mardi 7 février 2012

Octave Uzanne ou les "Haras humains" : le Mariage doit-il être réglementé ? (1911).



Voici un texte parmi les plus curieux (les plus stupéfiants) que l’on puisse lire d’Octave Uzanne. Il se trouve dans l’ouvrage publié en 1911 chez Emile Paul : Le Spectacle Contemporain. Sottisier des Mœurs (*). Ce chapitre est intitulé « La Bonne Graine » et occupe les pages 79 à 85. 6 pages dans lesquelles Uzanne expose ses préceptes sur le mariage dans son objectif de procréation. Après avoir balayé d’un revers de la main les thèses eugénistes alors en vogue, il aboutit pourtant à la création de curieux « Haras humains » (**) dont je vous laisse découvrir tout le sel et l’étrangeté au fil de ses mots.

Octave Uzanne écrit :

« La plupart des périodiques et même des quotidiens s’efforcent d’ouvrir des enquêtes sociologiques sur toutes les questions courantes, en s’ingéniant autant que possible à l’originalité. Le procédé est commode pour obtenir gratuitement d’abondants petits papiers signés des noms les plus notoires, sinon les plus célèbres.
Une chronique médicale, historique, littéraire et anecdotique n’a pas craint de consacrer toute une livraison aux réponses qui lui sont parvenues sur cette question : Le mariage doit-il être réglementé ? Doit-on chercher à favoriser la sélection ?
Il s’agissait d’élucider si l’individu qui sème de la mauvaise graine humaine et engendre des enfants que l’hérédité pathologique condamne aux pires misères, doit, dans l’état actuel de nos idées, être considéré comme responsable.
Je ne m’attarderai pas à relever les réponses qui furent faites à cette revue médicale, mais je dois observer que depuis longtemps déjà nombre de rêveurs humanitaires, déplorant la dégénérescence physique de notre race et s’apitoyant sur le rachitisme des pauvres enfants voués, dès leur origine, à la maladie, à la douleur, à l’impuissance de vivre sainement et de constituer famille, se sont demandé s’il ne conviendrait point d’interdire le mariage à tous ceux qu’une maladie constitutionnelle et transmissible empêche de procréer en vigueur et en beauté. Au premier aspect, on rencontre dans les projets de lois qui ont été formulés il y a quelque temps une apparence d’énergique philanthropie qui ne laisse point de nous séduire. On se sent de prime abord gagné à cette théorie de la préservation de la race et justement apitoyé à la pensée des infortunés criminellement lancés dans la vie par des parents inconscients de la gravité de l’acte qu’ils ont commis en recherchant une descendance sans être assuré de la doter généreusement au point de vue de la santé.
Cependant, en y regardant d’un peu plus près, en examinant les possibilités pratiques des lois d’interdiction qu’on nous propose, on ne tarde pas à s’apercevoir que le remède risquerait d’être infiniment plus nuisible que le mal qu’il prétend combattre. Il ne faut pas être ou se croire plus clairvoyant que la nature. Cette divine nature est pleine d’aléas et d’impénétrables mystères. Elle se plaît en tout, partout et toujours à répartir les forces qui concourent à son harmonie, à marier instinctivement la puissance physique à la faiblesse constitutionnelle, l’exubérance sanguine aux délicatesses anémiques, à pallier le mal par le bien et à rétablir le plus souvent l’équilibre et la proportion dans tout ce qu’elle enfante. La théorie de la bonne graine est donc très sujette à caution, et il s’agit de savoir regarder comment viennent et poussent ici-bas toutes choses pour ne pas se hâter d’apporter des certitudes là où il ne saurait y en avoir.
D’ailleurs qui pourrait affirmer quoi que ce soit ? Devant toutes choses sûres en apparence, le doute est encore la suprême sagesse.
*
**
L’homme, afin de codifier la nature et de l’asservir à ses besoins de vie en commun, n’a fait jusqu’ici que de la contrarier dans sa grandiose beauté et sa merveilleuse eurythmie. L’homme moderne se grise sottement de son action civilisatrice et oublie trop aisément toutes les déviations dont il est le plus souvent coupable ; mais il semble vraiment exprimer une phénoménale bêtise et une incommensurable ironie lorsque, après avoir aggravé l’institution de la monogamie par des unions d’intérêt et de raison, d’où dérivent tant de dégénérescence dont nous souffrons, il s’avise de vouloir achever son œuvre d’abâtardissement par un décret n’admettant à de justes nopces que des êtres reconnus absolument sains de corps et d’esprit.
Ah ! le bon billet ! Voyez-vous les médecins de campagne et les médecins de quartier des grandes villes, qui n’ont déjà que trop d’occasions d’exercer leur doctorale ignorance et leurs menus crimes patentés ; les voyez-vous, ces myopes d’importance, élevés à la mission de discerner les candidats admissibles au mariage ! Il y aurait là une nouvelle mine à calomnies, à procès, à intrigues d’héritiers, à scènes dramatiques, comiques et judiciaires, dont notre littérature, réduite encore aux jeux de l’amour, de l’adultère et du divorce, ne manquerait pas de s’enrichir et de tirer des effets imprévus.
La permission législative du mariage, après examen légal, ne remédierait point à notre état de décadence physique dont les témoignages sont si affligeants dans les villes et dans les centres industriels. Il y aurait vite un « paradis des refusés » qui, pour n’être pas légitimé, n’en produirait pas moins des êtres corrompus, marcescibles, tarés, dont aucune loi n’empêcherait le passage à la vie, à moins qu’on ne veuille revenir à la sagesse des anciens Spartiates en précipitant au tout à l’égout les infirmes, les rétrogrades de la santé, les viciés, les syphilitiques, les sénescents infantiles, tous ceux qui, ne pouvant lutter pour l’existence, gêneraient dans son égoïsme complaisant notre excellente société vaniteuse et vorace.
La mariage ne résisterait pas à cette sélection, à ce certificat nécessaire du dignus intrare dans la grande confrérie si décriée.
