Article intitulé "Un grand dégoûté (J.-K. Huysmans)" (1) publié par Octave Uzanne dans la Dépêche de Toulouse le 16 mai 1907. Huysmans venait de mourir (12 mai 1907), c'est dire la réactivité avec laquelle Uzanne publia ce papier rempli d'émotions.
Un grand dégoûté.
Celui qui, repose aujourd’hui dans l’éternelle paix et qui détient peut-être la clé de ce mystère de l’au-delà dont, malgré sa foi, s’intrigua sa vie, l’écrivain naturaliste-mystique, Des Esseintes, Folantin, Durtal, fut, en tous ses avatars, un constant pituiteux. On peut dire qu’il traversa ce monde, comme d’autres, passagers sensibles traversent l’Océan, le dégoût persistant au coeur et la nausée sans cesse aux lèvres, prête à fuser.
Fils, de petits bourgeois et consciencieux fonctionnaire dans un ministère où le Rond-de-cuirisme lui avait révélé jusqu’à quelle bassesse de plafonnement intellectuel peut s’abaisser dans l’entresol des vulgaires l’habitat de la pensée humaine, J.-K. Huysmans s’était, de bonne heure, familiarisé aux spectables d’existences médiocratiques et vides d’idéal. Il n’en avait point autrement souffert et avait, au contraire, apporté à l’étude de tous ces petits mondes d’indigence cérébrale une ardente curiosité d’écrivain naturaliste novateur décidé à rompre avec toutes les niaiseries des écoles romatico-sentimentales. Mais déjà, il s’écoeurait de la sottise ambiante, analysait les oeuvres et les actes des écrivains en renom avec des hoquets de dégoût, jugeait la société lamentable et fétide, et, avec sa douceur de-blond déraciné de Hollande, ses gestes las et mous, il triomphait dans les jeunes cénacles, en noyant délibérément dans ses déjections de sincère dyspeptique moral tous les faux dieux des temples littéraires à la mode.
Je le connus, il y a longtemps, bien longtemps, en compagnie de son inséparable de ses débuts, Henry Céard, vers 1879, alors qu’il ne songeait qu’à faire mordre à l’eau-forte de son style ses premiers Croquis parisiens ou à pimenter son Drageoir à épices, recueil de pages colorées et d’éloquentes natures mortes. Il avait stylisé le hareng-saur en ces termes, qui sont encore dans ma mémoire et où sa manière littéraire est assez bien synthétisée: "O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de maille, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses tètes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours, noir, je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleil sous les noirs arceaux!"
Huysmans était, ce qu’il demeura toujours, un causeur placide, au débit plutôt lent, à l’accentuation vaguement parigote et grasse. Aucune impétuosité, aucune ardeur de diction, nulle véhémence. Son langage s’imageait d’argot, se complaisait aux vocables contempteurs d’origine sexuelle, ceux, que jette au passage Colignon à ses confrères on que grasseye naïvement le Marseillais en belle humeur. Ces mots de la rue, il les sortait avec douceur, il les faisait encore plus émollients, — en les enduisant du crachat de ses mépris et il les distribuait avec une inlassable générosité à ses plus notoires contemporains. Il n’y avait en ces procédés aucune pensée mauvaise, nourrie d’envie, et pas le moindre désir de prendre place dans l’assiette au beurre des grosses légumes des lettres. Il n’était ni méchant,ni ambitieux, ni arriviste. Le monde, les salons, les plaisirs bêtes, publics ou privés, pour lesquels les hommes dressent leur vanité en éventail et s’efforcent aux travaux lucratifs, tout cela lui semblait ridicule, stupide et indigne de s’écarter d’un chemin de droiture et de vérité. Il raillait ses camarades qui s’étaient laissé prendre à la glu de la mondanité et il les jugeait perdus dans ces machines pneumatiques que constituent les dîners, soirées, garden-parties ou invitations de châtelains.
Mais Joris-Karl Huysmans, dès ses débuts, n’admettait que l’art pour l’art, la religion du beau, la vie conventuelle fleurie de rêves, avec le culte de la perfection. Sa vision était aigu, ses délicatesses super-sensibles ; il scrutait tout le mauvais goût des oripeaux de la mascarade parisienne ; il voyait nettement les tares, les lâchetés, les servitudes, les fades complaisances vis-à-vis du public de tous les décrocheurs des timbales du succès et sa conscience, plutôt que sa poche à fiel, éprouvait le besoin de se dégorger, d’expectorer, de vomir, pour tout dire, les dégoûts accumulés.
