vendredi 13 janvier 2017

Octave Uzanne et les publications de luxe modernes (10 juillet 1885, Le Livre) "Mon Dieu protégez-nous, car il pleut des volumes !"


LES PUBLICATIONS DE LUXE MODERNES (*)

La multiplicité des livres et la Babel des styles. L'édition nationale de Victor Hugo. La récapitulation littéraire du siècle. Les bibliothèques modernes de luxe. M. A. Quantin et ses Chefs-d'œuvre contemporains. Monsieur de Camors et le Père Goriot. La Librairie des Bibliophiles et ses publications récentes. Une Page d'amour et Servitude et Grandeur militaires. Une publication des Amis des livres, chez  M. Conquet. Le Violon de faïence, de Champfleury, et Froment jeune, de Daudet. L'illustrateur Bayard.


   
      Mon Dieu protégez-nous, car il pleut des volumes ! Ils arrivent en masses serrées, issant de toutes parts, oeilladant à la vitrine des libraires, quêtant un regard, un sourire satisfait ; nous suivant au logis, encombrant nos tables, nos sièges, nos étagères, parés à qui mieux mieux des attraits de la nouveauté, de la fraîcheur de l'inédit, du fard artistique de la réimpression et des grâces du renouveau. On croirait que les mots de l'Ecclésiaste ont été écrits d'aujourd'hui, tant ils apparaissent lumineusement prophétiques faciendi plures libfos nullus est finis, frequens que meditatio carnis afflictio est.
      Jamais on n'a confié aux presses plus d'essence d'humanité et moins d'esprit littéraire ; jamais on n'a improvisé avec plus d'insouciance ce qu'on nommait jadis respectueusement un volume. Les moindres grimauds entrent dans la danse des caractères typographiques. Les gens du sire quart de monde se mêlent de trousser un ouvrage ; de tous côtés on recueille les plus minces déjections pseudo-littéraires de certain journalisme sous le format de l'in-18 ou de l'in-8°; la librairie enfin est devenue une Babel des styles innomés où l'esprit public a peine à se reconnaître.
      Chaque semaine voit paraître plus de cent romans qui se dispersent Dieu sait où ; les éditeurs même se multiplient, avides de prose hâtive à distribuer sous couverture engageante. Il ne s'agit plus de belles-lettres, il s'agit de métier, et, dans le monde des écrivains, on argumente de préférence sur le taux proportionnel des éditions et sur le revenu à tirer de tel genre spécial opposé à tel autre.
      La critique ne saurait exister dans cette foire aux livres elle ne voit plus, elle n'entend plus son règne est passé ; l'écœurement lui monte aux lèvres, le flot débordant a violé son temple ; elle fait place aux hommes-sandwich, à la réclame grossière, aux boniments, elle ne peut que se réfugier dans la littérature rétrospective, elle abandonne, sans plus lutter, à la foule des-nouveaux venus, le grand et le petit trottoir.

