mercredi 29 octobre 2025

Les Bibliophiles Collectionneurs : Charles Cousin dit le Toqué ! Article publié par Octave Uzanne dans la revue LE LIVRE du 10 janvier 1888 (bibliographie moderne)

LES BIBLIOPHILES COLLECTIONNEURS


Le bibliophile et la collection. — La cristallisation du goût chez le bibliophile bibelotier. — Les livres et les objets d’art. — Une histoire des bibliophiles collectionneurs : l’ex-libris archimédien de Poulet-Malassis. — Les Racontars illustrés d’un vieux collectionneur. — Le Toqué Charles Cousin. — Le Grenier du Toqué. — Physiologie du Toqué. — Dernières vicissitudes des Mœurs du temps de La Popelinière. — Le luxe des Racontars. — La chromotypographie de la maison Danel, de Lille. — Un type de vieux graveur : Cattelain. — Le crâne de l’Archi-toqué.

Le collectionneur n’est pas en général très porté vers la bibliophilie, mais il est assez rare qu’un bibliophile affiné et très au fait des choses du passé ne soit pas quelque peu bibeloteur et accumulateur de pièces curieuses et de bonne marque.

Le collectionneur se spécialise ; tel fait le meuble, la céramique, les étains ou les médailles, alors que tel autre s’adonne aux grès, aux étoffes, aux gravures ou aux bronzes. L’un se jette dans le vieil argent, l’autre dans les ivoires, celui-ci ne recherche que les éventails, celui-là ne voit que les armures ; chacun demeure cantonné dans sa province, exclusivement absorbé dans une passion à œillères. — Le bibliophile, au contraire, montre des tendances plus volages ; ses connaissances chaque jour plus nombreuses et mieux assises lui créent un tact spécial, un flair délicat ; son jugement s’éclaire d’une seconde vue pour tout ce qui touche à l’art rétrospectif, et sa monomanie bouquinière, au début limitée, le conduit très insensiblement mais assez logiquement à la polymanie des choses rares et précieuses. C’est que l’amour du livre est complexe et qu’il touche à la fois à l’art bibliopégique, à l’iconophilie et à l’autographie et à toutes les manières de reproductions de l’idéologie. — Un bibliophile digne de ce nom connaîtra l’armorial de France aussi bien qu’un fils de preux ; il possédera l’esprit des devises, la notion des emblèmes et par là même les origines et les provenances de toute production d’art marquée de la plus infime effigie de ses possesseurs ; le bouquin le mènera à tout par suite d’une sorte d’omniscience heureuse acquise jour par jour dans l’intimité de ses constantes recherches. En un mot, il touche à toutes les manières des livres historiquement historiés, par la lecture des catalogues, par la figure gravée, par l’ex libris et, principalement, avant tout, par une curiosité insatiable qui ne permet pas d’égarer dans la généralité, mais bien de mieux se concentrer par la déduction ; toutes les œuvres d’art ayant entre elles les plus grandes corrélations.

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Rien n’est plus intéressant à étudier que la cristallisation singulière qui s’opère dans le cerveau d’un amoureux du livre ; l’observation du transformisme des hyménoptères n’est pas plus étrange : le bibliophile se chrysalide dans sa bibliothèque et se révèle papillon dans la recherche du bric-à-brac ; on le croit ermite dans son cocon maroquiné, il se révèle ailé tout à coup dans l’ardeur de sa chasse au bibelot. — D’abord fidèle au livre janséniste, il s’est laissé séduire insensiblement par la fanfare des dorures et le damasquinage des petits fers ; peu à peu il est devenu sensible aux ex libris et aux ex dono, puis l’estampe de premier tirage lui a inoculé son virus terrible : l’illustration l’a gagné. Il a voulu des livres uniques enrichis de dessins originaux, de lettres autographes, d’épreuves avec remarques ; si bien que, sous une reliure de choix, le livre est devenu chez lui un objet d’art, une pièce rare plutôt faite pour la vitrine que pour le rayon de la bibliothèque. — Ce bijou bibliographique, ce bibelot de la folie interfoliée a réclamé jalousement un cadre, un milieu de couleurs et de contrastes artistiques ; solitaire dans sa niche vitrée, il a appelé près de lui en compagnonnage le missel à chasuble d’argent, le drageoir et la miniature ; il a exigé qu’on le couchât sur une vieille étoffe aux tons mourants et aux fleurs délicieusement animées ; il a eu des exigences de petite maîtresse et a fait naître dans l’esprit de son possesseur cette collectionomanie furieuse dont celui-ci deviendra à l’avenir l’inassouvie victime.

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Le livre et l’objet d’art sont faits pour compagnonner de concert ; jamais ils ne hurlent de se trouver ensemble ; qu’ils soient ou non contemporains, ils s’accordent à merveille en exquises natures mortes : ce vieux maroquin à écusson royal ne ressort-il pas finement près de ce bougeoir de cuivre flamand, et ce veau porphyre ne semble-t-il point mirer ses marbrures dans l’éclat de ces verreries de Murano ou le brillant de ces faïences de Delft ? — Ce joli Cazin à justaucorps pâle, aux tranches dorées, ne paraît-il pas épouser l’esthétique de cette tenture guillochée et comprendre l’abandon de cet éventail aux fines gouaches à la Watteau ? — Ce gros Richelet pansu et nourri d’épithètes de gras ragoût jure-t-il de s’appuyer mi-ouvert contre ce bahut Renaissance où des Vénus Jean-Goujoniennes étalent en bas-reliefs les hauts reliefs de leurs appas rigides ? — Sur ces tapis de mosquée, sur ces coussins orientaux, parmi ces bronzes, ces laques, ces terres cuites, ces tapisseries à verdure, les livres honnêtement vêtus n’ont-ils jamais apporté une note discordante ? Ils aiment le luxe et ne le relèvent ; ils s’enclavent mieux que tout, car ils enferment mystérieusement la sagesse ou la folie ; ce sont de jolis flacons qui contiennent les réconfortants ou les toxiques de notre esprit lassé et assombri.

Les livres hors d’un décor d’art et de goût offrent un aspect froid, terrible et presque inquisitorial ; ils rappellent les cabinets des réviseurs, les études d’avoués ou de notaires, les salles universitaires ; il nous les faut aimables à l’œil, dans la chaleur d’un nid vivant et moelleux, éloignés de la pédanterie ou de la philosophie monastique ; nous aimons à les contempler riants et humains, alignés côte à côte comme de beaux régiments d’élite, soutachés, passementés de dorures, irradiés de tonalités diverses, provocants comme des houzards de la pensée, avec la gaîté du titre flambant comme le plumet d’un schapska. — Ils doivent être présents devant nous, en belle lumière, entourés de choses fines, délicates et gracieuses, fixes dans le rang, entre des colonnettes sveltes et bien ouvrées ; sur la corniche qui les domine, il nous plaît de lire leur apothéose sous la forme de bustes, de statuettes et de figurines antiques, alentour des poteries et de faïences qui arrêtent le jour sur l’émail de leurs ventres décorés de fantaisies polychromes. Le soir, aux feux de la lampe anglaise ou du lustre hollandais, nos chers amis nous retournent le soleil de leurs dorures du fond clair-obscur de leurs rayons, et nous les chérissons davantage, car ils semblent, eux aussi, nous contempler à la tâche, nous encourager de leur esprit de corps et nous inviter à élever une œuvre à laquelle ils feront place en se serrant un peu. L’entourage donne aux livres plus d’expression ; l’art dans toutes ses manifestations leur prête je ne sais quoi de plus accueillant, de plus réjoui, de plus intime ; les vieilles étoffes, les gobelins, les cuirs fauves et mordorés d’Italie et d’Espagne, les velours de Gênes, les bois sculptés les mettent en valeur et leur ôtent cette austérité, cette rectitude de lignes, cette froideur qu’on voit aux bibliothèques en tant de bibliophiles sur l’esprit desquels le goût et l’entente de l’arrangement du home ne sauraient avoir prise.

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L’histoire des bibliophiles collectionneurs n’a jamais été entreprise ; Félibien ne l’a qu’indiquée et M. Feuillet de Conches, dans ses Causeries d’un curieux, a pointé seulement quelques notes dans ses jolis bavardages ab hoc et ab hac. Dans l’inventaire des richesses d’art de la France on retrouverait souvent leurs noms — depuis ceux de La Croix du Maine, de Guillaume Colletet, de Colbert, de Mazarin, de l’abbé de Marolles, jusqu’à ceux du duc de La Vallière, de Crozat, de la comtesse de Verrue, du président de Brosses, du comte de Caylus, de Gaignières, de Laborde, de La Popelinière, des frères Lacurne de Sainte-Palaye, de Séroux d’Agincourt, de Mme de Pompadour et de Vivant-Denon. — La nomenclature de ces grands iconobibliophiles serait amusante à poursuivre jusqu’au duc d’Aumale, au baron Pichon, aux frères de Goncourt, au duc de Sutherland et à lord Ashburton. — On verrait dans cette histoire surprenante ce que l’amour effréné du beau, parfois joint à une arrière-pensée spéculative, a produit de réunions merveilleuses de livres, de tableaux, de pièces autographes, de gravures, de faïences, de meubles et de dessins, collections qui ont rendu des services éminents à l’étude des lettres et de l’art français en donnant l’empreinte et la clef des transformations du génie national.

