mardi 14 octobre 2025

Hommes et Choses | Les Climats de la Pensée | Article publié dans La Dépêche du jeudi 22 août 1929 : "Je crois fermement aux climats de la pensée. Il me semble assuré que les foyers les plus radio-actifs pour exciter, actionner et alimenter notre moteur spirituel et augmenter son rendement sont ceux qui sont les plus chargés d’effluves électriques, les moins sereins d’apparence et, en conséquence, les mieux appropriés à nos besoins de conception, de germination et de procréation d’œuvres, d’un enfantement parfois long et anxieux."

Hommes et Choses

Les Climats de la Pensée


Illustration par Paul Avril pour le chapitre intitulé
La Campagne dans Le Miroir du Monde
publié par Octave Uzanne en 1888
(soit 41 ans auparavant)


Travaille-t-on avec une égale ardeur à la ville que dans la quiétude absolue d’une ambiance champêtre ? Les œuvres conçues et mises au jour en pleine nature sont-elles douées d’une qualité de pensée, d’une clarté de perception ou d’une profondeur de jugement vraiment supérieures aux écrits élaborés dans l’agitation constante des studios urbains ?

Il paraît que c’est un sujet d’enquête tout à fait à l’ordre du jour.

J’en reçois le témoignage par une lettre que m’adressent certains jeunes écrivains qui, dans un patelin isolé parmi les pinèdes landaises, constatent leur impuissance à accomplir les travaux qu’ils s’étaient si bien promis de porter à la perfection et à leur terme final au cours de leur villégiature au milieu des sables agrémentés de bruyères, d’ajoncs, de fougères, de genêts et de pins maritimes, d’une altière monotonie, accentuée de la solennité du silence.

Ces esthètes, poètes et romanciers, accoutumés déjà aux séduisantes spéculations de l’esprit et aux possibilités d’entraîner à une action déterminée la sœur musarde et languide, la rêverie, ont longuement et vainement, m’expliquent-ils, disserté sur la question des climats les plus favorables à la pensée agissante et combative. La singulière idée de me prendre pour arbitre de leurs argumentations contraires leur est venue en raison de ce qu’ils nomment mon expérience des hommes.

Je consens volontiers à ratiociner sur un sujet qui, par hasard, est de pleine actualité, en raison des perturbations d’habitudes qu’apporte aujourd’hui dans toutes les classes sociales cette vie hors de chez soi, devenue une loi d’urgence entre juillet et la fin septembre et plus particulièrement en août.

De toutes les épreuves qui menacent les hommes, observait récemment un chroniqueur philosophe, les vacances sont une des plus redoutables. Il en développait la thèse avec une subtile ingéniosité et démontrait le rôle, si souvent nocif, à maints points de vue, de cette solution de continuité, véritable hiatus conventionnel, dans l’ordonnance de nos travaux, de nos efforts et de la puissance résidant dans la continuité.

Mais, sans vouloir sortir des appréciations et arbitrations qui me sont demandées, je rechercherai, sans différer, la climatologie de l’intelligence portée à son maximum d’activité, c’est-à-dire à certain ensemble de circonstances particulières à un milieu dégageant une électro-énergie stimulatrice de notre foyer cérébral et psychique.

Chaque être, indiscutablement, est de tempérament exceptionnel ; il est rare qu’on subisse également les influences des régions d’habitat. Il n’est pas de vérités absolues, mais plutôt relatives. Les forces volontaires, chez certains individus, échappent aux pressions prédominantes des atmosphères ambiantes susceptibles de s’inscrire sur notre barométrographe de sensibilité intellective. Mais il est des règles assez constantes, pour une moyenne d’humanité pensante. Par les seules remarques faites sur cette moyenne d’individualités, on peut et doit porter un jugement.

Je crois fermement aux climats de la pensée. Il me semble assuré que les foyers les plus radio-actifs pour exciter, actionner et alimenter notre moteur spirituel et augmenter son rendement sont ceux qui sont les plus chargés d’effluves électriques, les moins sereins d’apparence et, en conséquence, les mieux appropriés à nos besoins de conception, de germination et de procréation d’œuvres, d’un enfantement parfois long et anxieux.

Dans les zones des capitales et des grandes cités, il existe, à l’état permanent, un courant d’action continu, un potentiel de forces agissantes, une puissance de vie renouvelée sans cesse, car la vie refait de la vie, une distribution d’énergie si considérable que les désœuvrés, les flegmatiques, les somnolents les plus déterminés à la paresse se trouvent entraînés à multiplier leurs occupations ou leurs plaisirs à ce point que le véritable farniente, le lazzaronisme torpide est interdit à l’ensemble de la population et presque à l’individu.