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      L'heureux lecteur qui vit doucement dans sa bibliothèque, donnant aux livres qu'il aime un regard bienveillant, lisant et relisant ses pages favorites, accueillant de temps à autre, sur une bonne lettre de crédit ou une sérieuse présentation, quelque nouvel auteur dans sa thébaïde, ne saura jamais à quel degré la lassitude et le découragement peuvent envahir le journaliste bibliographe amoureux des lettres, forcé d'accueillir et de passer en revue tous les produits de la librairie française qui, sans répit, franchissent sa porte. On dirait d'une déroute : chefs, soldats et maraudeurs arrivent sans ordre. Les piètres fantassins du roman coudoient les archers d'Apollon ; les graves historiens se mêlent aux conteurs graveleux, les monographies d'art bousculent les mélanges littéraires ; il faut classer tout cela avec un soupir d'accablement, parcourir, parcourir sans cesse, ne jamais s'attarder, rester le Juif errant de la critique hâtive, tout en songeant au bonheur inapprécié de ceux qui peuvent encore flâner dans notre grand domaine littéraire, séjournant là où il leur convient, mettant de la rêverie entre les lignes des ouvrages qu'ils dégustent peu à peu, sans souci de l'heure brève. Incomparablement fortunés sont-ils, ces bibliophiles qui ont fait graver en lettres d'or sur leur ex libris le fallitur hora legendo.
      C'est pour avoir cédé à cette tant douce flânerie que me voici, pauvre victime du Livre et des livres, très en retard vis-à-vis de ceux qui daignent m'accorder audience et me pardonner d'être un irrégulier ; je parlerai donc aujourd'hui de quelques beaux et bons livres, honnêtement imprimés sur solides papiers, à la forme enrichis d'eaux-fortes et de vignettes, munis de tous les sacrements de la Bibliophilie.
      L'Édition nationale complète des œuvres de Victor Hugo, publiée par MM. Richard et J. Lemonnier et annoncée à grand fracas depuis de longs mois, a épuisé les boniments ordinaires et extraordinaires du journalisme ; toutes les plumes complaisantes et toutes les plumes à vendre ont versé l'encre polychrome des éloges sur ce monument élevé à l'homme du siècle. Nous avons voulu, avant de parler de cette publication si hautement vantée, attendre que plusieurs livraisons aient vu le jour et juger de l'élégance et des formes de cet « Édifice national qui sera composé de plus de 40 volumes in-4° carré, comprenant quatre portraits à l'eau-forte et au .burin, 250 grandes eaux- fortes hors texte et 2,500 vignettes en taille-douce imprimées à mi-page dans le texte, puis enfin, de très nombreux ornements typographiques spécialement gravés pour ce Panthéon artistique.
      Huit livraisons sont déjà en vente ; après les avoir vues avec soin, je constate, non sans regret, qu'après tant de tam-tam et de grosse caisse, il me faut avouer que la publication se présente comme déplorablement manquée, tant au point de vue du bon goût et du sens artistique qu'à celui du papier et de l'ensemble. Une oeuvre qui coûtera plus de quatre mille francs aux souscripteurs sur Japon et environ trois cents écus aux modestes acheteurs sur vélin ordinaire, méritait plus d'originalité et plus de splendeur à coup sûr.
      Jusqu'ici l'illustration se traîne dans le poncif et la vulgarité les en-têtes de chapitre, bien que tirés en taille-douce, sont gris, sans valeur, d'une conception lourde et commune, d'une exécution absolument défectueuse. On jurerait de mauvais zincs, imprimés sans mise en train ; il n'y a là ni reliefs ni accents, rien qui dénote l'eau-forte ni le burin. Ce sont des cartouches d'art décoratif sortis des vieux cartons et qui n'expriment point le moderne dans sa force et sa réelle valeur. A cette œuvre dite nationale, il fallait des artistes nationaux, depuis Meissonier jusqu'à Detaille, depuis Baudry jusqu'à Chaplin : toute la palette française, comme on dit, toute la lyre, devait se trouver au rendez-vous des éditeurs ; il fallait ne point ménager l'or pour ne point épargner les talents; ce monument ne pouvait être rapetissé; il l'est, hélas ! dans le médiocre et dans le laid. La montagne vient d'accoucher d'une horrible souris grise.
      Les eaux-fortes hors texte, sans harmonie entre elles, dénotant un plan arrêté, ne sortent point des vignettes courantes ; quelques-unes même ont choquantes de dessin et d'inhabileté de gravure. Encore, les éditeurs n'ont-ils abordé jusqu'ici que les Odes et Ballades et les Orientales, œuvres de rêve et de quintessence poétique, merveilleux canevas d'illustration fait pour tenter le génie. Lorsque viendront drames et romans, Cromwell, l'Homme qui rit et les Travailleurs de la mer, William Shakespeare et le Rhin, il est permis de se demander avec inquiétude ce qu'ils pourront mettre en lumière et si la lassitude n'aura pas peu à peu invinciblement saisi les souscripteurs d'ici là. Je n'apporte ici aucune animosité vis-à-vis des entrepreneurs de cette publication considérable ; je ne puis que peindre en franchise l'expression de ma désillusion, partagée par la majorité des bibliophiles parisiens, et, lorsque je lis, en tête du prospectus, l'espérance manifestée par les éditeurs de présenter aux grandes assises de l'Exposition universelle de 1889 un incomparable monument du génie artistique et industriel français au XIXe siècle, je demeure sceptique et pense, en conscience, que mon pays peut produire de meilleures choses avec moins de vanité d'appel à la badauderie et sous un plus petit format.