Aujourd’hui, à de rares exceptions près, les conditions de la vie, l’exiguïté des logis, le mercantilisme et la contrefaçon à outrance ne permettent guère les grandes collections en galeries ou en cabinets ; il faut se restreindre et bric-à-braquer dans le bibelot et le document, faire la curiosité en flâneur, en antiquaire et se généraliser dans les jolies choses décoratives, ou bien se spécialiser dans une note voulue, dans un département très limité. — Je sais tel bibliophile collectionneur d’affiches qui, s’il tirait parti littérairement de ses cartons bondés de pièces lithographiées ou typographiées, pourrait écrire la plus étrange des histoires de la librairie française au XIXᵉ siècle, aidé de la philosophie de la réclame et de l’esprit des dessins du temps.

Tel autre qui ne ferait que les titres et couvertures de livres depuis la période romantique nous donnerait, s’il le voulait bien, une admirable bibliographie des livres annoncés et qui n’ont jamais vu le jour, résumant dans cette œuvre l’histoire de notre cérébralité fiévreuse concevant encore plus d’ouvrages qu’elle n’en peut produire.

Un troisième bibliophile, collectionneur d’ex libris et d’ex dono des hommes illustres depuis le début du siècle, fournirait certainement une monographie ayant force de dictionnaire, très utile à consulter par tous les chercheurs et bibliologues actuels. — Que ne donnerait pas la collection si elle n’employait toutes les facultés de ses apôtres dans le seul classement de ses pièces, la méthode de sa contention et l’affolante perspective d’arriver au complet !

Mais ce serait cesser d’être collectionneur que de déclarer close une collection qui forcément n’est jamais dans sa plénitude, et le bibliophile qui, à mon avis, a trouvé la plus jolie devise, l’eureka moderne, est certainement Archimède Poulet-Malassis, qui campait hardiment à la colle, sur chacune de ses trouvailles, une eau-forte de Braquemont montrant un livre ouvert éclairé par ce grand cri de joie victorieuse : Je l’ai, et, dans ce triomphe de don Juan, on sent que rien n’est fini, qu’il y a le sous-entendu : À d’autres maintenant.

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Les vagues observations qui précèdent me sont inspirées par un royal in-4° d’olympienne allure qui ouvre ses feuilles de japon impérial à l’éclosion de l’année nouvelle, forçant l’admiration par l’exubérance de l’inouïsme de son luxe, bravant l’œil par son éclat, provoquant la critique par la perfection même de son exécution chromo-typographique — un livre de fermier général aussi fou que Bourret, aussi entendu que de Laborde et non moins malicieux que d’Arlincourt.

Cette somptuosité, digne d’un Beaujon bibliophile, porte à son fronton : Racontars illustrés d’un vieux collectionneur, par Charles Cousin,¹ auteur du Voyage dans un grenier et vice-président de la Société des Amis des livres. — En dessous de ce titre, le bibelotier bibliomane eût pu inscrire : « Mes bouquins, mes faïences, mes tableaux, mes dessins, mes autographes », car il ne s’agit ici que des récoltes dans la haute brocante artistique, littéraire et humaine, — l’amitié faisant partie de cette dernière série.


Charles Cousin dans son cabinet

On se souvient du Voyage dans un grenier, qui fit sensation il y a, hélas ! dix ans, en 1878, lors de sa mise en vente chez Morgand et Fatout, en leur boutique des Panoramas, alors aussi pétillante de vie que le Roederer mousseux à marque blanche. Le livre fut enlevé comme une jolie femme, à la consternation des bibliophiles poudrés et peu pressés ; il eut une presse enthousiaste et fut un événement aussi bien au boulevard Bonne-Nouvelle, où régnaient Conquet, dauphin de sa gloire, qu’au passage Choiseul, où… 

¹ Les Racontars illustrés d’un vieux collectionneur, par Charles Cousin. Paris, Librairie de l’Art, 1 vol. in-4°, de 350 p. sur japon. — Édition à 50 ex. num. en vél., 300 fr. ; édition à 50 ex. en 2 vol. avec 7 tirages successifs des planches, 500 fr.

… trônait Rouquette, gasconnant au milieu d’une élite d’admirateurs de Trautz à son apogée. — Le Voyage dans un grenier se paye aujourd’hui, dans les ventes, en longs détours de chemins de fer d’avant les conventions ; il est plus ruineux qu’un voyage à Cythère, mais presque aussi capiteux et moins nuisible aux jarrets, si élevé que le placent les enchères, bien haut, très haut… au-dessus du niveau des concierges.

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L’auteur, M. Charles Cousin, a pour surnom le Toqué ; on ne le désigne pas autrement dans le Landerneau des antiquaires ; parler du Grenier et du Toqué, c’est parler d’un paradis à perspectives de faïences, à horizons maroquinés, à ciels plafonnés par Watteau et Lancret, un paradis où poussent des buissons d’autographes, où s’élèvent des murailles de dessins, où chantent les couleurs des Delft, des vieux Nevers et des Urbino, où dansent les figures de Tanagra, et où les heures sonnent dans des horloges qui firent retentir les trompes pendant les massacres de la Saint-Barthélemy. — C’est dans ce grenier que le Toqué laisse échapper son araignée mentale pour y tisser sa toile fantasiste, où il se plaît à coucher comme dans un harem ses monstrueuses jouissances de possesseur repu mais inassouvi ; c’est là qu’il aime à attirer, véritable formica-leo, les pauvres propriétaires du Livre et les gagne-petit de la collectionomanie, pour les voir, d’un œil satanique et couronnement d’horreur, crever de désir devant la nocturne crotale de ses merveilles flambantes de rareté et d’inestimable prix, car le Toqué a les allures d’un Méphistophélès gras et anthropophage qui aurait dévoré Faust à la « sauce Marguerite » pour accrocher dans sa panoplie sa rapière et son feutre, avec l’arrière-pensée d’arracher, grâce à ces touchantes reliques, toute une partition manuscrite au maître Gounod.

Le Toqué avoue très ingénument avoir déjà décroché plus de douze lustres du banquet de la vie ; en dépit de ces confidences, c’est bien le plus gaillard joyeux à la barbe blanche qui se puisse voir. Droit, fermé, ramassé sur lui-même comme un lion aux aguets, il est toujours prêt à sauter à califourchon sur la clavicule de l’occasion pour y pincer son unique cheval ; il bondit plutôt qu’il ne marche ; tempétueux, alerte, toujours emballé pour l’acquisition de la veille ou pour celle du lendemain, souriant à la vie qui lui rend ses sourires avec profusion, bon homme, affable et très disert, épistolaire avec fougue, le très aimable Charles Cousin sait mettre ses partenaires en appétit de bien-être, et, dans son Grenier, je puis dire qu’on se pâme à tout âge.

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Les visites chez lui ne sont pas des sinécures ; vous entrez après avoir frappé les trois coups « de la clémente amitié », et l’ex-grand maître des corporations maçonniques vient ouvrir l’huis avec sa joie tout en dehors, montrant son visage plein et rosé, comme auréolé d’une sensualité talebianienne. Vous pensez vous asseoir et causer : ceci n’est pas de jeu. Vite aux vitrines et préparez toute la palette de vos épithètes admiratives, depuis l’exquis et le fin jusqu’à l’admirable et au renversant, car vous n’aurez pas une minute de répit, et le terrible hôte lui-même vous précédera hardiment dans la louange de tous les objets qui font sa religion, — l’unique, hélas !

« Tenez, cher ami, ce plat de Lille, quel dessin ! quel coloris ! quel émail. C’est le plus beau type connu ; en l’empaquetant de billets de mille, vous ne donneriez pas son prix… il ne vaut rien cent cinquante louis ; c’est donné… »

Vous approuvez… Il poursuit : « Ce candélabre que vous tenez pour allumer votre cigare, voyez-moi ça… c’est du nanan, une pure merveille d’argent ciselé, du Louis XIV le plus copurchic. Bérain dut en faire le dessin… Rothschild voudrait me le souffler, mais bernique ! »

Un temps, puis… « Ah ! vous admirez cette horloge !… J’vous crois, mon bon ; elle mérite vos suffrages. Signée ! s’il vous plaît, et fleurdelisée, avec portrait du Roi-Soleil enfant, couronne royale et tout le bataclan ; trouvée en Lorraine, avec actes de provenance ; le beau du beau, je vous assure. Spitzer pourrait faire sonner sur ma table mille écus qu’il ne l’aurait pas ! »

Et le Toqué va, vient, s’agite, se démène, exhibe des reliures, des bonbonnières et des montres, laissant ruisseler l’enthousiasme sur sa collection, maudissant à l’avance ses héritiers, alors qu’il se décidera à mourir de rire, la seule façon de se dérider qu’il consente à admettre, sa devise de bibliophile étant : « Jean s’en alla comme il étoit venu. »

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Le Toqué est un richard, le Toqué est un veinard, le Toqué est un roublard ; — il a tous les atouts dans les mains, et il les joue sans barguigner et sans tourner autour du pot : Le roi, la dame, le valet, l’as et… je vous tonds. — Il opère en cinq sec toutes ses opérations de bric-à-brac, avec une philosophie à la Descartes : « C’est beau, donc c’est rare ; c’est rare, donc j’achète. » Vlan ! — Très éclectique, il donne du nez et du flair partout, et se montre essentiellement polymaniaque ; l’art dans toutes ses formes et productions lui semble accessible ; il sort, il ambule, il pézègne dans le but d’amasser, et il pourrait chanter cette vieille ronde d’un roi d’ancienne féerie :

Antiquaire savant
Je voyage souvent,
Et j’ai là sous la main
Tous les trésors du genre humain.

