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Adolphe Brisson (1860-1925)
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"Le Tour du Monde" par Octave Uzanne, critique par Aldolphe Brisson parue dans les
Annales politiques et littéraires du 24 décembre 1893, pp. 411-412.
On a beaucoup parlé de Chicago. Le Tour
du Monde ne pouvait se dispenser de nous
y conduire. Mais au lieu de nous montrer le
Chicago moderne, que tant de touristes ont
décrit, il publie la relation d'un ancien voyage, accompli en 1873 (affirmation totalement fausse ! Octave Uzanne a bien visité Chicago en 1892 à l'occasion de l'Exposition Universelle). Vingt ans !... Ce n'est
rien pour nos villes d'Europe, si lentes à se
transformer. Mais les Américains vont vite
en besogne. En 1871, la cité de Chicago avait
été détruite de fond en comble par un incendie. En 1873, elle commençait à renaître do
ses cendres. Partout s'élevaient des maisons
de bois, construites en toute hâte. La vie,
une vie intense se ranimait. Et, si j'en crois
les croquis de Régamey, pris d'après nature,
le coup d'œil de la ville était des plus pittoresque. Partout des usines, des machines,
des échafaudages, les propriétaires mettant la main à la pâte, se mêlant aux travailleurs — pendant que les femmes organisaient des fêtes et des lunchs de bienfaisance
pour soulager la misère atroce qui sévissait
sur le peuple.
L'automne amène un autre genre d'exercice
qui demande aux dames qui s'y livrent une dose
de dévouement. On loue dans un quartier aussi
central que possible, une boutique vide, la plus grande qu'on puisse trouver, et l'on y installe
une manière de restaurant, pour lunch, ouvert
à tout venant. Le prix des consommations, thé, café, sandwiches, etc., est légèrement plus
élevé qu'ailleurs, mais bien que nous ne soyons
pas dans le pays des pourboires, il est bien rare
que la main blanche des dames de service ne
reçoive pas plus que le prix fixé.
Voilà ce qu'on peut appeler du socialisme intelligent et pratique.
On croit rêver quand, après avoir examiné les croquis de Félix Régamey, on regarde
les photographies rapportées par M. Octave
Uzanne de son dernier voyage à Chicago,
La ville de bois de 1873 est devenue une
capitale immense et qui ne cesse de s'élargir.
M. Octave Uzanne ne s'y est pas ennuyé,
si j'en juge par l'enthousiasme de son récit.
(Vingt jours au Nouveau Monde, May, éditeur). Cet enthousiasme est tel que je me sens
pris de défiance. Qu'Octave Uzanne célèbre
l'activité des Américains, leur aptitude au
travail... passe encore. Mais qu'il vante leur
goût artistique, l'architecture extérieure
et la décoration de leur home... De qui
se moque-t-il... Eh quoi ! il a le front de
nous proposer comme modèles ces massives constructions à dix-huit étages, et de les
comparer à nos jolis hôtels de l'avenue de
Villiers, et même à nos maisons modernes
des Champs-Elysées... Fi l'horreur ! Uzanne
a dû boire, sans s'en douter, un philtre que
lui a versé la blanche main d'une magicienne. C'est cette magicienne qui lui a
dicté les lignes suivantes dont je ne soulignerai pas l'horrible injustice :
Nous arrivons au Havre, retour d'Amérique.
Nous entrons dans la jetée et gagnons le bassin
de l'Eure. Ce n'est pas l'ivresse attendue qui
m'emplit l'être : le fameux cliché du sol natal
ne me galvanise pas... Je vois le Havre gris,
minuscule, vieillot ainsi qu'une triste bourgade;
peu de monde ; quelques soldats endimanchés
regardent la venue du gros bateau... Un vrai
dessin de feu Léonce Petit. — Une angoisse
m'étreint, car une comparaison s'impose !... Que
sera-ce tout à l'heure, lorsqu'il faudra subir les
tortures des wagons si défectueux, s'étouffer
dans des buffets mal agencés et sans organisation, attendre trois heures l'arrivée des bagages
et constater que les cochers de la capitale sont
encore en grève !
L'ingrat ! Il ne trouve même pas une
larme ou un élan de joie pour saluer son
pays ! Et cependant iI est Parisien, Parisien
dans l'âme. Et il adore les Parisiennes, et il
leur consacre, cette année encore, un joli
volume. (La Femme à Paris, May, éditeur.)
Je dois dire qu'il n'est pas moins aimable
pour elles que pour la ville de Chicago. Il
les analyse au moral et au physique, il les
habille et les déshabille avec un égal plaisir. Peut-être éprouve-t-il à les déshabiller
une secrète prédilection. Il déploie à décrire
leur toilette, intime et superficielle, des
trésors de science et de perspicacité. Worth
lui-même, le roi des couturiers, ne doit pas
aussi bien connaître les dessous de ses
clientes. Et, avec cela, Octave Uzanne se
montre sévère. Il censure les goûts de la
jeune fille moderne. Il lui reproche d'aimer
l'étude et de passer des examens.
Voici un bon conseil à suivre, quand vous
vous marierez : à une jeune fille qui résout des
problèmes au tableau noir, qui est familière
avec les Sassanides, qui possède son opinion
sur la querelle des investitures et qui sait l'anatomie, préférez une humble demoiselle qui ne
méprise pas le crochet, que la tapisserie intéresse et qui aime à broder au tambour. Mais
hâtez-vous, car il est à craindre qu'il n'en reste
bientôt plus.
Eh bien ! non, mon cher Uzanne, vous
exagérez. Parmi les jeunes filles qui passent
leurs examens, il en est qui seront plus tard
d'excellentes ménagères, et qui sauront
concilier les coquetteries de la toilette avec les devoirs du mariage. Elles deviendront
de jolies femmes et des femmes accomplies...
Vous le savez aussi bien que moi, et je ne
veux voir dans vos insinuations que d'infâmes calomnies ! ... [...]".
Bertrand Hugonnard-Roche
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