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      Nous voici parvenus sur la fin du siècle, aussi l'on sent déjà le besoin de la récapitulation un tri se fait dans l'esprit public pour toutes les gloires littéraires des deux dernières générations, et depuis plus d'un an la librairie de luxe en fournit un signe certain, en donnant aux principaux auteurs du temps la consécration de somptueuses éditions plus ou moins définitives, soigneusement illustrées et d'un prix relativement élevé. - MM. Quantin, Jouaust et Conquet ont mis en coupe réglée la littérature du XIXe siècle, à cette différence que le premier a su fonder, par droit de traités habilement acquis, une véritable bibliothèque française des chefs-d'œuvre du siècle, où tous les grands écrivains, du romantisme à nos jours, se trouvent représentés. Cette remarquable collection romancière inaugurée par Madame Bovary, dont nous avons parlé au début de cette année, compte aujourd'hui deux œuvres nouvelles, Monsieur de Camors, d'Octave Feuillet, et l'impérissable chef-d'œuvre de Balzac, le Père Goriot.
      La Bibliothèque de luxe de M. Quantin contiendra, en cinquante volumes, l'élite des romans du temps : Balzac, de Vigny, Mérimée, Alexandre Dumas père et fils, Charles de Bernard, Théophile Gautier, Flaubert, Feydeau, de Goncourt, Victor Hugo, Alphonse Karr, Murger, Nodier, Alfred de Musset, George Sand, Souvestre, Méry, Clarétie, Daudet, Zola y paraîtront tour à tour ; puis, si le succès encourage cette entreprise considérable, Lamartine, Stendhal, les grands et moyens oubliés seront admis dans cette collection, qui ne saurait guère être terminée qu'à l'aurore du XXe siècle, alors que l'on résumera d'un coup d’œil admiratif les gloires incomparables en tous genres qu'a produites le XIXe.
      Le format adopté par M. Quantin est un bel- in-8° carré, de papier vélin blanc, spécialement fabriqué par les usines françaises du Marais, d'un joli grain, bien encollé, fait pour défier le temps. Le caractère d'impression est du plus pur Didot, d'un bel œil, qui ne fatigue point la vue ; l'illustration ne comprend pas moins de dix ou douze eaux-fortes par volume, et le prix général est de 25 francs l'exemplaire. C'est là réellement une innovation dans la librairie de luxe, aussi tous ceux qui peuvent calculer le prix de revient de ces sortes d'ouvrages demeureront étonnés d'un prix relativement si minime, qui mériterait de faire sensation dans le monde de l'impression.
      Pour les bibliophiles di primo cartello, il a été tiré, à cent exemplaires numérotés, une édition spéciale, réimposée sur grand papier jésus du Japon, avec une double suite d'épreuves avant et avec lettre, au prix de 100 francs. Ce sont là des livres de toute beauté, qui peuvent, si on le désire, accueillir dans la splendeur de leurs marges tous les dessins originaux que certains amateurs du jour ont la fantaisie de demander parfois à des artistes en renom.
      Examinons Monsieur de Camors, le maître roman d'Octave Feuillet, illustré ici pour la première fois. Onze scènes principales de l'ouvrage ont été interprétées par M. S. Rezchan, avec talent et un réel sentiment dramatique. Cinq figurent dans la première partie du livre, six dans la seconde. L'artiste a mis dans ses compositions, sans rien emprunter aux disgracieux costumes du second Empire, ce je ne sais quoi de spécial qui entre dans l'atmosphère d'une époque et forme comme la couleur locale d'un règne; ses personnages ont un type bien accusé, qui ne se dément pas dans la série des divers dessins ; c'est ainsi que Monsieur de Camors évoque l'image d'un duc de Morny jeune, auquel l'auteur aurait songé, si l'on en croit certaines indiscrétions mondaines. Les gravures de Mme Rouveyre et de MM. Daumont et Duvivier ne sont peut-être pas aussi égales qu'on le voudrait, mais elles donnent l'expression exacte des compositions et sont redevables au burin et à la pointe sèche de leur allure calme et un peu froide.
      Le seul petit reproche que je ferai à l'éditeur, c'est de s'être montré, de parti pris, un peu trop sévère pour l'ornementation typographique de son texte ; Monsieur de Camors se divise en deux parties et en treize chapitres ; j'aurais aimé à voir, en tête et à la fin de chacun d'eux, des fleurons et des culs-de-lampe finement gravés sur bois, dans le genre des livres de 1845-1850 ; je sais bien que ce sont là des frais importants, et que, d'autre part, beaucoup d'amis des livres, et des plus judicieux, apprécient comme une suprême correction la sobriété qu'a laissé voir ici M. Quantin ; mais je n'en persiste pas moins dans ma manière de sentir un beau volume ; je le veux vivant et gai, relevé de vignettes le plus possible, considérablement fourni d'arabesques. Il y a en moi un ennemi irréconciliable des grands blancs, où l'œil's'abîme comme en un désert ; je réclame une caravane typographiée, si minime ou lointaine soit-elle. Il manque une oasis dans l'aridité polaire de la page.