L’Archi-toqué, pour tout dire, semble avoir mis sa toquade en actions au porteur, en souscrivant à tout, selon la formule de Bias : Omnia mecum porto. — C’est une sorte de Cousin Pons très moderne, un Cousin Pons avec apparat, qui n’a rien d’un fouisseur et qui aime goulûment ses raretés pour lui et ses amis. Point de ces allures à la Lignerolles modestement harpagoniennes ; rien de caché, tout exposé comme une joyeuse conscience ; vaniteux sans doute, mais qui ne l’est point dans la possession, en dehors de l’égoïsme ombrageux, vaniteux par jouissance occulte. Vaniteux comme un amoureux charmé de la sensation produite par sa maîtresse ; et sa maîtresse, à lui, le Toqué, c’est la démonomanie de la collection sagement reléguée au grenier des Bérangers ivresses.


Important ensemble de lettres autographes de Charles Cousin (le Toqué)
adressées à Octave Uzanne (travail de transcription en cours)
Acquisition septembre 2025 - Coll. Bertrand Hugonnard-roche

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Le Toqué est bibliomane, iconophile, isophile, gynophile, chromotypophile, démesurément polyphile ; il est encore gastrolâtre et adéphagique, cynégétique, hyperguenétique [sic] et arthritique à la fois. Il a élevé dans le temple de sa toquade un autel à la physioratic [sic] et, dans les cryptes, une chapelle à la déesse Raison ; sa furie ne s’arrête : le Grenier de la rue de Dunkerque menacera bientôt les dépendances de la gare du Nord, aux destinées de laquelle il préside.

Mais avant tout, l’ami Charles Cousin demeure fidèle au bouquin et à la bibliofolie. Sa bibliothèque classico-romantique, éroto-sophique et bibliopégi-mosaïste est encore à ses yeux l’endroit select de son musée ; il y cultive les moralistes et les déments, les poètes et les doctrinaires, les précieux et les gourmés, les académiques et les intransigeants, les utopistes et les prêtres de la raison pure. Tout l’intéresse, tout le tente, tout le passionne ; son esprit est omnivore ; il va de Caro à Mallarmé, de Lamartine à Rollinat, de Sainte-Beuve à Péladan, de Guizot à Touchatout. Il ne déteste point non plus, le monstre, les Fleurs du mal cristallisées à la cantharide, et il possède un de ces petits Enfers capables d’incendier toutes les virginités de son arrondissement. — N’a-t-il pas acquis, il y a quinze jours à peine, le plus célèbre livre de la collection damnable de feu Hawley (à vérifier), les fameux Tableaux des mœurs du temps de La Popelinière, avec les gouaches de Carême sur vélin, cette merveille du XVIIIᵉ siècle, badin jusqu’au martinet, un rêve de miniatures humides de passion, un songe capiteux plein de nudités et de turgescences… persanes, comme l’histoire de Zaira… Ce livre, au demeurant moins brutal que la Terre, d’une exquise gentillesse de style, le Toqué se l’est offert au poids de vingt mille livres tournois… une bagatelle, mais une bagatelle qui passe au masculin, rappelant le Bagatelle du comte d’Artois, la folie d’antan, à cette heure où l’on élevait des châteaux face à face, pour s’éblouir et se faire échec sur le damier de la fortune.

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Ces magnifiques Racontars d’un vieux collectionneur m’ont si bien mis en veine de parlotte sur l’auteur, que j’allais oublier de m’occuper du livre où l’or et l’argent se relèvent en bosse, où le Japon étale sa nacre, où les reproductions abondent dans un pêle-mêle inattendu. — L’éditeur a soin de nous prévenir que cette édition des Racontars, exécutée tout à fait en ami et presque au prix de production par le maître imprimeur Danel, de Lille, revient à 75 000 francs. La note du bon négociant japonais Mitsui, ajoutée (pas un ami, celui-là), dépasse à elle seule 16 000 francs. — Juge un peu ! dirait le Marseillais.

La Librairie de l’Art a pris le livre des Racontars en son giron de la cité d’Antin, mais six libraires ont voulu prendre la lieutenance de ce quartier général et l’état-major des dépositaires se compose de Conquet, de Théophile Belin, de Francis Greppe, de Morgand, de Porquet et de Rouquette. — Palsambleu ! messieurs, le roi de France et de Pologne comptait moins de dignes ! — Ce précieux bouquin étant tiré en totalité à 650 exemplaires, chaque lieutenant du royaume de Rouam [sic] doit débiter une moyenne de cent copies, comme disent nos voisins d’outre-Manche. En vérité, au prix où est la brioche, il faudrait n’avoir point 150 000 livres de rentes pour hésiter une minute… La surenchère se fera tôt : Allons ! voyons… faites vos jeux, messieurs ! laissez-vous éblouir par les Racontars ; c’est un placement de père de famille, à l’égal des bons du Crédit foncier.

Pour moi, ces Racontars m’étourdissent plus encore qu’ils ne me séduisent ; j’y trouve tout fort beau, papier, images, dorures, caractères, autographes, mais cette solennité m’intimide un peu, et, si le texte était moins bon enfant, moins sans façon et moins à la papa, vrai, j’irais endosser l’habit de gala et ganté de beurre frais pour tourner ces feuillets très moirés, au milieu desquels l’imposition des caractères montre des gracieusetés rigides de menuet.

Cependant, dès les premières pages, le Toqué déboutonne son gilet et nous montre une affabilité si familière que le décorum se dérobe aussitôt avec la crainte de l’incorrection, et l’on court se mettre en pantoufles et en robe de chambre pour porter avec lui au coin du feu.

Car, il n’y a pas à dire, avec ce compagnon de voyage sans gêne, on pousse le mépris des convenances jusqu’à la bouffarde anglaise ; on prend les Racontars sur son genou supérieur, on se prélasse, on se dandine le ventre à l’aise, et on semble se dire in petto : « Allons, maintenant, mon vieux Toqué, tu peux y aller : apologétise-toi et apologétise-nous, en route pour ta bibelotière. »

Nous voici partis ;… superbe départ ! Le bonhomme collectionneur nous lit une longue lettre de lui à son très cher camarade Octave Feuillet et nous sort un portrait dédicacé de l’auteur de La Morte. On salue. — Suivent deux lettres du toquédé à trente-six carats, l’une au sieur Férnique, ingénieur et photographe, l’autre au typographe lillois Danel, puis la Papillonne se montrant pour la première ; l’ami Cousin nous mène dans un paysage animaliste de Van Marcke pour nous rincer l’œil dans la lumière du Nord. Vous pensez faire un plein de rire, mais déjà votre compagnon vous murmure ses juvenilia avec des échappées sur le style épistolaire d’Octave Feuillet resté à trente ans. Une reliure de Padeloup exécutée en mosaïque sur un Daphnis et Chloé clôt ce souvenir de jeunesse.

Tous les chapitres se succèdent avec cette incohérence réaliste ;… je dis réaliste, car le collectionneur est le plus abracadabrant causeur de la création ; il passe de Pierre à Paul, du XIᵉ siècle aux époques anti-Grévytiques, de Palissy à Thouvenin, de Rubens à Gouttières, avec toutes les saccades et coups de marteau de sa passion polymorphe. — Cousin ne manque pas à la tradition, il fait cascader la logique et danse un pas de fille de l’air devant la méthode ; in naturalibus veritas ; le collectionneur peut être incohérent ; l’antiquaire positif et méticuleux n’est plus qu’un catalogueur qui a droit au quitus de tous les toqués.

Dans les Racontars, toutes les histoires sont brochées, sinon cousues ; ce procédé, pour inquiétant qu’il soit, exprime bien l’insensé du bric-à-brac. — Dans toute collection multiforme moderne, on sent la démence des débordements en tous temps ; il y a un fouillis de débandade très pittoresque et très charmant, mais artistiquement indiscipliné ; ces spécimens de tous les temps, de toutes les conceptions industrielles, de tous les pays, offrent l’aspect de soldats disloqués apportant un bout d’histoire glorieuse de leur patrie d’origine. — Le vieux collectionneur n’a pas été par trente chemins ; il a tiré droit au but et a zigzagué partout avec l’ivresse d’amour-propre de la possession. Il nous a mis au fait de ses relations, de ses amitiés, de ses présidences, de ses entreprises diverses ; il a bouquiné dans la bibliothèque de ses souvenirs en nous montrant tous les grands et petits cousins à la mode de Lorraine qui sont en lui à demeure, et qu’il hébergera jusqu’au dernier quart d’heure de Rabelais.

Un seul mot pourrait peindre ce livre en soustrat, c’est le mot d’Autographologie ou d’Égoscriptionomanie, mais, comme le Toqué ne s’est affolé que pour des hommes et des choses connus et parfois remarquables, ses bavardages ont toujours un côté assez curieux et humoristique.

Voyez plutôt les autographes qu’il a fait fac-similer pour la plus grande joie des graphologues ; on y rencontre le duc d’Aumale, Edmond About, Baudelaire, le marquis de Beloy, le duc de Bourgogne, Voltaire, Delvau, Coppée, Firmin Didot, Jules Ferry, Gavarni, Gérard de Nerval, André Gill, Émile de Girardin, Léon Gozlan, Littré, Ferdinand de Lesseps, Louise Michel, le duc d’Orléans, Eugène Paillet, le baron Pichon, Émile Picot, le baron James de Rothschild, Jules Simon, Auguste Villemot, Régamey et Henri Béraldi. — La liste est touffue.

Parmi les portraits, nous voyons Coquelin aîné, d’après une aquarelle de Madrazo ; Feuillet, Édouard de Saisset, le prince de Galles, Massol, Reclus, le général Turr, M. A. Maury, Eugène Paillet, le président des Amis des livres, le duc d’Aumale en costume de général de division, et enfin le Toqué lui-même, Cousinus ipse, dans son Grenier avec une allure méditative et Victorhugoïenne très frappante.

