mercredi 24 juin 2015

Les chirurgiens dans notre société, par Octave Uzanne (1911) "ces subtils charcuteurs" ...


Equipe chirurgicale en 1910. Source internet.
      Voici un article intéressant qui montre combien Octave Uzanne pouvait s'intéresser à l'actualité des sciences et des techniques médicales de son temps. Nous avons ici un portrait satirique des chirurgiens qu'on pourrait encore aisément assimiler aux barbiers du XVIIIe siècle. On sent d'ailleurs sans l'ombre d'un doute le vécu dans ce récit de charcuteurs subtils. Octave Uzanne eut à faire à ces scientifiques devenus incontournables quand la santé déraille.
      Avec un humour féroce assez décalé compte tenu du sérieux du thème, Octave Uzanne nous livre un portrait vitriolisé des vivisecteurs à la mode.
      Cet article a été publié pour la première fois dans une version légèrement différente dans l'Echo de Paris du dimanche 16 juin 1901 sous le titre "Les chirurgiens et la société".
      Voici l'article dans son intégralité dans sa version remaniée publiée en 1911 dans le Sottisier des moeurs.

Bertrand Hugonnard-Roche


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LES CHIRURGIENS
DANS NOTRE SOCIÉTÉ


      Les congrès de l'Association française de chirurgie se réunissent chaque année, tour à tour, dans l'une des grandes capitales de l'Europe. Tous les vivisecteurs en profitent pour s'offrir un voyage d'agrément et échanger des idées sur la matière opérable et le maintien de la surélévation des tarifs.
      Ceux-là, les « charcuteurs », les habiles « ovairiers » comme on les nomme, ne sont jamais en grève, ils se remuent, ils s'agitent, ils découvrent des maux inconnus à nos ancêtres, ils taillent et ils rognent avec maestria dans notre précaire étoffe d'humanité et jamais peut-être ils n'occupèrent dans notre société une place aussi considérable que celle que nous leur voyons prendre à l'heure présente. Naguère, il y avait la prépondérance sociale du prêtre, du guerrier, du médecin ; actuellement, seul, le chirurgien triomphe.
      Les chirurgiens sont en quelque sorte d'une constante actualité ; leur bistouri qui fait des miracles lorsqu'il ne cause pas de décès, qui d'ailleurs ne leur sont jamais imputables, vient les rappeler souvent à notre attention pour peu qu'il s'agisse de quelque personnage en renom atteint de quelque belle affection à la mode d'un mal viscéral tout à fait dernier cri.
      Depuis plusieurs années ils sont constamment en représentation. Ils ne manquent aucune occasion de faire beaucoup parler d'eux, ils ont leurs histrions, leurs opérations cinématographiques ; on se les arrache dans le monde en soirée et on voit leurs inventions supérieures chez les marchands d'appareils de torture qui se sont multipliés aux environs de l'Ecole de Médecine. Expositions en vitrine des plus inquiétantes cisailles, des forceps, des pinces hémostatiques, des scies circulaires et autres instruments merveilleusement nickelés et à « beau brillant ». On ne parle plus que de la virtuosité incomparable, de ces messieurs, et tous leurs fabricants se congratulent de la reprise des affaires, plus prospères que jamais. Les souverains bourreaux de notre lamentable basane ont su donner un élan tout nouveau aux affaires des marchands de trousses, aux vendeurs d'outils à ciseler et sectionner la chair.
      Ce qu'ils travaillent d'humaine bidoche chaque jour est inimaginable. Ces grands pontifes, les gens du peuple les nomment bouchers, tailleurs ou charcuteurs et les chansonniers montmartrois n'ont pas craint de les traduire en couplets drolatiques :

C'est nous qui fouillons
Et tripatouillons,
« Coupe-toujours » infatigables,
Dans les jolis bedons.
Nous nous bombardons
Ouvriers des plus remarquables.