Il apportait, dans ces lâchers de sputations et ces expectorations, un esprit, une drôlerie pittoresque et incomparable, et son verbe, qui rejetait choses et gens au dépotoir, s’accentuait du glossaire de Rabelais, de Vadé et autres maîtres scatologues. Avec lui, c’était le tout à l’égout ruisselant d’adjectifs colorés. Il y avait plaisir à l’entendre jeter ses rancoeurs à la voirie par-dessus les bastingages des convenances sociales. Le jour où il signa, son petit ouvrage, A Vau-I’Eau, où il apparaissait méticuleusement exprimé sous les traits du héros, M. Folantin, petit employé, célibataire inappétent, flatulent, difficile à nourrir, ayant parcouru tout le cycle des falsifications culinaires des restaurateurs de quartier, et trouvé à toutes choses la même saveur de frelaté et la même senteur de pourri, il découvrit l’angle le plus exact, le plus aigu de sa personnalité. Cette sorte de Physiologie du Dégoût est, à mon sens, son livre synthétique. L’auteur de Marthe (histoire d’une fille) ou des Foules de Lourdes, ces deux oeuvres de début et de fin de sa carrière d’écrivain, fut toujours, toujours et encore M. Folantin, désabusé, inquiet de tout, anxieux d’autres choses, écrasé par l’ennui des perpétuels recommencements dont se compose le morne tissu de l’existence aux yeux de certains.
Il fut Folantin dans le naturalisme, quand il écrivit cette tranche de vie des Soeurs Vatard, où on le retrouve en pleine jeunesse, alors qu’il gérait, rue de Sèvres, au rez-de-chaussée de la maison qu’il habitait, un petit atelier de brochure que lui avait légué son père. Dans En Ménage et En Rade, il folantinise, c’est-à-dire il s’agite dans ses lassitudes, ses détresses morales, les piperies des relations féminines; dans A Rebours même, c’est encore l’être à Vau-l’eau, cherchant à s’évader du vulgaire, du connu, du ressassé des choses et aboutissant à ce néant qui faisait dire à d’Aurevilly: Après cela, l’écrivain n’a plus qu’a choisir entre une balle de revolver et le pied de la croix.
Huysmans s’affala aux genoux du Rédempteur, mais Durtal, son nonveau héros, curieux de mysticité et néo-converti, c’est une manière de Folantin changeant par dégoût de restaurateur moral et qui ouvre la porte de l’Eglise avec quelque perversité d’abord, avec sincérité peu après. Dans Là bas, dans En Route, dans l’Oblat, le taedium vitae se fait jour; la sérénité béatifique, l’extase heureuse n’ont pas eu raison des répugnances de M. Folantin: — le chercheur, n’entre pas en religion comme dans du beurre, comme écrirait Durtal, il s’attarde aux aigreurs du petit lait.
Tous les naïfs qui demandent aux amis du regretté écrivain les raisons réelles de sa conversion ne l’ont pas lu, l’ont mal lu, ou ne l’ont point compris. Le, grand dégoûté alla du Diable à Dieu, de l’auge à l’autel, d’un mouvement nerveux et logique comme font les malades inquiets qui, aux heures insomnieuses, virent de gauche à. droite, et cherchent la position la plus confortable pour fixer le sommeil. Désemparé, n’ayant plus ni estomac équilibré, ni organes favorables au plaisir, las des curiosités satisfaites dans les bouges et les bas-fonds sociaux qui longtemps l’intriguèrent, noyé dans l’insipidité et la maussaderie des relations courantes, découragé de tout, saoul de médiocrité ambiante, il se mit à fuir les lumières crues à la façon des Lycanthropes; la pénombre des églises l’accueillit. Il crut y trouver un apaisement, mais Folantin-Oblat ne put se passer de Paris; il le quitta en l’exécrant, dans un bondissement nauséabond du coeur, mais avec quel plaisir y revint-il, sans même insister sur le plaisir qu’il avait d’y réinstaller ses pénates!
Je fus, jusqu’à ces deux dernières années, où il se terra davantage dans la souffrance et la résignation, un fidèle ami de J.-K. Huysmans. Il m’ouvrit volontiers sa vie et sa belle intelligence, et je crois y avoir lu largement et sans hypocrisie. Je ne pense pas mal servir sa mémoire en le montrant, en cet article hâtif, au lendemain de sa mort, tel que je le compris et sentis, tout en m’extériorisant hors de ses croyances, qu’il n’essaya jamais, d’ailleurs, de faire partager à ses amis. Nul ne porta et n’exprima l’ennui de vivre avec un plus démonstratif pessimisme et ne chercha avec autant d’àpreté les avatars intellectuels qui peuvent ici-bas s’offrir aux grands désabusés. Mais le coeur de l’hagiographe de sainte Lidwine de Schiedam fut à la hauteur de l’esprit et du talent de ce rare lettré. Sa vie, dont il exprima mais ne rechercha point l’originalité, fut toute dévouée à l’art, et, si sa conclusion s’ennoblit par le martyre physique, saintement supporté, on peut dire qu’à aucune époque de son calvaire de dégoûté il ne montra jamais la moindre défaillance morale et ne sacrifia rien au public, à la réclame, au désir du gain ou à la popularité. Sa probité littéraire reste souverainement pure.
Merci Bertrand pour ce bel article.
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