Les reproductions de faïences de Rouen, d’Italie, de Delft, de Lille et d’Allemagne ont une place notable ; ce sont des coupes, des assiettes, des pichets, des bannettes, des plaques polychromes qui ont été fac-similés avec une perfection inouïe. Pour ce qui concerne les reliures, il faut les voir ; les originaux ne sont pas plus reluisants, plus nets, plus emballants ; le maroquin est reproduit avec une telle fidélité que l’œil s’y trompe, et les petits fers sont poussés avec un brio extraordinaire.

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C’est à la maison Danel, de Lille, que revient l’honneur de ces reproductions chromotypographiques dont elle semble avoir le secret, et plus particulièrement à MM. Bigot-Danel et Weber, directeurs d’art de cette vaste imprimerie du Nord.

Ces reliures, ces faïences, ces reproductions d’aquarelles qui ornent ce superbe volume des Racontars sont tirées aux encres vernissées avec six, huit, dix clichés de report et repérées avec un soin extrême. Il faut voir dans l’édition à 500 francs les suites nombreuses des étalons de chaque couleur pour comprendre l’incommensurable difficulté de ce travail, qui est le suprême de la typographie moderne. Ce qu’il faut de recherches, d’essais, de tâtonnements, de mélanges de tons, d’épreuves et de contre-épreuves pour atteindre cette perfection de rendu est entièrement inimaginable ; il faut avoir passé soi-même aux presses, avoir lutté contre les mises en train, mélangé la pommade des couleurs et calculé la propriété des marbres et des rouleaux pour être à même de juger des efforts dissimulés dans l’admirable harmonie de ces planches enluminées.

— Ici la reproduction est directement obtenue d’après l’objet d’art, sans l’interprétation auxiliaire du dessinateur, et telle assiette, tel plat qui nous charme par la fidélité, la netteté de son tirage, a demandé plusieurs mois d’étude, de lutte et de désespérance avant d’avoir obtenu ce fini dans l’émail et cette délicatesse dans la décoration.

Bien que la chromotypographie se soit généralisée en ces derniers temps, et alors même que trois ou quatre imprimeurs parisiens fassent de véritables chefs-d’œuvre dans ce genre, il est équitable de reconnaître que la maison Danel possède une manière qui lui est propre et qui consiste à fournir des fac-similés d’objets d’art obtenus par des procédés à elle, lesquels dépassent tout ce que l’on est susceptible de faire ailleurs d’autre façon.

À côté de ces merveilles polychromes, la taille-douce a largement droit de cité dans l’ouvrage du Toqué. Le graveur Cattelain, qui possède la maîtrise de l’eau-forte et du burin, et qui a la prestigieuse facilité d’enlever sur cuivre des portraits sans calque, a fait un grand nombre de planches, reprises à la pointe sèche et qui sont d’une très belle facture indépendante ; il a également retouché, par une habile cuisine du bronze, des photogravures de Dujardin, dans lesquelles il a fait disparaître les teintes grises et neutres et la monotonie du procédé, qui ont si souvent besoin d’être réveillées et asticotées par une main d’artiste.

Un type, ce Cattelain, un original qui mériterait d’être connu et mis en lumière. Sous la Comédie humaine, il a un rôle comme chef de la sûreté, et le vieux collectionneur lui doit, paraît-il, une belle chandelle… qu’il s’est chargé d’allumer aujourd’hui. — Charles Cousin nous raconte cet épisode du second siège où il fut mis si singulièrement en présence du graveur ami d’André Gill. C’est un joli chapitre de ce livre, qui se termine par une charmante nouvelle de Cattelain écrivain, illustrée par le japonisant Félix Régamey avec l’esprit et le talent qu’on lui connaît.

* *

Je pensais, en ébauchant ce chapitre sur les Bibliophiles collectionneurs, pouvoir faire visite à divers cabinets-galeries d’amateurs parisiens, dont le home, les goûts et curiosités valent qu’on les décrive ; mais le vieux collectionneur, avec tous ses racontars et son impitoyable faconde, m’a arrêté en chemin, et j’ai si bien feuilleté son livre aux rutilantes richesses, je me suis si étourdiment laissé prendre aux jeux de physionomie de ce Lorrain mâtiné de Normand, que je n’ai point entendu les heures perdues lourdes s’abîmer du temps ; me voici donc réduit à la portion congrue.

Encore aurai-je laissé une silhouette suffisante de l’Archi-toqué ? — Aurai-je montré ce que ce Gagne de la bibliomanie cache de fêlures, de craquelages et d’agrafes sous l’émail de sa toquade ? C’est peu probable. Il n’est pas un bipède collectionneur qui ne vaille une bonne plaquette biblio-psychographique, car, sous l’ostentation apparente de la folie aimable, on aimerait à découvrir et à mettre en saillie lumineuse bien des particularités enfouies, des passions latentes, des idiosyncrasies étranges ; on se plairait à cataloguer les mille et une singularités de ces cerveaux à rouages complexes, à retirer en un mot la lumière de dessous le boisseau.

Un botaniste a écrit un jour un gros ouvrage sur la Flore de la place Vendôme, un autre a décrit les Parasites du fraisier de Bernardin de Saint-Pierre. La flore et les parasites d’un esprit collectionneur seraient non moins curieux à inventorier, car il y aurait là du touffu et du grouillant à analyser à la loupe et au microscope d’une physiologie philosophique.

Adonc, Toqué, livre-moi ton crâne constellé de protubérances ! Je t’attends, ce crâne étoilé comme un verre ! Je serai ton Lavater sans aucune collaboration de Gall ; je décrirai les infiniments petits passionnels et donnerai un appendice à ton bouquin princier sous ce titre : La Cousinière d’un vieux collectionneur, par un Vice-Président de la Société des Amis des livres.

OCTAVE UZANNE (*)


(*) Article publié par Octave Uzanne dans la revue LE LIVRE du 10 janvier 1888 (bibliographie moderne). Ce texte explore la figure du bibliophile-collectionneur, dévoilant comment l’amour des livres mène souvent à une passion élargie pour les objets d’art. Le bibliophile, d’abord absorbé par le livre en tant qu’objet textuel, se métamorphose progressivement en accumulateur polymaniaque de reliures, estampes, faïences, autographes et bibelots divers, chaque trouvaille nourrissant son désir d’un décor artistique total autour de sa bibliothèque. L’auteur retrace brièvement l’histoire de ces iconobibliophiles célèbres (Mazarin, La Vallière, les Goncourt, etc.) et décrit avec verve l’exemple emblématique de Charles Cousin, surnommé le « Toqué », possesseur d’un grenier-musée débordant de merveilles, auquel est consacré un ouvrage luxueux : Les Racontars illustrés d’un vieux collectionneur. À travers la présentation de ce livre fastueux et de son auteur extravagant, l’article dresse le portrait vivant d’une caste d’amateurs passionnés dont les collections, dispersées ou exhibées, reflètent une pantagruélique soif de possession, de savoir et de prestige.​ Le texte, empreint d’humour, de références érudites et d’un goût manifeste pour la flamboyance lexicale, constitue une véritable « physiologie » ironique du bibliophile-collectionneur. Sous la célébration de l’art et de la rareté affleure une critique amusée de la folie accumulatrice, montrée comme une passion dévorante, jamais rassasiée, où la quête de l’objet unique frôle l’obsession narcissique. Le portrait du « Toqué » incarne cette dialectique entre grande culture et déraison : générosité joviale et vanité s’y confondent dans un même élan euphorique. Le texte offre aussi une réflexion sur la modernité du goût : luxe de l’édition, prouesses techniques de la chromotypographie, marchandisation croissante des objets de savoir. Enfin, l’auteur souligne l’enjeu historique des collections privées : elles constituent des jalons pour l’étude de l’art et de la littérature, tout en révélant les « fêlures » psychologiques d’individus qui, derrière la mise en scène de leur passion, cherchent peut-être à retenir ce qui passe — traces matérielles d’un imaginaire en perpétuelle extension.


Publié le mercredi 29 octobre 2025

par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

vendredi 24 octobre 2025

Hommes et Choses | Pléthores de livres | Article publié dans La Dépêche du 9 février 1931. " [...] La confusion règne dans Bibliopolis. On y sent l’anarchie, aussi bien chez les auteurs que chez les fabricants et intermédiaires. [...]"

Hommes et Choses


Pléthores de livres

Voltaire, qui estimait que ses contemporains parlaient et, déjà, écrivaient surabondamment, nommait cette épidémie sévissant autour de lui la logodiarrhée. Cependant, le mal de discourir et d’écrire commençait à peine. Les auteurs d’ouvrages intellectuels pouvaient alors se compter, se distinguer aisément et notre vieille librairie ignorait naguère assurément les soucis d’une surproduction portée à des limites de folie d’impression interdisant toute possibilité de s’y reconnaître.

Le monde littéraire avait ses limites, on pourrait même dire ses frontières, surveillées et quelque peu défendues. Des censeurs bénévoles, très souvent bons confrères, semblaient exercer un contrôle utile, et la gent lettrée progressait lentement, sans pulluler. Les éditeurs, qui se donnaient puissance d’ubiquité et fantaisie d’anonymat en indiquant, comme lieux d’origine de leurs livres, Amsterdam ou La Haye, Londres ou Hambourg, Paphos ou Lampsaque, trouvaient des formules telles que Chez les libraires associés ou aux Galeries du Palais, dissimulant le plus fréquemment leur personnalité sous des noms d’emprunt assez difficiles à reconstituer aujourd’hui.