Les célibataires, de ce fait, auraient des droits à se refuser à l’impôt spécial dont on les menace ; les vieilles noblesses provinciales considéreraient comme attentatoire à la dignité de leurs ancêtres cet examen de leur sang bleu soupçonné de contamination ; les demoiselles confites en dévotion élèveraient des cris d’orfraie à la seule pensée de livrer leur corps patiné de tons de cire et parfumé de relents de sacristie, à l’observation médicale. Speculum justiciae, ora pro nobis !
Et puis, sur quels indices baser un diagnostic sévère et sérieux ? Chaque individu devrait-il refaire sa généalogie constitutionnelle, reconstituer ses atavismes directs et mettre clairement au jour les archives de son sang, afficher ses misères ancestrales, les vices et les humeurs peccantes de ses ascendants ? Cela nous semblerait impossible, inane, attentatoire à la vie privée des gens. Les riches ne manqueraient pas de se libérer de tout examen par une offrande à l’examinateur, et, seuls, comme toujours, les pauvres, les fiancés indigents devraient se soumettre aux pelotages, auscultations et analyses des docteurs désignés par les municipalités pour cette besogne ingrate.
Après vingt, trente, cinquante années de ce régime, il est peu probable que la race se serait embellie, ennoblie, modifiée à son avantage ; on s’apercevrait qu’il y a eu « maldonne », que l’origine des virus transmissibles était ailleurs que chez les fiancés, que le mal peut se déclarer plus souvent post matrimonium, et que les sources de notre appauvrissement physique au milieu des différentes classes sociales sont plutôt dans l’intempérance en général, dans cet alcoolisme qui ravage si profondément nos provinces françaises et surtout dans l’abus prématuré des plaisirs génésiques qui font que les hommes arrivent au mariage « vannés », déjà flétris par des habitudes de sexualité surmenée depuis le collège et la caserne.
Assainir et fortifier la jeunesse, la faire plus économe de sa sève productrice, diriger son esprit vers des régions supérieures au constant rayon visuel de la volupté et des caresses physiques, faire une guerre sans trêve à l’alcoolisme sous toutes ses formes, favoriser les sociétés de tempérance, ramener l’homme à la nature en facilitant les mariages d’inclination que la société poursuit d’un blâme jaloux, lorsque l’argent n’en cimente pas les bases, démocratiser l’idée de beauté, telles sont, croyons-nous, les mesures qui pourraient, plus sûrement que les décrets rêvés par les docteurs Tant-pis et Tant-mieux, assurer la rénovation de notre race, qui s’en va à grand train si non n’avise pas, à bref délai, ainsi que sur les fleuves, à écluser son courant pour relever son niveau.
**
*
Ce qui serait pratique, grand, noble, patriotique, vraiment logique et sans hypocrisie sociale, ce qui dépasserait de cent coudées le projet sans véritable hardiesse dont on nous a soumis les données, ce serait dans une admirable « République à la Platon », sous la direction d’un maître génial et philosophe, tel qu’en exprimèrent l’idée, en différentes manières, Renan et Frédéric Nietzsche, un « retour au Haras humain », une refonte totale et une amélioration de notre type dégénéré, d’après toutes les notions anthropologiques de la science contemporaine.
Il nous apparaît monstrueux qu’un beau spécimen de mâle, sain, vigoureux, doué des qualités glorieuses de l’étalon pur sang, ne puisse ouvertement croiser et multiplier avec toutes les jeunesses amoureuses, ses produits de beauté de 25 à 35 ans, et produire ainsi pendant cette période de vie florissante, selon les vœux nettement exprimés de la nature, et au moyen d’une polygamie consentie, et organisée par l’Etat, environ deux mille enfants supérieurement constitués et qui, lancés dans la vie, la fertiliseraient de leur beauté et de leur force.
On crée bien des régiments d’élite faits pour détruire ; ne serait-il pas infiniment plus moral de constituer des régiments d’être de perfection physique, puissants procréateurs, qui, en moins d’un demi-siècle, nous referaient une admirable race ?
Qu’on s’imagine, en effet, un choix annuel de mille à quinze cents jeunes hommes impeccables physiquement, voués à la vie sexuelle, élevés, instruits, logés par le gouvernement durant dix années ; admettons chaque année un semblable contingent de beaux gars avec, - ce qui vaudrait mieux que la stérilité des couvents illusoires, - plus d’une centaine de mille de belles jeunes filles pauvres qu’on arracherait ainsi à la prostitution déshonorante dans le but de les conserver à la procréation selon toutes les règles de l’hygiène, de l’idéal et du confort de maternité.
Il ressortirait annuellement en moyenne, de ces haras nécessaires à la glorification de l’humanité, près de cent mille types mâles et femelles pour la première année et plus du double les années suivantes. Je laisse aux hommes de chiffres le soin d’étudier avec quelle promptitude se relèverait en beauté physique un pays que l’idée de trop nombreux préjugés de morale n’aveuglerait point.
**
*
« Il est inutile de disputer sur la polygamie, écrivait Schopenhauer, puisqu’en fait elle existe partout. » Si nous étions moins hypocrites, moins domestiqués à l’idée de la civilisation sociale, nous conviendrions qu’il ne s’agit que de reconnaître et d’organiser cette polygamie jusqu’ici occulte et qui livre sans cesse aux faiseuses d’anges ceux qui, logiquement, seraient les êtres les mieux constitués pour perpétuer la vigueur de notre race. Car, observons-le bien, on n’enraye parmi nous que l’amour libre, on ne détruit que les produits de la « sélection naturelle », et ce sont ceux-là, justement, qu’il faudrait préserver.
Mais ces idées sont périlleuses à aborder. Pour le faire ici succinctement, je n’en dégagerai pas moins une odeur de roussi. Les cailloux ne feront point défaut dans ce schéma de jardin du paradoxe où je prétends fonder un haras humain. »

