lundi 12 septembre 2022

"Uzanne a dû boire, sans s'en douter, un philtre que lui a versé la blanche main d'une magicienne" (Adolphe Brisson, 1893)


Adolphe Brisson (1860-1925)


"Le Tour du Monde"
par Octave Uzanne, critique par Aldolphe Brisson parue dans les Annales politiques et littéraires du 24 décembre 1893, pp. 411-412.

On a beaucoup parlé de Chicago. Le Tour du Monde ne pouvait se dispenser de nous y conduire. Mais au lieu de nous montrer le Chicago moderne, que tant de touristes ont décrit, il publie la relation d'un ancien voyage, accompli en 1873 (affirmation totalement fausse ! Octave Uzanne a bien visité Chicago en 1892 à l'occasion de l'Exposition Universelle). Vingt ans !... Ce n'est rien pour nos villes d'Europe, si lentes à se transformer. Mais les Américains vont vite en besogne. En 1871, la cité de Chicago avait été détruite de fond en comble par un incendie. En 1873, elle commençait à renaître do ses cendres. Partout s'élevaient des maisons de bois, construites en toute hâte. La vie, une vie intense se ranimait. Et, si j'en crois les croquis de Régamey, pris d'après nature, le coup d'œil de la ville était des plus pittoresque. Partout des usines, des machines, des échafaudages, les propriétaires mettant la main à la pâte, se mêlant aux travailleurs — pendant que les femmes organisaient des fêtes et des lunchs de bienfaisance pour soulager la misère atroce qui sévissait sur le peuple. L'automne amène un autre genre d'exercice qui demande aux dames qui s'y livrent une dose de dévouement. On loue dans un quartier aussi central que possible, une boutique vide, la plus grande qu'on puisse trouver, et l'on y installe une manière de restaurant, pour lunch, ouvert à tout venant. Le prix des consommations, thé, café, sandwiches, etc., est légèrement plus élevé qu'ailleurs, mais bien que nous ne soyons pas dans le pays des pourboires, il est bien rare que la main blanche des dames de service ne reçoive pas plus que le prix fixé. Voilà ce qu'on peut appeler du socialisme intelligent et pratique. On croit rêver quand, après avoir examiné les croquis de Félix Régamey, on regarde les photographies rapportées par M. Octave Uzanne de son dernier voyage à Chicago, La ville de bois de 1873 est devenue une capitale immense et qui ne cesse de s'élargir. M. Octave Uzanne ne s'y est pas ennuyé, si j'en juge par l'enthousiasme de son récit. (Vingt jours au Nouveau Monde, May, éditeur). Cet enthousiasme est tel que je me sens pris de défiance. Qu'Octave Uzanne célèbre l'activité des Américains, leur aptitude au travail... passe encore. Mais qu'il vante leur goût artistique, l'architecture extérieure et la décoration de leur home... De qui se moque-t-il... Eh quoi ! il a le front de nous proposer comme modèles ces massives constructions à dix-huit étages, et de les comparer à nos jolis hôtels de l'avenue de Villiers, et même à nos maisons modernes des Champs-Elysées... Fi l'horreur ! Uzanne a dû boire, sans s'en douter, un philtre que lui a versé la blanche main d'une magicienne. C'est cette magicienne qui lui a dicté les lignes suivantes dont je ne soulignerai pas l'horrible injustice :

Nous arrivons au Havre, retour d'Amérique. Nous entrons dans la jetée et gagnons le bassin de l'Eure. Ce n'est pas l'ivresse attendue qui m'emplit l'être : le fameux cliché du sol natal ne me galvanise pas... Je vois le Havre gris, minuscule, vieillot ainsi qu'une triste bourgade; peu de monde ; quelques soldats endimanchés regardent la venue du gros bateau... Un vrai dessin de feu Léonce Petit. — Une angoisse m'étreint, car une comparaison s'impose !... Que sera-ce tout à l'heure, lorsqu'il faudra subir les tortures des wagons si défectueux, s'étouffer dans des buffets mal agencés et sans organisation, attendre trois heures l'arrivée des bagages et constater que les cochers de la capitale sont encore en grève !

L'ingrat ! Il ne trouve même pas une larme ou un élan de joie pour saluer son pays ! Et cependant iI est Parisien, Parisien dans l'âme. Et il adore les Parisiennes, et il leur consacre, cette année encore, un joli volume. (La Femme à Paris, May, éditeur.) Je dois dire qu'il n'est pas moins aimable pour elles que pour la ville de Chicago. Il les analyse au moral et au physique, il les habille et les déshabille avec un égal plaisir. Peut-être éprouve-t-il à les déshabiller une secrète prédilection. Il déploie à décrire leur toilette, intime et superficielle, des trésors de science et de perspicacité. Worth lui-même, le roi des couturiers, ne doit pas aussi bien connaître les dessous de ses clientes. Et, avec cela, Octave Uzanne se montre sévère. Il censure les goûts de la jeune fille moderne. Il lui reproche d'aimer l'étude et de passer des examens. Voici un bon conseil à suivre, quand vous vous marierez : à une jeune fille qui résout des problèmes au tableau noir, qui est familière avec les Sassanides, qui possède son opinion sur la querelle des investitures et qui sait l'anatomie, préférez une humble demoiselle qui ne méprise pas le crochet, que la tapisserie intéresse et qui aime à broder au tambour. Mais hâtez-vous, car il est à craindre qu'il n'en reste bientôt plus. Eh bien ! non, mon cher Uzanne, vous exagérez. Parmi les jeunes filles qui passent leurs examens, il en est qui seront plus tard d'excellentes ménagères, et qui sauront concilier les coquetteries de la toilette avec les devoirs du mariage. Elles deviendront de jolies femmes et des femmes accomplies... Vous le savez aussi bien que moi, et je ne veux voir dans vos insinuations que d'infâmes calomnies ! ... [...]".

Bertrand Hugonnard-Roche
Mise en ligne le 12 septembre 2022 pour www.octaveuzanne.com

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