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Le Père Goriot, le dernier ouvrage paru de cette collection de chefs-d'œuvre, ne réclame rien de ce genre ; le texte se suit d'un bout à l'autre sans arrêt, et il faut tout le génie de Balzac pour que le lecteur, enlevé par la magie de l'écrivain, ne songe point à s'en apercevoir. M. Quantin a fait de ce livre un ouvrage impeccable ; je suis ̃ravi de le constater, et je voudrais que tous les bibliophiles de France et de l'étranger fissent à cette édition le succès qu'elle mérite. On sait toute la discrétion apportée dans cette revue, lorsqu'il s'est agi de faire l'éloge des ouvrages publiés par notre éditeur ; cette discrétion a été poussée parfois jusqu'au mutisme, ou tout au moins jusqu'à l'annonce banale et sans commentaires ; je ne serai donc assurément pas susceptible de montrer ici plus d'amitié que de sincérité en parlant de la perfection de cette édition du Père Goriot, et en particulier des compositions hors ligne d'un jeune artiste de grand avenir, M. A. Lynch.

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      Le Père Goriot ne compte que dix eaux-fortes gravées par Abot. d'après les tableaux de M. Lynch, car ce sont dix peintures très étudiées qui ont été confiées à la gravure, dix scènes posées, vues, senties qui restent en harmonie avec le roman « La table d'hôte de la Maman Vauquer » est particulièrement bien traitée ; chaque personnage y est à sa place, chaque physionomie cherchée et heureusement trouvée. Les types de Vautrin, ce géant shakespearien, de l'élégant Rastignac et du brave papa Goriot sont vivants sous le crayon de M. Lynch. La dernière composition, « la mort de Goriot », est saisissante dans sa grandiose simplicité. Le jeune peintre a restitué avec une exactitude extrême le caractère, l'architecture mobilière, les modes, l'esprit même de cette période de la Restauration, où Balzac s'est plu à mettre son drame en action. Rien ne choque l'œil, aucun détail n'est oublié on jurerait voir l'œuvre d'un contemporain grandement préoccupé de réalisme. M. Abot, dans la gravure de ces dix planches, a fait preuve d'une grande habileté ; il a rendu avec une belle conscience les ingénieuses compositions du jeune illustrateur ; peut-être demeure-t-il néanmoins un peu trop maître de lui dans le maniement de la pointe c'est un méticuleux qui a peur des audaces du burin et des morsures trop franches de l'eau-forte ; c'est pourquoi, de volonté, il reste dans les tonalités grises et les petites tailles léchées ; c'est presque un aciériste comme on les comprenait en 1850 ; mais ici cette correction de gravure n'est pas un défaut condamnable, elle entre en communion avec l'époque et la nature des sujets reproduits, et je ne pourrais que complimenter M. Abot du soin tout particulier qu'il a apporté dans l'interprétation de ces aimables chefs-d'œuvre de composition.
      Il faut souhaiter aussi que M. Quantin nous offre de nombreux ouvrages aussi parfaits que ce Père Goriot ; il a devant lui le champ littéraire le plus vaste et le plus pittoresque à exploiter. Avec Dumas, avec Flaubert, Mme Sand, Sandeau, Gautier, Souvestre et de Vigny, il possède en main les canevas les plus riches et les plus fantaisistes pour y broder de mirifiques illustrations ; mais je ne saurais trop lui conseiller de ne pas s'en tenir uniquement au procédé de l'eau-forte et des compositions hors texte je ne vois pas bien les Trois Mousquetaires, la Reine Margot ; Colomba, la Fée aux Miettes et Cinq-Mars imagés de planches sur cuivre ; il faut du nouveau aux amateurs de cette fin de siècle ; qu'on nous ramène un peu à ces bois splendides qui se mariaient si bien au texte dans les beaux livres de Curmer et de Bourdin, justement recherchés aujourd'hui, et lors même que les artistes graveurs en relief feraient défaut, il restera toujours les procédés de zincographie qui progressent chaque jour et dont on peut tirer des effets exquis, tant dans le noir que dans le repérage en couleur. Au reste, point ne m'est besoin de pousser notre éditeur ami dans la voie de l'actualité, du progrès et des routines brisées il est de ceux qui marchent de l'avant avec ardeur et il a fourni assez de preuves de sa prodigieuse activité et de son intelligence de créateur et d'innovateur, pour que les amoureux du livre soient assurés de toujours trouver son nom lorsqu'il y aura un beau volume franchement artistique et de forme nouvelle à admirer.