      Ce sont indéniablement les vrais souverains de notre société égrotante et inquiète. Ils dominent despotiquement notre chair passive et dommageable dont ils réparent les désordres ou reconstituent la plastique. Ce sont les maîtres du marché de nos souffrances physiques. Ils règlent les lois de la demande pour tous les petits et grands travaux dont ils sont les virtuoses ; ils maintiennent leurs prix à un haut diapason et, à l'exemple des grands financiers d'outre-Océan, ils se sont syndiqués en une sorte de trust formidable, qui, comme celui des Pierpont-Morgan et autres monopoleurs, aurait droit au titre de : Trust de l'acier.
      Ce trust de l'acier nickelé, grâce à l'appui de la chloroformisation et des bienfaisantes applications des théories de Lister, de Pasteur et de Roëntgen, déploie chaque jour une audace plus accentuée, développe constamment ses champs d'opération à chaud ou à froid, d'urgence ou à terme, et exploite de nouveaux filons toujours plus profondément au centre de l'animal humain. On ne saurait dire combien et avec quelle extraordinaire facilité et quelle surprenante légèreté on laparotomise, on gastrotomise, on trépane à tout propos. Il n'est point d'heure où l'un de ces savants investigateurs de nos individus n'ouvre un crâne comme on entrebâille un porte-monnaie, n'incise un cou, ne pratique un curettage utérin ou ne réduise, avec une adresse infinie, quelque luxation ou fracture des jambes ou des bras. Tous nos organes sont liés et réséqués aujourd'hui en cinq sec, non sans quelque souci de belle mise en scène, mais toutefois avec un minimum de ce cabotinage si nécessaire au succès individuel à notre époque qui est de plus en plus indifférente aux talents modestes et silencieux.
      C'est pourquoi nous assistons actuellement à un spectacle assez étrange. Presque tous les sportsmen de la pince et du bistouri, naguère encore enclos dans le mystère de leurs travaux de laboratoire, ont dû plus ou moins sortir de la pénombre des salles d'étude pour envahir les salons mondains, y asseoir leur notoriété et y développer, par leur personnelle habileté, leur clientèle dons la société parisienne et ses colonies étrangères. Il faut d'ailleurs reconnaître que leur succès dans tous les mondes où l'on cause et où l'on fashionne a été chaque jour grandissant. Les chirurgiens sont devenus de plus en plus nécessaires aux petites névrosées qui aiment à frôler ces subtils charcuteurs et à les interroger curieusement sur leur méthode de travail en éprouvant auprès d'eux le troublant petit frisson cherché, le soubresaut musculaire, la palpitation d'effroi des centres nerveux, la chair de poule frousseuse des incisions hypothétiques.
      Il semble, en effet, que chacun se complaise à écouter ces héros tortionnaires contemporains, vis-à-vis desquels nôtre humanité se fait humble, craintive, soumise et doit s'avouer encore aléatoirement taillable à merci. On connaît, à la vérité, leurs menus méfaits, leurs erreurs de diagnostic, leurs oublis parfois invraisemblables au fond des cavités entr'ouvertes et recousues, on sait leurs querelles académiques, les différentes variétés et les oppositions de leurs méthodes opératoires, mais il faut bien constater aussi les miraculeux effets de leur science positive et l'indéniable et le constant progrès de leurs découvertes qui nous comblent d'espoir.
      Il n'est personne à cette heure qui ne s'intéresse à ces choses et qui n'apporte un goût spécial aux questions chirurgicales. On s'efforce de se tenir au courant de tout ce qui est du ressort de l'arsenal opératoire ; on ne répugne point à parler de fil à ligatures ou à sutures, de pièces de pansements, de drains et de stérilisation. Si la mode était encore aux petites physiologies, il serait intéressant de dresser celle du chirurgien à la façon dont Balzac, naguère, écrivit celle de l'agioteur, du dandy ou de l'homme politique. Ah! elle serait précieuse, par exemple, la physiologie « du tailleur » pour dames, celle du stérilisateur qui connut la vogue et fut assiégé par le bataillon des éternelles rieuses qui brûlaient d'être couchées sur le registre des infécondes. On nomma l'un d'eux : X ... for ovair ... es, à peu près de for ever.