Quelles métamorphoses depuis lors !
La logodiarrhée, si drôlement dénoncée par l’auteur de la Henriade, est devenue, pour le moins, une graphodysenterie infectieuse, dont la contagiosité est d’une inquiétante virulence et menace de submerger l’entendement humain des érudits. Le monde entier en est infecté. Le mal semble prendre chaque jour une extension plus affolante et plus contraire au bon équilibre de l’intellectualité des civilisés.

L’empire germanique dépasse, de plus d’un tiers, la surproduction livresque qu’il nous faut déplorer en France. L’Angleterre, les pays scandinaves et même les balkaniques font gémir les presses à plein rendement. L’Italie, qui prétend affirmer sa force intellectuelle, en cette heure de renaissance qui la pousse à une fière mégalomanie ostentatoire, paraît également multiplier ses efforts pour tenir un rang de premier plan dans les écrits de ce temps. L’Espagne, même, affecte une crânerie dans ce concours de surabondante littérature où les œuvres de fiction, les romans plus que tout, attirent principalement les faveurs d’un public moyen, peu difficile sur le choix à faire.

On pourrait croire que les États-Unis d’Amérique offriraient à notre enquête rapide un consolant ralentissement dans cette course démente vers les records de volumes écrits, composés, imprimés, brochés, édités et lancés par les bibliopoles de tous les pays de l’univers. Je viens de perdre cette illusion. Les Yanks ne renoncent jamais, par principe, à n’être pas, dans quelque branche d’industrie que ce soit, à la tête des statistiques de production les plus effarantes. Sa vanité y est engagée.

Il nous est donc affirmé, par documents authentiques et précis, qu’aux États-Unis la librairie témoigne d’une puissance de création et de débit à nulle autre pareille et qu’elle vient à la suite des affaires d’automobiles formidablement prospères sur le continent des businessmen.

En 1919, nous est-il prouvé, on avait fait paraître dans les États confédérés 252 millions de volumes. Dix ans plus tard, en 1929, ce chiffre était plus que doublé. Il circule, en outre, chaque jour, dans le nouveau monde, 45 millions de journaux quotidiens ; les revues mensuelles ou de quinzaine atteignent, chaque année, 130 millions d’exemplaires, et la valeur totale de toute cette production était, il y a deux ans, de 2.750 millions de dollars. Nul doute qu’à l’heure présente les trois milliards de dollars ne soient dépassés.

Que de papier noirci pour amuser un instant de vieux grands enfants d’une mentalité médiocre et assez peu curieux de chercher et apprécier dans ces feuilles imprimées des talents d’écrivains supérieurs à la banale moyenne des gens de métier qui travaillent en tâcherons.

Devant tous ces chiffres, les vieux bonhommes de lettres, tels que je le fus et le reste encore, demeurent vraiment confondus. Cette consternante cohue d’écrivains improvisés, sans méthode ni souci de faire œuvre de style ou d’art, tout ce monde de faiseurs de livres sans idéal, dépourvus de toute religion littéraire et ne pensant qu’aux possibilités lucratives de leur facile besogne bâclée au petit bonheur, ouvre sur l’avenir des horizons bien lamentablement gris, bas et désertiques.

Où va le livre ? Vers quelles destinées plus ou moins décadentes, ce sûr ami qu’on a tant aimé à travers les âges et qui fut, comme disait Montaigne, le meilleur compagnon en cet humain voyage, est-il conduit pour devenir un produit vulgaire, sans importance, et ne possédant bientôt plus cette dignité, ce caractère respectable et de solide considération qui mettait en nous, bibliophiles éclairés et fervents, quelque chose de mystique et de sacré.

En tout cas, la confusion règne dans Bibliopolis. On y sent l’anarchie, aussi bien chez les auteurs que chez les fabricants et intermédiaires. Il n’existe plus de foi ardente ni de désir de se surpasser. Les créateurs sont aujourd’hui sans chefs, sans écoles auxquelles se rattacher. On ne découvre même plus en eux cette superbe dans la façon de s’attribuer une supériorité d’être un « homme de lettres » et d’appartenir à un monde spécial dont l’estime, sinon l’admiration, constituait une récompense plus appréciable que celle de l’argent acquis.

Sans doute, la République des Lettres est-elle à la veille de devenir méconnaissable. Les écrivains-omnibus de toutes classes sociales, d’éducations les plus diverses, de formations intellectuelles les plus distantes afflueront venant de tous les milieux, décidés à tenter la chance de publier (à leurs frais le plus souvent) des œuvres vides de toute substance appréciable, de toute valeur originale et pensées élevées.

Dédaigneux du critique et de jugements recommandables, ils feront de plus en plus une publicité d’un cynisme scandaleux pour violenter la renommée qui doit assurer leur vente et leur permettre une entreprise de bon rendement. Ils y réussissent quelquefois, sans toujours recueillir le mépris qui leur serait dû dans l’opinion du monde où l’on imprime.

J’estime que, sous sa forme traditionnelle, le livre d’impression, de physionomie et de présentation multiple tel que nous l’avons connu et le voyons encore paraître, évolue vers son terme final. Il ne répond plus guère à nos mœurs, à notre existence actuelle qui nous laisse si peu de loisirs pour la lecture, aux progrès cinématiques, radiophoniques et autres qui ont si totalement modifié notre existence. Il est condamné à céder la place à quelque appareil nouveau qui nous distraira d’autre façon par l’ouïe ou la vue, sans solliciter le moindre appel fait à notre cerveau, si déshabitué de penser qu’il devient hostile à tout être ou à toute œuvre qui l’incitent à un effort de cogitation.

Nous entrerons alors dans des temps plus conformes à notre agitation forcenée. Le bouquin nous réclame une noble activité de notre sensorium en même temps qu’il nécessite une passagère passivité physique. Cela suffirait à le condamner, par ce fait que notre heure est avide de bruit, de mouvement continu, d’attractions sensuelles, de vitesses à outrance et de sociabilité fiévreuse. La lecture minutieuse, attentive, profitable, celle qu’on assimile et qui féconde notre personne psychique nous porte à une immobilité relative, à un certain état d’isolement, au silence nécessaire.

Il y a là de quoi affoler les neurasthéniques de ce temps qui se piquent à la morphine ou à l’héroïne aussitôt qu’ils se sentent en solitude et, sous l’emprise d’un mutisme ambiant, aboutissant à l’insidieux ennui. Cet ennui est l’ennemi le plus cruel pour les êtres accoutumés aux rythmes ultra-rapides des supercivilisés de ce siècle. Curieux siècle, plus brillant et bruyant qu’heureux, et d’où la vie intérieure semble avoir disparu pour le malheur des hommes désaxés de la voie naturelle.

Octave UZANNE. (*)


(*) Article publié dans La Dépêche du 9 février 1931. Octave Uzanne n’avait rien fait paraître dans le journal depuis le début de l’année. Âgé de quatre-vingts ans et très affaibli, il ne disposait sans doute plus du loisir nécessaire pour rédiger ses chroniques régulières. Dans ce texte, empreint de son ironie coutumière et de son élégance mélancolique, Uzanne déplore la surproduction de livres et la décadence de la littérature moderne. S’appuyant sur une boutade de Voltaire — qui appelait « logodiarrhée » le besoin irrépressible de parler et d’écrire —, il décrit l’évolution de ce mal, devenu selon lui une véritable « graphodysenterie infectieuse », épidémie mondiale d’écriture vide de sens. Tous les pays industrialisés — Allemagne, Angleterre, Italie, Espagne, États-Unis — participent, observe-t-il, à cette frénésie de production. Il cite des chiffres vertigineux : centaines de millions de volumes imprimés, journaux quotidiens par dizaines de millions, revues et livres lancés comme des produits de consommation. L’industrie du livre rivalise désormais avec celle de l’automobile. Uzanne y voit le symptôme d’une époque obsédée par la vitesse, le rendement et le profit, où le livre n’est plus œuvre de l’esprit mais marchandise publicitaire. Il raille les « faiseurs de livres sans idéal » et les éditeurs réduits à la réclame tapageuse. La République des Lettres, jadis hiérarchisée et respectueuse de l’effort intellectuel, s’est muée en une Bibliopolis anarchique où chacun s’improvise auteur. Prophétique, Uzanne annonce la fin du livre imprimé traditionnel : la lecture, exigeant attention et silence, n’a plus sa place dans une société dominée par le bruit, la vitesse et les distractions mécaniques — cinéma, radio et bientôt d’autres appareils. L’homme moderne, devenu incapable de concentration, rejette tout effort de pensée et toute solitude féconde. Le livre, « compagnon de l’humain voyage » selon Montaigne, cède la place à des divertissements immédiats, adaptés à une humanité neurasthénique, agitée et superficielle. Le texte s’achève sur une méditation amère : Uzanne constate la disparition de la vie intérieure au profit d’une agitation vaine. Ce « siècle curieux, plus brillant et bruyant qu’heureux » n’a plus la sérénité contemplative nécessaire à la vraie lecture. Dans cette chronique ultime, il livre une critique morale et esthétique d’une civilisation qui, en substituant le bruit, la vitesse et la publicité à la méditation silencieuse, renonce à l’intériorité et à la culture de l’esprit. Avec une lucidité quasi prophétique, il annonce l’ère des masses distraites et des médias de consommation, tout en érigeant le livre en ultime refuge du sacré intellectuel et du dialogue intime entre l’homme et l’idée.


Article mis en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le vendredi 24 octobre 2025 pour www.octaveuzanne.com


mardi 14 octobre 2025

Hommes et Choses | Les Climats de la Pensée | Article publié dans La Dépêche du jeudi 22 août 1929 : "Je crois fermement aux climats de la pensée. Il me semble assuré que les foyers les plus radio-actifs pour exciter, actionner et alimenter notre moteur spirituel et augmenter son rendement sont ceux qui sont les plus chargés d’effluves électriques, les moins sereins d’apparence et, en conséquence, les mieux appropriés à nos besoins de conception, de germination et de procréation d’œuvres, d’un enfantement parfois long et anxieux."

