Georges Feydeau (1862-1921) et ses vaudevilles
alors très en vogue. Feydeau, en 1905, a déjà publié et fait jouer de nombreuses
pièces usant de « l’éternel adultère et (des) monotones expositions du
concubinat. »
[7] La comédie châtie les mœurs en riant.
[8] Uzanne n’a
pas toujours été aussi hostile aux milieux décadents fin de siècle. Nombre de
ses amis d’alors en faisait partie.
Tu ne retranscris pas tout ça à la main !?
RépondreSupprimerQuel pensum sur le sujet !
mais bien sur que si ! ;-) quand on aime ...
RépondreSupprimerB.