      Cette introduction des questions opératoires dans la société élégante et frivole n'est pas une des choses les moins curieuses ni les moins caractéristiques de ce temps. Elle s'explique par la place chaque jour plus considérable que les chirurgiens ont prise parmi nous, grâce aux progrès opératoires et à là vulgarisation de leur méthode. Ils n'exercent plus comme jadis, de façon occulte, dans des salles lointaines, secrètes, obscures, impénétrables, aux murailles épaisses, semblables à des caves. Leurs officines contemporaines mises à la hauteur des révolutions de la science sont claires, transparentes, vernissées, nickelées, fraîches de coloration, sans tentures ou tout en glaces. Ils en montrent volontiers la coquetterie et s'ingénient entre eux à détenir le record de la simplicité hygiénique, de la propreté aseptique et de l'élégance translucide dans l'ordonnance des salles d'opération. Ils font visiter avec plaisir ces lieux de supplices que l'action du chloroforme fait supporter avec l'inconscience de la douleur. Ils ont des maisons mondaines, des cliniques de retraite où ces dames font leurs « vingt et un jours » avec résignation, dans un milieu de tout repos qui, pour être réduit a l'absolu nécessaire, n'en est pas moins merveilleusement ordonné. On y passe au début des heures qui pourraient être pires et les convalescences y sont généralement douces, agréables, instructives et de tout repos.
      Dans ces maisons de santé, les gens du monde ont fait vaguement leurs humanités médicales ; ils se sont familiarisés avec l'arsenal chirurgical et avec certains éléments de technique professionnelle. A force d'approcher les praticiens, une relative intimité est née entre eux et ces bourreaux bienfaisants qu'ils s'enorgueillissent désormais de connaître. Il semble que ce soit aujourd'hui comme une mode de parler, même à table, de la science et de l'habileté de tels et tels maîtres, de citer les miracles qu'on leur attribue, car il n'est personne qui n'ait quelque exemple à citer parmi ses proches et assez souvent il est loisible de parler de soi-même à titre de vivisectionné revenu à la vie militante et à la santé plus florissante que jamais grâce au cher docteur X..., Y... ou Z...
      Les chirurgiens, dans différents milieux de la société parisienne, ont donc pour la plupart créé pour eux seuls des petites chapelles dont ils demeurent les exclusives divinités et dont ils s'efforcent d'augmenter le nombre des fidèles, des apôtres et des zélateurs. Les uns règnent sur telle ou telle partie de la société financière juive, d'autres cultivent le monde cosmopolite anglo-américain, d'autres encore ne sont célèbres que dans le quartier de l'Europe, et il n'est pas jusqu'aux demi-mondaines qui ne se soient attitré quelque illustre praticien dont elles raffolent et vantent les mérites et les façons de procéder. Dans chacun de ces clans, on fait l'éloge avec enthousiasme de celui qu'on a élu. Les femmes se montrent surtout les plus passionnées, car ces écuyers- tranchants exercent indéniablement une influence hypnothérapique sur leurs centres nerveux qui vibrent au chirurgien comme le mysticisme des dévotes vibre au confesseur. Le chirurgien est le roi du jour. On a foi en sa science qui est si probante le plus souvent. C'est l'architecte suprême de nos charpentes humaines, celui qui fait les nécessaires réparations locatives et nous aide parfois à renouveler un bail qui semblait bien près d'expirer. Comment ne serait-il pas recherché, admiré, vénéré par tous ceux qui apprécient la fragilité de leur « home » charnel !
      Le médecin ne sera bientôt plus que l'observateur-rapporteur, le chirurgien deviendra l'unique guérisseur.


Octave Uzanne
Sottisier des mœurs : le spectacle contemporain : quelques vanités et ridicules du jour, modes ...
Paris, Emile Paul, 1911
pp. 86-92

1 commentaire:

  1. Octave s'est, ici, trompé : le médecin est devenu le chef d'orchestre-ordonnateur, le chirurgien le technicien-exécutant. Le chirurgien est à la médecine ce que le garagiste-réparateur est à l'automobile ; le médecin est à la médecine ce que l'ingénieur-constructeur est à l'automobile.

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