(*) Le Spectacle Contemporain : Sottisier des Mœurs. Quelques Vanités et Ridicules du jour. Modes esthétiques, domestiques et sociales. Façons de vivre, d’être et de paraître. Bluffs scientifiques et médicaux. Evolution des manières, de l’esprit et du goût, etc., par Octave Uzanne. Paris, Emile Paul, 1911. 1 volume in-12 de VIII-351-1) pages. Outre le tirage ordinaire il a été tiré 80 exemplaires de luxe (50 ex. sur Hollande et 30 ex. sur Japon). La couverture illustrée dans les tons de marron a été dessinée par Léon Rudnicki, un fidèle décorateur des livres d’Octave Uzanne depuis la fin des années 1880 (voir la reproduction ci-dessus).

(**) Octave Uzanne était-il en avance sur certaines théories pour écrire cela en 1911 ? Cette idée fut en tous cas reprise pour le plus grand malheur que l’on sait. C'est en 1935 que l'ancien éleveur de poulet Heinrich Himmler créa le "Lebensborn" (Fontaine de vie). Le "Lebensborn" était une sorte de haras humains ou des jeunes filles sélectionnées pour leurs qualités raciales parfaites (selon les canons nazis), furent amenées dans ces centres pour procréer en dehors de toute union, avec des SS choisis selon les mêmes critères. Les enfants nés de ces unions devaient appartenir à l'Etat allemand, et leur éducation assurée par des écoles spéciales contrôlées par les nazis. Ces enfants étaient destinés à former la première génération du nazi pur. La chute du régime nazi ne permit pas de continuer cette " expérience ". 50 000 enfants naquirent dans ces " élevages ". Leur niveau intellectuel est inférieur à la moyenne et ils présentent un pourcentage de débiles mentaux cinq fois supérieur à la normale. Les nazis semblaient ignorer que le meilleur établissement du monde ne pouvait remplacer l'amour maternel. A partir de 1939, les nazis étendirent leur activité et kidnappèrent des enfants d'une qualité raciale parfaite (aux yeux des nazis) dans les pays occupés, principalement à l'Est. Des milliers d'enfants furent ainsi transférés dans les "Lebensborn" afin d'y être germanisés.

Note : Je ne cherche pas à analyser plus avant les propos d’Octave Uzanne, je les livre tel que chacun pouvait les lire à l’époque publiés dans ses livres ou ses articles. La plupart pour ne pas dire tous étant complètement tombés dans l’oubli, il est intéressant de faire émerger cette personnalité à travers ses écrits les plus divers et les plus contradictoires souvent.

Bertrand Hugonnard-Roche

4 commentaires:

  1. notons tout de même qu'Octave est assez largement contre l'eugénisme, théorie alors largement admise dans la société.

    RépondreSupprimer
  2. Disons qu'Octave développe une théorie bien à lui, sorte d'eugénisme érotique où les mâles forts et plein de vigueur se partagent des centaines de femelles offertes et ce pour le bien être de la vitalité de la population que les accouplements engendreront.

    Je l'aime de plus en plus moi cet Octave ! Pas vous ? (sourire)

    B.

    RépondreSupprimer
  3. ça c'est dans le seconde partie, sans doute pas à prendre trop au sérieux. Mais la critique de l'eugénisme, au début, est plus argumentée.

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour. Pour information, on retrouve cette étrange théorie chez un psychologue-médecin fou de l'époque : Charles Binet-Sanglé.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Binet-Sangl%C3%A9
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101852d/f2.image

    RépondreSupprimer

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...