CHRONIQUE
NOTRE TEMPS
Les Français seront-ils jamais
Démocrates ?
Lundi dernier, quatre septembre courant, le régime parlementaire actuel entrait sans joie et sans orgueil dans sa trentième année d'exercice, et cette date anniversaire, en ces heures d'angoisses où les plus optimistes citoyens sentent la déroute de leur foi, loin de galvaniser la mémoire populaire, passa presque inaperçue. — « La République, s'écriait Durranc un jour, avec mélancolie, comme c'était beau sous l'Empire ! »
Ah ! le mot magique, le mot sauveur naguère aux yeux de tous ceux qui avaient
vu le jour quelques années avant le coup
d'Etat ; il semblait à ceux qui avaient
grandi sous ce qu'on nommait la tyrannie
impériale, que la République devait tout
libérer et régénérer, qu'elle allait forger
une âme pure, une âme auguste, audacieuse et nouvelle aux heureux citoyens et
que désormais la France, au sortir de
vingt années de corruptions, allait s'épanouir, radieuse, magnanime, invincible
dans la générosité et la fraternité des hommes.
Que nous reste-t-il de cette vision d'aurore, de ce désir de communion avec une
beauté idéale que nous n'avons point su
acclimater chez nous ? — Peu à peu s'en
sont allées nos illusions, nos yeux dressés
vers l'astre prometteur se sont baissés
vers notre vallée de scandales, de charlatanisme et de deuils et il semble pour beaucoup que tout périclite à vau-l'eau, que le
ciel se soit irrémédiablement obscurci et
que les horizons fermés ne puissent receler
que d'effroyables mystères.
Le Français, hier encore si vaniteux, si
jaloux de sa croyance en sa suprématie sur
toute chose, si crâneur sur le point d'honneur de sa puissance nationale, est devenu
peu à peu méfiant de soi-même, incertain
de sa force, écœuré et troublé par le récit
de tout ce qui lui fut révélé ; il perçoit
comme une dégénérescence. Il se rappelle
ses anciennes révoltes, ses journées glorieuses ; il se demande pourquoi ces efforts
pour son ennoblissement moral, à quoi
l'ont conduit tant de Révolutions pour ses
Droits politiques, et c'est la raison qui le
fait paraître las, incapable de se soulever,
de donner encore un puissant témoignage
de ses nausées ; il est submergé par le dégoût. Il écoute, il regarde, il entend et il
voit, il chercha un homrne, des hommes
qui le puissent sauver, mais se demande-t-il s'il n'a pas reçu une fausse éducation
politique et suppose-t-il seulement qu'il ait
combattu pour des chimères dans un pays
dépourvu au plus haut degré du sens commun démocratique.
*
* *
Démocrates, le serons-nous jamais ? De tous les peuples d'Europe, nous sommes celui qui, par innéité, semblons le plus formidablement imbu d'aristocratisme. Nous avons pu décapiter des hommes mais non pas des idées ; notre société actuelle, sous l'étiquette mensongère de la République, fait montre des usages les plus hostiles au peuple. La hiérarchie sociale, devenue de plus en plus la hiérarchie de l'argent, se dresse plus insolente que jamais, et notre bourgeoisie est sensible aux titres et qualités à ce point maladif que la littérature romancière ou théâtrale met généralement en scène pour complaire à cette clientèle médiocratique d'où dérivent les recettes des ducs, des princes, des baronnes, des comtesses et tout un monde de pacotille et de plaqué dont la fiction satisfait l'esprit des masses.
Nous pensons avoir pris contact avec les
Droits de l'Homme, mais nous ignorons tout
de l'indépendance, de la dignité, de la respectabilité de l'Individu : les Anglais ont le gentleman, et le gentleman c'est tout le
monde au même titre de considération ; le
balayeur des rues, le négociant ou le Baronet. En France, on traite les êtres selon les apparences de la mise, on est lâche vis-à-vis du pauvre, on humilie les humiliés, on
bouscule les petites gens, on s'aplatit vis-à-vis des personnages de poids. Dans les administrations de toutes classes, il y a une
hiérarchie des Egards dont nous ne nous
étonnons plus mais qui fait l'ébahissement
des étrangers, on traite ainsi que des criminels les pauvres diables qui, pour un but
quelconque, s'adressent aux tout-puissants
employés d'un département, des postes, des
finances, des chemins de fer, des omnibus
et autres.