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      MM. Jouaust et Sigaux, eux aussi, ont voulu enrichir la Librairie des Bibliophiles d'une Bibliothèque artistique moderne, d'un format plus petit et d'un prix plus élevé. Déjà ils ont publié les Contes d'Alphonse Daudet, le Roi des montagnes d'Edmond About, le Capitaine Fracasse et Une page d'amour d'Émile Zola. Nous avons déjà parlé de ces diverses publications de grand luxe, qui ont un tirage sur vélin .de Hollande. à la forme, avec exemplaires sur papier de chine et. sur Whatman, et qui possèdent une édition de luxe sur grand papier à très petit nombre. Je m'étendrai cependant sur les deux derniers ouvrages parus Une page d'amour et Servitude et Grandeur militaires, d'Alfred de Vigny.
      La belle oeuvre psychologique de Zola est éditée en deux volumes in-8° écu (au prix de 45 francs), avec une préface de l'auteur, dix dessins d'Édouard Dantan et un portrait gravés par Duvivier. Le texte est d'une belle typographie, d'un tirage un peu gris et pas assez suivi de couleur, ce qui est le défaut général des livres de l'imprimerie Jouaust ; le caractère adopté, très sympathique à l'œil, fort et d'un type original est bien mis en pages et laisse une marge suffisante le papier est irréprochable l'aspect extérieur du volume est tout à fait séduisant. Si l'on pouvait autrefois élever quelques réserves au sujet des gravures faites pour les Contes de Daudet et le Capitaine Fracasse, il faut ici louer en toute sincérité la très intéressante suite d'illustrations que le peintre Dantan a mises au jour, après lecture d'Une page d'amour.
      Ce roman, simple jusqu'à la monotonie et d'une modernité si accusée, n'était point aisé à illustrer ; il avait contre lui le costume moderne et aussi le manque de pittoresque dans le décor et dans le dramatique. Or rien ne m'apparaît aussi difficile à rendre vivant, pour un dessinateur qui n'a pour moyen d'interprétation que le noir et le blanc. M. Dantan qui, avec M. Dagnau-Bouveret, est un des peintres qui sentent le mieux le côté intime des intérieurs modernes, a tiré d'Une page d'amour tout le parti qu'un Yan d'Argent eût pu tirer d'un roman de cape et d'épée. Ses dix compositions, alors même qu'inégales, ont une expression de vérité, une perfection de dessin qui séduisent toutes sont d'un art élevé. L'Enfant malade, qui ouvre la première partie du roman, la scène de l'Évanouissement dans l'église sont des tableaux de maître. Si d'autres dessins nous laissent plus froids, c'est que la gravure n'était pas de nature à en donner toute la saveur. Non pas que je veuille blâmer les eaux-fortes de M. Duvivier, qui sont fines, séduisantes et d'une exécution très finie, mais parce que je pense que dans un cadre aussi étroit que celui du livre, la gravure ne sera jamais d'une finesse assez enveloppante pour indiquer les demi-teintes qui viennent mourir dans les oppositions de lumière et d'ombre.