Hommes et Choses

Les Climats de la Pensée


Illustration par Paul Avril pour le chapitre intitulé
La Campagne dans Le Miroir du Monde
publié par Octave Uzanne en 1888
(soit 41 ans auparavant)


Travaille-t-on avec une égale ardeur à la ville que dans la quiétude absolue d’une ambiance champêtre ? Les œuvres conçues et mises au jour en pleine nature sont-elles douées d’une qualité de pensée, d’une clarté de perception ou d’une profondeur de jugement vraiment supérieures aux écrits élaborés dans l’agitation constante des studios urbains ?

Il paraît que c’est un sujet d’enquête tout à fait à l’ordre du jour.

J’en reçois le témoignage par une lettre que m’adressent certains jeunes écrivains qui, dans un patelin isolé parmi les pinèdes landaises, constatent leur impuissance à accomplir les travaux qu’ils s’étaient si bien promis de porter à la perfection et à leur terme final au cours de leur villégiature au milieu des sables agrémentés de bruyères, d’ajoncs, de fougères, de genêts et de pins maritimes, d’une altière monotonie, accentuée de la solennité du silence.

Ces esthètes, poètes et romanciers, accoutumés déjà aux séduisantes spéculations de l’esprit et aux possibilités d’entraîner à une action déterminée la sœur musarde et languide, la rêverie, ont longuement et vainement, m’expliquent-ils, disserté sur la question des climats les plus favorables à la pensée agissante et combative. La singulière idée de me prendre pour arbitre de leurs argumentations contraires leur est venue en raison de ce qu’ils nomment mon expérience des hommes.

Je consens volontiers à ratiociner sur un sujet qui, par hasard, est de pleine actualité, en raison des perturbations d’habitudes qu’apporte aujourd’hui dans toutes les classes sociales cette vie hors de chez soi, devenue une loi d’urgence entre juillet et la fin septembre et plus particulièrement en août.

De toutes les épreuves qui menacent les hommes, observait récemment un chroniqueur philosophe, les vacances sont une des plus redoutables. Il en développait la thèse avec une subtile ingéniosité et démontrait le rôle, si souvent nocif, à maints points de vue, de cette solution de continuité, véritable hiatus conventionnel, dans l’ordonnance de nos travaux, de nos efforts et de la puissance résidant dans la continuité.

Mais, sans vouloir sortir des appréciations et arbitrations qui me sont demandées, je rechercherai, sans différer, la climatologie de l’intelligence portée à son maximum d’activité, c’est-à-dire à certain ensemble de circonstances particulières à un milieu dégageant une électro-énergie stimulatrice de notre foyer cérébral et psychique.

Chaque être, indiscutablement, est de tempérament exceptionnel ; il est rare qu’on subisse également les influences des régions d’habitat. Il n’est pas de vérités absolues, mais plutôt relatives. Les forces volontaires, chez certains individus, échappent aux pressions prédominantes des atmosphères ambiantes susceptibles de s’inscrire sur notre barométrographe de sensibilité intellective. Mais il est des règles assez constantes, pour une moyenne d’humanité pensante. Par les seules remarques faites sur cette moyenne d’individualités, on peut et doit porter un jugement.

Je crois fermement aux climats de la pensée. Il me semble assuré que les foyers les plus radio-actifs pour exciter, actionner et alimenter notre moteur spirituel et augmenter son rendement sont ceux qui sont les plus chargés d’effluves électriques, les moins sereins d’apparence et, en conséquence, les mieux appropriés à nos besoins de conception, de germination et de procréation d’œuvres, d’un enfantement parfois long et anxieux.

Dans les zones des capitales et des grandes cités, il existe, à l’état permanent, un courant d’action continu, un potentiel de forces agissantes, une puissance de vie renouvelée sans cesse, car la vie refait de la vie, une distribution d’énergie si considérable que les désœuvrés, les flegmatiques, les somnolents les plus déterminés à la paresse se trouvent entraînés à multiplier leurs occupations ou leurs plaisirs à ce point que le véritable farniente, le lazzaronisme torpide est interdit à l’ensemble de la population et presque à l’individu.

Notre éducation lettrée nous enseigne que Horace à Tibur, Jean-Jacques Rousseau à Montmorency, Montesquieu au château de la Brède, Voltaire à Fernay, aux Délices ou à Mon Repos, Buffon à Montbard, George Sand à Nohant, Zola à Médan, et combien d’autres écrivains ayant célébré leurs demeures campagnardes avaient trouvé dans la béatitude champêtre les conditions de production indispensables au développement de leur génie.

Ce serait une erreur d’admettre ces exemples comme des preuves positives des ressources intellectuelles qui se peuvent découvrir dans les solitudes rurales car, aussi bien les poètes de l’antiquité romaine que les maîtres littérateurs de notre époque contemporaine étaient loin de vivre en ermites dans leurs gentilhommières. On y menait le plus souvent grand train et l’animation intellectuelle y était pour le moins aussi grande qu’à la ville.

De plus, ces grands pondeurs de proses ou de vers s’étaient créé chez eux un milieu stable, artificiel qui les reliait pour ainsi dire au mouvement urbain par les visites fréquentes et cette fièvre d’écriture épistolaire qui fécondait l’intelligence par les échanges d’idées avec ceux de la ville et des faubourgs. Mme de Sévigné nous témoigne mieux que personne, dans ses lettres, à quel point cette vie factice, par ses grands commerces de ballades et de curieuses anecdotes, pouvait reconstituer une existence très représentative de la société polie aux siècles derniers, du dix-septième au dix-neuvième.

Il n’en est pas de même dans les thébaïdes d’occasion choisies par la plupart de nos confrères de lettres pour y enclore, au cours de leur exil de la grande ville, une existence consacrée au travail intellectuel. Avec une illusion touchante et qu’aucune expérience précédente n’a pu détruire, ils emportent avec eux nombre de livres qu’ils n’eurent pas le loisir de lire pendant l’hiver. Ils s’encombrent de manuscrits ébauchés, de documents, de notes, de lettres à répondre, de tous les papiers, en un mot, susceptibles de leur faciliter un travail obstiné, dans la région bocagère de leur choix.

À peu près seuls, ils se sont juré de pondre et de pondre sans fin, au milieu du calme absolu, à peine troublé par le chant éperdu des coqs. Que d’espoirs n’ont-ils pas fondés sur cette diète de toute vie sociale, vouée uniquement à l’auto-culture de leur imagination et à la mise en œuvre de productions trop longtemps différées au milieu des obligations multiples qui les assaillaient au domicile habituel.

Hélas ! il faut s’en convaincre, la campagne ne donne rien de ce qu’on en attendait. Une somnolence devant le papier blanc, une flemme accusée par des bâillements fréquents, des sorties exaspérées sur les routes, des causeries attardées avec les indigènes rencontrés, un abîme de détresse morale, le renoncement progressif à l’effort d’assembler des idées, de les discipliner au gré de ses désirs et de les revêtir d’une beauté stylisée originale et personnelle.

Mes jeunes correspondants, échoués dans ce nirvana des Landes, qui les rend à la suprême sagesse bouddhique aboutissant à une sorte de néantisme accepté, aperçoivent déjà mon jugement. C’est la reconnaissance de l’impossibilité d’œuvrer en période de vacances, car le propre des vacances est le repos et la nécessité de mettre son sensorium en jachère. Jamais, d’ailleurs, la vie ne semble plus fugitive que lorsqu’elle est vide. C’est le temps des récréations futiles, des gamineries et distractions de collégiens dans le préau du « bahut ». Le mieux est de s’en rendre compte et de faire sa cure de relâchement, afin de reprendre haleine, de souffler comme à une halte indispensable.

Le meilleur climat de la pensée n’est pas aux champs. La nature peut inviter aux méditations élevées et aux spéculations philosophiques, mais elle n’est pas instigatrice de productions littéraires proprement dites. Fictions romanesques, fantaisies poétiques, mensonges de l’art d’écrire, elle révèle nettement la superfétation de ces jeux de l’intelligence. Devant la sérénité de ses visages qu’elle ne saurait farder, nous sentons qu’elle enseigne surtout les supérieures vérités qui consistent à vivre dans l’harmonie de ses lois et qu’elle repousse toutes les grimaces, contorsions et maniérismes de la littérature qui ne saurait la comprendre qu’en la travestissant.