L'instinct de la race, plus encore dans
les campagnes que dans les villes, a été
dressé et déchaîné contre la misère, l'homme se dresse contre le pauvre ainsi que le
chien qui, normalement, hurle après le loqueteux.
Nous ne voyons pas, dans nos départements, ainsi qu'en Belgique, en Suisse, en
Angleterre, des asiles propres, clairs, sains,
ouverts dans toutes les bourgades, ou bien
aux détours des routes, aux infortunés sans
logis, aux chemineaux sans toits, aux ouvriers sans travail ; les granges qui s'ouvraient autrefois aux déshérités sans gîte
s'entrebâillent rarement aujourd'hui.
*
* *
Que faisons-nous pour les humbles, pour donner aux gens du menu peuple une
idée de protection et de sollicitude ? Les
gens de petite aisance peuvent-ils comme
ailleurs faire connaissance avec le confort,
avec la propreté, l'élégance, la clarté rieuse
des décorations d'art ? Peuvent-ils voyager
en des troisièmes classes, presque aussi capitonnées que des premières et munies de tout
ce qui convient aux besoins humains ? Obtiennent-ils, en outre, des tarifs de parcours réduits à l'extrême ? Sont-ils traités
par les employés avec le quorum des politesses requises pour tout citoyen ayant le
sentiment ancré de sa respectabilité et celui
des exigences que le public doit imposer à
toutes les administrations faites pour le servir ? Assurément pas, et bien au contraire, le
besogneux est relativement plus imposé
que le riche. Les dimanches et fêtes, à
Paris et aux environs, au lieu de faciliter
les exodes des masses et les promenades à
l'extérieur, on a découvert cette logique
monstrueuse que le nombre des voyageurs
étant plus grand, il convenait d'élever le prix des places. Sur les bateaux-mouches, qui vont à Suresnes, on réclame double taxe ; dans les voitures de place de Versailles, le tarif des courses est surélevé
d'un quart, et dans combien d'autres services publics pourrions-nous signaler pareilles mesures honteuses !
A Londres, du samedi au lundi, tout est
employé pour porter le peuple à la mer, à
la campagne, sur la rivière ; les chemins de
fer offrent des facilités de parcours stupéfiantes et qui frisent la gratuité ; les voitures et transports en commun qui n'ont
point de monopole, se multiplient et pour
un penny par place entrainent à Richmond et sur les bords de la Tamise des
bandes d'ouvriers et d'employés assoiffés
d'air et de lumière. Des sociétés charitables
vont en outre chercher des enfants pauvres
dans les familles et les conduisent par milliers sur des plages ensoleillées pour une
journée en leur assurant la nourriture et
les distractions, le désir d'être utile aux
classes impécunieuses est visible de toute
part et il faudrait des chapitres pour dénombrer les œuvres populaires en Angleterre et démontrer quelle extension pratique a pris l'altruisme qui règne de l'autre
côté de la Manche. Je regardais récemment une statistique des logements à Paris selon les prix de location et j étais consterné en voyant le petit nombre de logés
de 200 à 600 francs et même de 1,000 à
1,500. La ville dite Lumière, où si peu d'habitants peuvent s'offrir la clarté du jour,
l'air et la salubrité, tend de plus en plus à
être une cité de luxe qui devient incapable
d'offrir des réduits possibles à ses travailleurs et à tous ses gagne-petit.
On n'habitait pas au Moyen Age dans
les ghettos, des trous plus noirs, plus inconfortables, aussi infectés par le voisinage
des latrines et des cuisines que ceux qu'on
réserve aujourd'hui pour huit à quinze ou
vingt louis aux infortunés qui sont tenus
d'exercer leur industrie sur les bords de la
Seine. Personne ne proteste, ni les pouvoirs municipaux, ni les habitants, ni les
députés ; on fait des phrases sur les principes démocratiques ... mais que fait-on de
rationnel et de pratique ? Et cependant les
entrepreneurs qui feraient des cités ouvrières, des immeubles pour classes indigentes,
des casernes même où gîter à la nuit, pour
10 ou 20 centimes, feraient d'excellentes affaires tant est grande partout la détresse et
la recherche de nids respirables où reposer.