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Le dernier ouvrage publié par MM. Jouaust et Sigaux dans leur Bibliothèque moderne est la Servitude et Grandeur militaires, d'Alfred de Vigny, que, par un singulier hasard, la Société des Amis des Livres vient également d'éditer pour ses membres fondateurs et correspondants. Ces deux livres sont curieux à comparer. L'édition de la Librairie des Bibliophiles a pour illustrateur le peintre des chouans, Julien Le Blant ; celle des Amis des Livres, imprimée sous la direction artistique de M. Henry Houssaye, est entièrement vignettée par le peintre militaire Henri Dupray. L'ouvrage des Cinquante est de format grand in-8°, entièrement tiré sur Japon et superbement imprimé en caractères Didot par Lahure. C'est,à mon sentiment, la plus belle publication de la Société, celle qui exprime une note d'art franchement caractéristique et dont l'ensemble est le mieux réussi. Les quelques exemplaires mis en vente valent aujourd'hui 220 francs, et cet ouvrage atteindra un prix beaucoup plus élevé. L'illustration se compose de onze dessins que Dupray a habilement distribués en planches hors texte et en-têtes de chapitre, tous gravés par Mordant. Dupray, qui est un lettré et un fanatique des légendes impériales, a enlevé ses compositions comme Charlet l'eût seul pu faire, non pas avec une correction absolue si l'on veut, mais avec une conviction et une ardeur guerrière qui valent infiniment mieux. Les gravures de Mordant sont brillantes, très eau-fortées et sans excès de burin ou de pointe sèche. Ce livre se développe dans une splendeur de haut goût et fait grand honneur à son directeur Henry Houssaye. Je ne fais ici que le saluer en passant et j'y reviendrai peut-être par la suite.       L'édition de M. Jouaust, sans présenter l'ampleur magistrale qu'ont donnée à leur œuvre d'élection les Amis des Livres, offre un intérêt absolu. Le conte de Laurette est illustré de deux dessins, ainsi que la Veillée de Vincennes et la Canne de Jonc, soit six compositions d'une grande originalité et qui doivent à la gravure de M. Champollion un relief surprenant. M. Le Blant, dans cette oeuvre, a montré une grande simplicité ; il n'a point cherché le dramatique tapageur et il a su trouver des scènes émues, toutes contenues dans l'expression parfois admirable de ses personnages. Il a mis moins de passion que Dupray et aussi plus de sentiment poétique. Au demeurant, les deux illustrations sont dignes d'être réunies, et je sais quelques amis des livres qui joindront les deux suites dans leur exemplaire, sans oublier les deux portraits d'Alfred de Vigny, à ses débuts et sur la fin de sa vie, que M. Jouaust a eu l'heureuse inspiration de faire graver pour ses souscripteurs sur grand et petit papier.

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      Un troisième éditeur d’œuvres modernes en éditions luxueuses se présente, c'est M. Conquet, dont j'ai eu ici souvent l'occasion de constater le bon goût et l'intelligence artistique, lors de ses précédentes publications. Cet éditeur n'a point fondé, à proprement parler, de collection ou plutôt de « Bibliothèque moderne. » II se refuse à adopter un format uniforme, et ainsi il reste indépendant d'allures, sans gêner la constance de ses fidèles amateurs. Il pense, non sans raison, que chaque ouvrage appelle un genre d'illustrations à part, un type de caractères et par conséquent un format spécial, et ainsi va-t-il du petit au grand in-8°, de l'in-16 à l'in-18, sans souci des collectionneurs méthodiques. Ses derniers livres sont une édition du Violon de faïence, de Champfleury, avec 36 eaux-fortes de Jules Adeline, dans le format in-8° écu carré, d'un tirage à 5oo exemplaires numérotés (35 francs sur vélin du Marais), et le célèbre roman de Daudet : Fromont jeune et Risler aîné, illustré de douze grandes compositions hors texte d'Émile Bayard, gravées à l'eau-forte par F. Massard, publication en 2 volumes in-8° cavalier, tirés à 500, dont 350 exemplaires sur vélin à 50 francs.
      L'avantage de M. Conquet est de publier ses livres à un prix élevé, en limitant son tirage pour un très petit nombre de bibliophiles ; il peut ainsi, sans prétendre à de forts bénéfices, les épuiser rapidement, les suivre, les racheter au besoin, en un mot, veiller sur ses livres comme un libraire-amateur qui aime à ne pas abandonner ses enfants aux hasards de la foule.
      Le Violon de faïence, de Champfleury, parut primitivement dans la Presse en 1861 et y obtint un succès relatif ; il y a quelques années, Dentu en publia une édition illustrée de chromolithographies remarquables, qui fut vite enlevée par un public de délicats. La publication de M. Conquet vient donc bien à son heure et ne fait pas double emploi. Les eaux-fortes d'Adeline, dans le texte, sont d'une disposition et d'un effet très heureux et donnent à ce délicieux roman un cachet exquis et tout à fait nouveau. Ce sont des paysages, des natures mortes, des amoncellements de vieilles faïences de Rouen ou de Nevers, qui viennent sous l'inspiration de l'aquafortiste se contourner en débuts de pages ou former de charmants culs- de-lampe.
      Livre charmant d'esprit, de format, d'impression, qui mérite une place d'honneur dans les bibliothèques d'archéologues.