Octave Uzanne (*)


(*) Publié dans La Dépêche du jeudi 22 août 1929, alors qu’il a soixante-dix-huit ans, Octave Uzanne signe sous la rubrique Hommes et Choses un essai intitulé Les Climats de la Pensée, méditation tardive, lucide et élégante sur les conditions de la création intellectuelle. Partant d’une question provocante — « Travaille-t-on avec une égale ardeur à la ville que dans la quiétude absolue d’une ambiance champêtre ? » — Uzanne confronte le mythe de la retraite inspiratrice à l’expérience vécue : celle de jeunes écrivains réfugiés dans les Landes, qui, dans le silence et la monotonie des pins, avouent leur impuissance à écrire. Loin d’y trouver la fécondité espérée, ils y éprouvent la torpeur, la langueur, la paralysie de l’esprit. Cette constatation fournit à Uzanne le point de départ d’une réflexion plus vaste sur ce qu’il appelle la « climatologie de l’intelligence » : les lieux et les ambiances qui favorisent ou inhibent l’activité créatrice. Pour lui, la pensée, pour être vive et féconde, a besoin de continuité, de tension, d’une stimulation constante : un « courant d’action », une « électro-énergie » qui entretient la flamme intellectuelle. Or, dit-il, les vacances, cette « solution de continuité » dans la vie de travail, sont l’une des épreuves les plus redoutables pour l’homme moderne, car elles rompent le rythme de l’effort et dissolvent la puissance de la concentration. La nature, en apparence apaisante, agit en réalité comme un dissolvant : elle disperse les forces vives, endort la volonté et neutralise l’intelligence. La ville, au contraire, demeure le lieu d’une énergie circulante, d’une vie électrique et fébrile qui alimente la pensée et la création. Dans les capitales et les grandes cités, explique Uzanne, règne « à l’état permanent un courant d’action continu », une sorte de rayonnement vital où « la vie refait de la vie ». C’est là, dans ce tumulte et cette agitation, que les esprits se frottent, se stimulent, se fécondent. Il oppose à ce dynamisme urbain la torpeur des exils campagnards, où les écrivains croient retrouver l’inspiration des anciens : Rousseau à Montmorency, Voltaire à Ferney, George Sand à Nohant, Zola à Médan… Mais Uzanne souligne que ces retraites n’étaient pas de véritables solitudes : on y menait grand train, on y recevait, on y correspondait sans cesse ; ces foyers de travail demeuraient en contact vivant avec le monde des idées et des lettres. Ce n’est donc pas la nature qui a inspiré ces maîtres, mais la continuité de la vie intellectuelle qu’ils avaient su recréer autour d’eux. Par contraste, les jeunes romanciers modernes qui s’exilent pour écrire dans un « patelin isolé parmi les pinèdes landaises » s’y engloutissent dans l’ennui. Ils rêvent d’un labeur fécond, emportent manuscrits, notes et livres, mais finissent par céder à la somnolence, à la flemme, aux discussions creuses et aux promenades sans objet. De l’élan initial ne subsiste qu’une mélancolie vague et un sentiment d’impuissance. Uzanne y voit une forme de « nirvana des Landes », un néantisme bouddhique où l’esprit, privé de stimulation, s’éteint doucement. À travers cette observation, Uzanne développe une philosophie implicite de la pensée : celle-ci ne naît pas du repos, mais du mouvement ; elle exige la contrainte, la tension, la friction des volontés et des idées. La ville, avec ses « effluves électriques » et sa fièvre, produit les conditions d’un rendement supérieur de l’intelligence ; la campagne, avec son silence et son immobilité, offre tout au plus un relâchement nécessaire, une halte, mais jamais un climat de production. Les vacances, écrit-il, devraient être comprises comme une jachère du « sensorium », un moment de repos avant la reprise du travail, non comme un état fécond en lui-même. La nature enseigne l’harmonie et la sérénité, mais repousse les « grimaces, contorsions et maniérismes » de la littérature : elle incite à vivre, non à créer. Ce texte, rédigé à la fin de la vie d’Octave Uzanne, a la valeur d’un testament intellectuel. Il traduit la vision d’un homme issu du XIXᵉ siècle, témoin d’un monde de lettrés urbains, de correspondances, de salons et de journaux, qui observe avec scepticisme le culte moderne de la retraite bucolique. Le ton, à la fois ironique, élégiaque et plein d’expérience, révèle un esprit encore vif, conscient du déclin de son époque. Sa prose demeure foisonnante, imagée, nourrie de métaphores électriques et physiologiques qui empruntent leur vocabulaire à la science contemporaine : Uzanne parle de « foyers radio-actifs », de « climat de la pensée », de « courant d’action continu ». Ces expressions traduisent un vitalisme intellectuel où la pensée est conçue comme une forme d’énergie, exigeant circulation, échange, friction. Sous l’élégance du style et la fantaisie de la démonstration, on sent poindre la mélancolie d’un vieil esthète pour qui la ville — Paris, surtout — reste la patrie de l’intelligence et de la conversation. Les Climats de la Pensée est ainsi à la fois un essai esthétique, une réflexion philosophique sur la discipline du travail et un autoportrait : celui d’un lettré vieillissant qui se sait condamné à la solitude, mais qui continue de célébrer la fécondité de la vie urbaine. Uzanne y oppose la chaleur nerveuse du monde civilisé à la froideur immobile de la nature ; il y défend la continuité du travail contre la dispersion, la tension de l’esprit contre la passivité du rêve. La nature apaise, la ville inspire. L’agitation urbaine, plus que le calme des champs, demeure pour lui — jusque dans la vieillesse — le véritable climat de la pensée

En septembre 2013 nous avions mis en ligne le texte intitulé La Campagne publié en 1888 dans l'ouvrage Le Miroir du Monde. Il est intéressant de comparer ces deux textes à la portée similaire. La comparaison entre La Campagne (1888) et Les Climats de la Pensée (1929) d’Octave Uzanne révèle une remarquable continuité de pensée et, en même temps, une évolution de ton : entre le jeune esthète de 37  ans et le vieil observateur de 78 ans, la vision du monde s’est approfondie, affinée, désenchantée — mais elle demeure fondamentalement cohérente. Dès 1888, dans La Campagne, Uzanne affirme que la nature apaise le corps mais endort l’esprit, qu’elle purifie sans féconder. La vie des champs, écrit-il, « nous assainit le corps, nous vivifie le sang et nous purifie l’esprit », mais elle « absorbe et dévore les idées » : l’habitude rurale « animalise » et « rouille » l’intelligence. Trente ans plus tard, dans Les Climats de la Pensée, il reprend presque mot pour mot cette conviction : la campagne « ne donne rien de ce qu’on en attendait » ; elle engendre somnolence, inertie et vide. Dans les deux textes, la ville est le véritable foyer de la pensée : un milieu électrisé, fécond, nerveux, où « la vie refait de la vie ». Uzanne reste fidèle à une philosophie du mouvement : la pensée se nourrit de tension, de frottement, de lutte. Le bonheur et la paix — qu’incarne la campagne — sont dangereux, car ils dissolvent le génie dans le bien-être. La ville, à l’inverse, offre la friction des idées, le tumulte des passions, la promesse d’un progrès intérieur. C’est le lieu de la fécondité intellectuelle, là où la souffrance et l’agitation deviennent des forces créatrices. Dans les deux essais, Uzanne oppose ainsi le repos qui avilit à l’effort qui élève, la nature qui endort à la civilisation qui stimule. Il reste aussi profondément moraliste et psychologue : il observe l’homme dans son milieu, dissèque ses illusions, met en garde contre les mirages du bonheur tranquille. Derrière ses descriptions de paysages et de climats, se cache toujours une réflexion sur la condition humaine : l’équilibre entre action et contemplation, entre vie nerveuse et sérénité. Mais entre 1888 et 1929, le regard change de nature. En 1888, Uzanne parle encore en esthète conquérant, fasciné par la beauté du monde sensible. La Campagne fourmille d’images, de sensualité, de chaleur solaire, de références antiques et mythologiques (le Soleil divin, Pan, Apollon, Horace). Il célèbre la splendeur de la nature tout en s’en méfiant : la campagne est un grand poème dangereux, une tentation paresseuse. Il s’y exprime avec l’abondance d’un homme en pleine maturité, nourri d’humanisme et de classicisme. En 1929, le ton a changé. Les Climats de la Pensée n’est plus lyrique mais analytique, presque scientifique. Le vocabulaire de l’énergie et de l’électricité — « électro-énergie stimulatrice », « foyers radio-actifs », « climatologie de l’intelligence » — remplace les métaphores solaires et mythologiques d’autrefois. La rhétorique vitaliste de l’époque a remplacé l’imaginaire païen. Uzanne raisonne en moraliste vieillissant, observateur du monde moderne, qui a vu naître le culte des vacances et le déclin des lettres. Il y a moins de volupté et plus d’ironie. Là où l’écrivain de 1888 jugeait la campagne dangereuse pour l’esprit, celui de 1929 y voit désormais une menace d’extinction de la pensée : un « nirvana des Landes », un « néantisme bouddhique ». Ce glissement reflète l’évolution de son époque autant que la sienne : la France de 1929 n’est plus celle de la IIIᵉ République triomphante mais celle du désenchantement d’après-guerre. Uzanne, vieillissant, a troqué le soleil de Pan contre la froide lumière de l’électricité. En 1888, Uzanne, encore actif et curieux, prône un équilibre : « On peut vivre à la ville et mourir à la campagne », écrit-il en conclusion — formule magnifique qui résume sa pensée du juste milieu. En 1929, le vieil écrivain ne croit plus guère à cet équilibre : il choisit la ville, la pensée, le mouvement, le tumulte. La campagne n’est plus la fin apaisée de la vie, mais le symbole de l’abdication intellectuelle. D’un texte à l’autre, on passe donc de l’hédonisme éclairé d’un esthète à la sagesse désabusée d’un moraliste. Mais le fond demeure identique : Uzanne a toujours conçu la pensée comme un organisme vivant qui dépérit sans stimulation, et la nature comme une puissance de dissolution. Sa foi en la civilisation, en la conversation, en la vie intellectuelle reste entière — c’est la marque de son appartenance à la lignée des hommes du XIXᵉ siècle, urbains, lettrés, persuadés que la culture humaine vaut mieux que la nature brute. Entre La Campagne (1888) et Les Climats de la Pensée (1929), Octave Uzanne développe la même idée sous deux formes différentes : la nature apaise mais stérilise, la ville agite mais féconde. En 1888, il célèbre encore la beauté solaire des champs avant de rappeler qu’elle engourdit l’intelligence ; en 1929, il ne voit plus qu’un « nirvana des Landes » où la pensée se dissout. Ces deux textes, séparés par quarante ans, tracent le portrait d’un homme resté fidèle à lui-même : un esthète urbain, méfiant envers la rusticité, convaincu que la vie intellectuelle n’a de climat favorable que dans la tension, la lutte et le mouvement. De la lumière du soleil à la lueur électrique, Uzanne n’a jamais cessé de chercher le foyer où brûle le feu de l’esprit — et ce foyer, pour lui, fut toujours la ville.