Si les malheureux n'avaient pas les hôpitaux pour faire halte, que deviendraient-ils ?
*
* *
Où sont donc les témoignages de notre
démocratie ? Les trouve-t-on dans la liberté individuelle ? Ah ! que nenni ! Le Français n'est pas libre ; il est victime des règlements les plus surannés qui entravent
son indépendance, victime des abus administratifs, des bureaux, de la paperasserie, des gens de loi, des fonctionnaires qui lui
mangent les deux cinquièmes de son temps.
Il n'est pas libre car sa vie même est menacée par la dénonciation, sa demeure
peut être violée sans qu'il puisse se révolter, il peut être arrêté à domicile sous la
prévention d'un délit qu'il n'a jamais commis, incarcéré, jugé. Reconnu innocent, relâché sans excuses et sans qu'il puisse réclamer des dommages et intérêts. Ce
même Français, qui a fait des révolutions
successives, qui possède le régime équitable de la République, accepte ces aimables
infamies, ces honteux témoignages d'arbitraire comme il supporte tout ce qui n'atteint pas ses vanités nationales et ses idéales utopies politiques.
Et quelle justice dure à l'infortune, rude
à la pauvreté, incompatissante aux besoins
et à la faim ! Il n'y vient pas un souffle
d'humanité pour corriger l'âpre laisser-courre à la pauvreté qui sévit dans les commissariats de police, les conciergeries, les
geôles et les violons, les chambres correctionnelles de toute la contrée. Il semble
que les hommes en place, au lieu de s'élever par l'indulgence, la clémence, la douceur, l'appel à la conscience de l'être fautif
éprouvent comme une nécessité d'affirmer
leur puissance par la punition, la sévérité,
l'impitoyable application d'un Code qui
d'ailleurs n'est plus à la hauteur des évolutions morales contemporaines.
Avec quelle puérilité antidémocratique
cette justice instruit pour plaider l'individu
coupable ! N'est-elle pas ridiculement fouilleuse de passé, tracassière, prud'hommesque, d'une conception vieillotte qui évoque
celle des Guignols ? Elle dira, cette justice,
selon les circonstances aux prévenus :
"Vous aviez des maîtresses, vous alliez au
café, vous étiez prodigue" ou bien : "On
ne vous a jamais connu de femmes, vous viviez isolé, vous ne faisiez aucune dépense,
vous passiez pour être avare, sournois,
dissimulé". Que peut en conclure le bon
sens populaire qui sait que quel que soit l'esthétique de sa vie, elle sera dénoncée
comme vicieuse, le jour où il lui faudra
comparaître devant des juges !
Vis-à-vis des femmes, autres êtres faibles et sans protection, que fait notre Démocratie ? Reconnaît-elle comme chez les
Anglo-Saxons l'infamie de la séduction ?
Autorise-t-elle la recherche de la paternité,
associe-t-elle à un crime l'acte de rendre
une femme mère et de refuser de reconnaître et d'élever la la progéniture ? Allons donc !
elle ne se soucie pas de ces foutaises ; elle
ne veut pas donner à la femme cette haute
idée de justice qu'elle transmettrait en héritage à ceux qui naissent d'elle ; elle est
souriante à la galanterie, elle favorise le
tout à l'égout de la prostitution, elle ne sent
pas que ce serait noblement relever le niveau moral du pays que de s'opposer à ce
libre échange de la grossesse où l 'importateur profite, jusqu'ici, avec tant de lâcheté
de l'absence de tout contrôle et de toute
douane.
Mais que faire à tout cela avec un parlementarisme qui vit d'interpellations et ne
légifère point ?
*
* *
Je ne sais point quelle est l'éducation
scolaire actuelle, mais je voudrais que l'on
y instituât pour les enfants un Catéchisme démocratique vraiment noble, humain,
élevé ; qu'on leur enseignât les Droits du
Citoyen, qu'on leur inculquât une idée
haute de leur respectabilité individuelle, de
leur dignité morale, de leurs devoirs vis-à-vis d'eux-mêmes et d'autrui. J'aimerais qu'on
leur apprit l'ordre, la méthode, la clarté et
surtout la logique et la pratique dans la
vie ; qu'on les mît en défiance contre la
paperasserie, la bureaucratie, la routine
administrative, qu'on les poussât vaguement à un nouveau 89 beaucoup plus salutaire, qui serait la destruction de ces Bastilles formidables pleines de toiles d'araignées gigantesques et profondes où s'empêtrent toutes les initiatives et les bonnes
volontés de France.