Notre éducation lettrée nous enseigne que Horace à Tibur, Jean-Jacques Rousseau à Montmorency, Montesquieu au château de la Brède, Voltaire à Fernay, aux Délices ou à Mon Repos, Buffon à Montbard, George Sand à Nohant, Zola à Médan, et combien d’autres écrivains ayant célébré leurs demeures campagnardes avaient trouvé dans la béatitude champêtre les conditions de production indispensables au développement de leur génie.

Ce serait une erreur d’admettre ces exemples comme des preuves positives des ressources intellectuelles qui se peuvent découvrir dans les solitudes rurales car, aussi bien les poètes de l’antiquité romaine que les maîtres littérateurs de notre époque contemporaine étaient loin de vivre en ermites dans leurs gentilhommières. On y menait le plus souvent grand train et l’animation intellectuelle y était pour le moins aussi grande qu’à la ville.

De plus, ces grands pondeurs de proses ou de vers s’étaient créé chez eux un milieu stable, artificiel qui les reliait pour ainsi dire au mouvement urbain par les visites fréquentes et cette fièvre d’écriture épistolaire qui fécondait l’intelligence par les échanges d’idées avec ceux de la ville et des faubourgs. Mme de Sévigné nous témoigne mieux que personne, dans ses lettres, à quel point cette vie factice, par ses grands commerces de ballades et de curieuses anecdotes, pouvait reconstituer une existence très représentative de la société polie aux siècles derniers, du dix-septième au dix-neuvième.

Il n’en est pas de même dans les thébaïdes d’occasion choisies par la plupart de nos confrères de lettres pour y enclore, au cours de leur exil de la grande ville, une existence consacrée au travail intellectuel. Avec une illusion touchante et qu’aucune expérience précédente n’a pu détruire, ils emportent avec eux nombre de livres qu’ils n’eurent pas le loisir de lire pendant l’hiver. Ils s’encombrent de manuscrits ébauchés, de documents, de notes, de lettres à répondre, de tous les papiers, en un mot, susceptibles de leur faciliter un travail obstiné, dans la région bocagère de leur choix.

À peu près seuls, ils se sont juré de pondre et de pondre sans fin, au milieu du calme absolu, à peine troublé par le chant éperdu des coqs. Que d’espoirs n’ont-ils pas fondés sur cette diète de toute vie sociale, vouée uniquement à l’auto-culture de leur imagination et à la mise en œuvre de productions trop longtemps différées au milieu des obligations multiples qui les assaillaient au domicile habituel.

Hélas ! il faut s’en convaincre, la campagne ne donne rien de ce qu’on en attendait. Une somnolence devant le papier blanc, une flemme accusée par des bâillements fréquents, des sorties exaspérées sur les routes, des causeries attardées avec les indigènes rencontrés, un abîme de détresse morale, le renoncement progressif à l’effort d’assembler des idées, de les discipliner au gré de ses désirs et de les revêtir d’une beauté stylisée originale et personnelle.

Mes jeunes correspondants, échoués dans ce nirvana des Landes, qui les rend à la suprême sagesse bouddhique aboutissant à une sorte de néantisme accepté, aperçoivent déjà mon jugement. C’est la reconnaissance de l’impossibilité d’œuvrer en période de vacances, car le propre des vacances est le repos et la nécessité de mettre son sensorium en jachère. Jamais, d’ailleurs, la vie ne semble plus fugitive que lorsqu’elle est vide. C’est le temps des récréations futiles, des gamineries et distractions de collégiens dans le préau du « bahut ». Le mieux est de s’en rendre compte et de faire sa cure de relâchement, afin de reprendre haleine, de souffler comme à une halte indispensable.

Le meilleur climat de la pensée n’est pas aux champs. La nature peut inviter aux méditations élevées et aux spéculations philosophiques, mais elle n’est pas instigatrice de productions littéraires proprement dites. Fictions romanesques, fantaisies poétiques, mensonges de l’art d’écrire, elle révèle nettement la superfétation de ces jeux de l’intelligence. Devant la sérénité de ses visages qu’elle ne saurait farder, nous sentons qu’elle enseigne surtout les supérieures vérités qui consistent à vivre dans l’harmonie de ses lois et qu’elle repousse toutes les grimaces, contorsions et maniérismes de la littérature qui ne saurait la comprendre qu’en la travestissant.