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Quant à Fromont jeune et Risler aîné, le roman de Daudet le plus lu et le moins contesté M. Conquet en a fait un bijou d'impression et d'élégance. Je voudrais également pouvoir m'extasier sur les eaux-fortes d'après les dessins de M. Bayard ; et je serai, cela est probable, taxé de barbare, après la déclaration que je vais faire. Elles séduiront, en effet, le plus grand nombre, mais j'avoue toute l'antipathie qu'elles m'inspirent ; M. Émile Bayard est le plus poncif, le plus banal illustrateur que je connaisse ; c'est un vignettiste mou, sans nerf et, ce qui est pire, sans défaut. C'est bien le dessinateur idéal de l'ancien Journal pour tous déjà il marque une époque et fait date ; son talent incolore a eu son heure et ne l'a jamais dépassée sur le cadran de la renommée ; c'est l'homme de la mine de plomb : un gris par excellence, mais qui ne grisera jamais les contemplateurs de ses plats crayonnages. Son dessin sent le renfermé, le vieillot, le suranné, les mauvais clichés des œuvres morales de M. de Ségur. J'avoue que cela m'exaspère et je le dis sans façon  ; c'est à tel point que le graveur, M. Massard, qui cependant ne manque point de talent, après s'être évertué à donner à ses cuivres des reliefs d'eau-forte, n'est arrivé à produire que des apparences de bois très chipotés, selon la formule Bayard et Cie. Cela nous rappelle un peu trop les honnêtes vignettes de la Bibliothèque rose et les fines images du Plus beau jour de la vie. C'est un peu jeune ... n'est-il pas vrai ?
      Avoir gâché ainsi les types de Delobelle, de la petite Désirée, du père Planus, c'est réellement dommage ! Je suis assuré qu'en son for intérieur, Daudet, qui n'est guère bibliophile cependant, mais qui est très artiste, sera de mon avis. M. Conquet s'est trompé dans le choix de son dessinateur il a frappé à la porte d'un illustrateur pour livraisons populaires, mais non point pour livres d'amateurs éclairés et difficiles. Heureusement qu'il prépare des Contes à Ninon qui lui permettront de prendre, avec M. Rudaux, une fameuse revanche !

OCTAVE UZANNE



(*) Cette chronique mordante a été publiée en tête de la Bibliographie Moderne de la revue Le Livre (livraison n°67 pour le 10 juillet 1885). Octave se pose en Directeur de la revue aussi bien qu'en chef de la critique artistique (plutôt que littéraire). Ses avis sont tranchés et il ne se montre pas tendre. L'illustrateur Emile Bayard en fait largement les frais. Cette chronique est très intéressante en cela qu'elle montre un Octave Uzanne débordé de travail (la critique des ouvrages qui paraissent chaque jour lui donne un travail qu'il ne parvient plus à absorber) qui cependant ne néglige pas ses obligations envers les artistes et les livres qu'on lui soumet. La revue Le Livre est au milieu du gué, lancée en 1880 elle s'éteindra en 1889, sans doute à cause d'un manque d'abonnés et sans doute également à cause d'un étiolement de l'enthousiasme de l'équipe de rédaction menée par un chef sans concession.
Bertrand Hugonnard-Roche


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