Je voudrais qu'on leur enlevât surtout
cette idée trop implantée de la tutelle de
l'Etat qui fait de nos compatriotes des
êtres en éternelle minorité, faisant en tout
et pour tout appel au concours du gouvernement, lequel est amené, par ce fait, à
nous traiter en enfants terribles.
Enseignons la liberté, raisonnons-la,
montrons qu'elle est avant tout dans l'individu et dans le respect de l'indépendance
de penser et d'agir d'autrui ; donnons aux
générations nouvelles de bonne heure la
possibilité d 'action, ne la tenons plus en
laisse jusqu'à l'heure où la caserne la développera mais en l'asservissant et lui imprimant des idées de hiérarchie peut-être
contraires à celles de la démocratie vraiment sereine et forte.
Des leçons de choses surtout, des leçons
frappantes par leur équité et le poids de
leur logique.
Je me souviendrai toujours d'une de ces
leçons reçues en Angleterre vers l'âge de
16 ans et qui m'en apprit plus sur la liberté
positive de l'homme que toutes les histoires de notre République contemporaine.
J'étais élève libre dans un collège de Richemond et je m'évadais souvent à Londres pour rentrer sur le tard dans ma
chambre de lycéen. Un soir, en raison de
trains manqués, je ne pus regagner la porte
de mon professeur qu'à une heure ou deux
de la nuit. Je frappais, je frappais en vain ;
le tuteur, peut-être pour me punir, semblait vouloir me laisser à la belle étoile ;
un policeman s'avança et s'enquit de mon
tapage ; je craignais qu'il ne me sermonnât
avec mon idée toute française des remontrances de l'autorité vis-à-vis du citoyen
toujours soupçonné et incriminé ; point.
Cet homme me dit :
— Vous êtes élève libre dans cette maison et vous payez comme tel ?
— Oui
— On ne vous ouvre pas ?
— Vous le voyez.
— Bien ; nous allons accentuer la sonnerie, puis si la porte ne vous est pas ouverte, je vous prierai de me dire si vous désirez que je l'enfonce ou la fasse ouvrir
par force ; sinon, selon votre désir, je vous conduirai dans un hôtel où il vous sera donné une chambre aux frais du directeur
du collège qui vous devra, nonobstant, tel dédommagement qu'il vous conviendra de
lui demander.
J'étais encore un grand gamin. Il me sembla que cette justice salomonique me faisait me sentir un homme !
Espérons que les Français auront un prochain jour des institutions de démocrates, après quoi ils seront bientôt en bonne forme pour supporter le régime Républicain.
OCTAVE UZANNE. (*)
(*) article publié dans La Dépêche, Journal de la Démocratie, du dimanche 10 septembre 1899. Cet article parait en première page alors que le gros titre ce jour était : Le Procès Dreyfus - Le Verdict. Dreyfus est condamné à la déportation (il n'est alors pas encore précisé où). Cet article d'Octave Uzanne écrit d'un ton très tranchant et péremptoire, nous donne une idée des idées politiques qu'il a pu avoir pendant cette période. On sait Octave Uzanne libéral, ultra-libéral même, sans doute anarchiste à sa façon, anarchiste de droite diraient certains. Peu amène avec la République qui a succédé à l'Empire, il dresse un tableau sombre de la politique française et au delà même, un tableau sombre des français et de leur comportement. Comportement certes largement influencé par l'éduction de la République, mais un comportement qui laisse peu d'espoir à une évolution positive de la situation française, qu'elle soit économique, sociale, politique et même morale. N'insiste-t-il pas sur la nécessité même d'un nouveau 89 plus salutaire ? Décidément Octave Uzanne, l'ancien dandy, l'ancien petit bourgeois des lettres, le bibliophile précieux des années 1880, nous étonnera toujours par ses prises de position hardies et paradoxales (NDLR | Bertrand Hugonnard-Roche).
Mise en ligne Bertrand Hugonnard-Roche le lundi 26 septembre 2022.
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