Lien direct vers l'article intitulé La Campagne publié dans Le Miroir du Monde en 1888.

Publié le mardi 14 octobre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

lundi 6 octobre 2025

Oscar Wilde (Souvenirs), article par Octave Uzanne, publié dans la Dépêche du vendredi 18 décembre 1925. "Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise [...]"


Hommes et Choses

Oscar Wilde (Souvenirs)

Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise qui admet tous les désordres, pourvu qu’ils demeurent dans l’ombre. Jamais son génie ne s’était érigé aussi haut que dans son étroite geôle où il ébaucha sa Ballade et, peu après, son De Profundis. Sur cette lyre humaine qui possède tant de cordes frêles et fragiles, il avait fait vibrer dans sa profonde détresse les plus nobles et les plus frémissantes expressions d’une âme miséricordieuse, épanouie dans la douleur.

Ce triomphateur de la veille, qui avait connu tous les succès sociaux, bu à toutes les coupes de la vanité, de la gloire mondaine et des plaisirs sensuels, s’était résolu à la plus sublime humilité. Tombé au plus bas fond de l’abîme où sa capricieuse témérité l’avait précipité, il se résuma en un évangile de résignation, de mortification, de mansuétude, de soumission à sa destinée, qui mériterait de demeurer un consolant bréviaire pour tous ceux que la vie dépouilla des biens de la fortune, de la considération publique, ainsi que des privilèges réservés aux élus de la célébrité qu’enveloppent une auréole de gloire.

La jeunesse littéraire contemporaine vient de commémorer actuellement cet anniversaire de la mort d’Oscar Wilde qui, au cours d’une matinée froide de décembre 1900, fut conduit vers un lointain cimetière parisien par quelques rares amis. Seuls, ces fidèles savaient que le défunt, alors connu sous le nom de Sébastien Melmoth, était l’auteur naguère adulé du Crime de lord Arthur Savile, du Portrait de Dorian Gray et de L’Éventail de Lady Windermere.

Pauvre Wilde ! Je ne puis détacher de ma mémoire l’étrange souvenir de son apparition, certaine nuit du printemps de 1889, alors qu’au sortir d’un dîner à l’ambassade d’Angleterre, où lord Lytton m’avait présenté l’étonnante Ranee de Sarawak en Bornéo, nous étions allés chez la princesse Alice de Monaco terminer la soirée, en compagnie de Hugues Le Roux, récemment disparu, et qui était alors un mondain déterminé et un sportsman émérite.

Vers minuit, je vis apparaître dans un bruit de rires, parmi des cris de surprise et d’exclamations variées, un grand garçon impulsif, essoufflé, irradié de gaieté, prodigue de gestes et d’empressés propos madrigalesques et drolatiques, qui, porteur d’une couronne de violettes enrubannées, s’agenouillait comiquement, à la façon des pages de légendes, aux pieds de la princesse Alice. Il lui récitait aussitôt, d’une voix d’enfant amusé, un compliment versifié, d’une puérilité mirlitonesque, indéniablement cherchée et réalisée à perfection.

Vêtu avec une recherche d’élégance up to date par le roi des tailors londoniens, l’illustre Poole, tout était précieux en ses attitudes rythmées, ses récitatifs stylisés, son maniérisme théâtral. Il semblait avoir conscience de jouer les Mascarilles dernier cri chez les Cathos et Madelon de ce temps. Son masque corinthien, quoique grassement modelé, tout de béatitude enjouée, s’y prêtait à ravir.

Il attisait ma curiosité sur sa personne et je m’ébaudissais vraiment de ses extravagants batifolages et jeux d’esprit où je sentais un supérieur dédain de son public mondain. Mais, en même temps, ses démonstrations d’excessif snobisme, ses petits cris spasmodiques à la façon de Jean Lorrain m’horripilaient prodigieusement.

Je devais rencontrer et fréquenter accidentellement par la suite ce poète, hier encore fellow d’Oxford, et apprécier sa rare culture, sa verve de Chamfort irlandais, prompt aux paradoxes subtils et déconcertants, tout en goûtant son esprit qui découvrait toute l’ironie des choses sérieuses et la puissance de vis comica, la richesse de ridicule que recélaient les hommes importants confits dans la dignité rigide de leurs rôles sociaux.

En tête à tête, Wilde se métamorphosait. Il mettait une sourdine à son éclatante virtuosité vocale. Son clownisme intellectuel s’alanguissait pour faire place au visionnaire aigu, à l’amoraliste suprêmement original. Il se plaisait à étonner son interlocuteur, mais en connaissance du caractère qu’il lui avait reconnu et choisissant le terrain sur lequel il devait évoluer pour provoquer son admiration par ses traits satiriques et la rare habileté de sa science de conversationniste incomparable. Comme le peintre Whistler, son défaut était de gâter par un rire strident et anticipé la drôlerie des idées qu’il allait exprimer.

Je l’entends encore un certain jour, après un déjeuner au Café Royal, dans Regent-Street, m’exprimer ses conceptions sur le pur gentleman anglais, au sujet duquel je venais de lui exprimer une opinion favorable. Ce fils de la Verte Erin, plutôt anglophobe, s’érigea négateur de mes croyances.

— « L’Anglais ! mais, mon ami, c’est un mythe, une fiction, une vaine apparence. L’Anglais en soi n’existe pas. Il est inconsistant, imaginaire, conjectural et illusoire. Il n’existe que par auto-suggestion ; c’est un spectre vide de corps et d’esprit, sauf l’alcool qu’il emmagasine.

Ne vous fiez pas à ses apparences d’être humain. Il ne contient certes aucune humanité supérieure. Je vis parmi eux, comme je vivrais au milieu des ombres ; mais je sais, je sens, je suis sûr qu’ils sont inexistants, absolument apparents et qu’il ne faut rien miser sur ces apparences individuelles. Si vous croyez le contraire, vous ne tarderez pas à vous apercevoir de votre erreur.
L’Anglais est un mythe imposant. Tout ce qu’il ose revendiquer comme action de valeur ne lui appartient pas. Ce sont des Irlandais et des Écossais ou des enfants des Dominions qui l’ont accompli. Le pur Anglais est un corps astral et fantomatique, mais il en impose à la crédulité mondiale. »

Son hilarité était bruyante en développant son paradoxe, mais on le sentait sincère, ce fat man, qui semblait évadé des vieilles tavernes du temps des Georges et avoir été portraituré caricaturalement par le délicieux Rowlandson.

**

Cependant Wilde, malgré sa verve satirique contre les Anglo-Saxons, qu’il disait être descendants d’Isaac — Isaac sons —, était devenu le dieu des saisons londoniennes. Je me plais à l’évoquer épanoui dans sa gloire, comme un Pétrone, arbitre des élégances, et je le revois triomphant, traversant Hyde Park ou Saint-James, le plastron éblouissant, la boutonnière fleurie d’une orchidée, des bijoux aux doigts, distribuant des bonjours à la ronde, à l’avant de son Hansom cab, tel un maharajah qui serait venu honorer Londres de son faste, de ses épigrammes et de son opulence intellectuelle.

Était-ce le même homme que je rencontrai à Paris quelques années plus tard, au sortir de la geôle de Reading, où il avait purgé âprement ses deux années de hard labour ? Jamais cependant il n’avait été aussi noblement grand, ayant payé sa dette à la société. Il aurait pu se redresser, porter haut sa tête géniale, mais il était de ces condamnés qui, après leur libération, comme il l’écrivit, traînent toujours leur prison avec eux dans l’air qui les entoure, et qui, finalement, comme de pauvres créatures empoisonnées, se glissent dans quelque trou pour y mourir…

Wilde à Paris ne pouvait plus réagir. Il répétait souvent cette pensée de Wordsworth : « La souffrance est permanente, obscure et mystérieuse. Elle offre la figure de l’infini. » La fin de sa vie était tragique. Sa femme, si généreuse et bonne, était morte en 1896. Ses fils Cyril et Vivian, écrasés par le scandale paternel, étaient entrés dans les ordres. Quelle oraison funèbre un Bossuet aurait prononcée sur les contrastes d’une semblable destinée ! Alas ! Poor Wilde !!

Octave UZANNE. (*)


(*) Publié dans La Dépêche du vendredi 18 décembre 1925, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort d’Oscar Wilde, l’article d’Octave Uzanne, intitulé Oscar Wilde (Souvenirs), s’inscrit dans la veine commémorative et morale que le chroniqueur cultivait dans la presse de l’après-guerre. Uzanne, témoin mondain de la fin du XIXᵉ siècle, évoque avec émotion le destin tragique du poète irlandais qu’il avait connu à Paris et à Londres, et dont il dépeint tour à tour l’éclat, l’excentricité et la déchéance. Derrière le portrait sensible et nuancé du dandy génial devenu martyr de la société victorienne, l’auteur médite sur la cruauté du monde mondain, la fragilité de la gloire et la rédemption par la souffrance. L’article, empreint d’une nostalgie élégiaque, mêle admiration littéraire et compassion morale : Uzanne y célèbre l’artiste brisé tout en inscrivant sa chute dans une leçon universelle sur la vanité des succès et la grandeur spirituelle de la douleur.

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