Octave Uzanne (*)


(*) Publié dans La Dépêche du jeudi 22 août 1929, alors qu’il a soixante-dix-huit ans, Octave Uzanne signe sous la rubrique Hommes et Choses un essai intitulé Les Climats de la Pensée, méditation tardive, lucide et élégante sur les conditions de la création intellectuelle. Partant d’une question provocante — « Travaille-t-on avec une égale ardeur à la ville que dans la quiétude absolue d’une ambiance champêtre ? » — Uzanne confronte le mythe de la retraite inspiratrice à l’expérience vécue : celle de jeunes écrivains réfugiés dans les Landes, qui, dans le silence et la monotonie des pins, avouent leur impuissance à écrire. Loin d’y trouver la fécondité espérée, ils y éprouvent la torpeur, la langueur, la paralysie de l’esprit. Cette constatation fournit à Uzanne le point de départ d’une réflexion plus vaste sur ce qu’il appelle la « climatologie de l’intelligence » : les lieux et les ambiances qui favorisent ou inhibent l’activité créatrice. Pour lui, la pensée, pour être vive et féconde, a besoin de continuité, de tension, d’une stimulation constante : un « courant d’action », une « électro-énergie » qui entretient la flamme intellectuelle. Or, dit-il, les vacances, cette « solution de continuité » dans la vie de travail, sont l’une des épreuves les plus redoutables pour l’homme moderne, car elles rompent le rythme de l’effort et dissolvent la puissance de la concentration. La nature, en apparence apaisante, agit en réalité comme un dissolvant : elle disperse les forces vives, endort la volonté et neutralise l’intelligence. La ville, au contraire, demeure le lieu d’une énergie circulante, d’une vie électrique et fébrile qui alimente la pensée et la création. Dans les capitales et les grandes cités, explique Uzanne, règne « à l’état permanent un courant d’action continu », une sorte de rayonnement vital où « la vie refait de la vie ». C’est là, dans ce tumulte et cette agitation, que les esprits se frottent, se stimulent, se fécondent. Il oppose à ce dynamisme urbain la torpeur des exils campagnards, où les écrivains croient retrouver l’inspiration des anciens : Rousseau à Montmorency, Voltaire à Ferney, George Sand à Nohant, Zola à Médan… Mais Uzanne souligne que ces retraites n’étaient pas de véritables solitudes : on y menait grand train, on y recevait, on y correspondait sans cesse ; ces foyers de travail demeuraient en contact vivant avec le monde des idées et des lettres. Ce n’est donc pas la nature qui a inspiré ces maîtres, mais la continuité de la vie intellectuelle qu’ils avaient su recréer autour d’eux. Par contraste, les jeunes romanciers modernes qui s’exilent pour écrire dans un « patelin isolé parmi les pinèdes landaises » s’y engloutissent dans l’ennui. Ils rêvent d’un labeur fécond, emportent manuscrits, notes et livres, mais finissent par céder à la somnolence, à la flemme, aux discussions creuses et aux promenades sans objet. De l’élan initial ne subsiste qu’une mélancolie vague et un sentiment d’impuissance. Uzanne y voit une forme de « nirvana des Landes », un néantisme bouddhique où l’esprit, privé de stimulation, s’éteint doucement. À travers cette observation, Uzanne développe une philosophie implicite de la pensée : celle-ci ne naît pas du repos, mais du mouvement ; elle exige la contrainte, la tension, la friction des volontés et des idées. La ville, avec ses « effluves électriques » et sa fièvre, produit les conditions d’un rendement supérieur de l’intelligence ; la campagne, avec son silence et son immobilité, offre tout au plus un relâchement nécessaire, une halte, mais jamais un climat de production. Les vacances, écrit-il, devraient être comprises comme une jachère du « sensorium », un moment de repos avant la reprise du travail, non comme un état fécond en lui-même. La nature enseigne l’harmonie et la sérénité, mais repousse les « grimaces, contorsions et maniérismes » de la littérature : elle incite à vivre, non à créer. Ce texte, rédigé à la fin de la vie d’Octave Uzanne, a la valeur d’un testament intellectuel. Il traduit la vision d’un homme issu du XIXᵉ siècle, témoin d’un monde de lettrés urbains, de correspondances, de salons et de journaux, qui observe avec scepticisme le culte moderne de la retraite bucolique. Le ton, à la fois ironique, élégiaque et plein d’expérience, révèle un esprit encore vif, conscient du déclin de son époque. Sa prose demeure foisonnante, imagée, nourrie de métaphores électriques et physiologiques qui empruntent leur vocabulaire à la science contemporaine : Uzanne parle de « foyers radio-actifs », de « climat de la pensée », de « courant d’action continu ». Ces expressions traduisent un vitalisme intellectuel où la pensée est conçue comme une forme d’énergie, exigeant circulation, échange, friction. Sous l’élégance du style et la fantaisie de la démonstration, on sent poindre la mélancolie d’un vieil esthète pour qui la ville — Paris, surtout — reste la patrie de l’intelligence et de la conversation. Les Climats de la Pensée est ainsi à la fois un essai esthétique, une réflexion philosophique sur la discipline du travail et un autoportrait : celui d’un lettré vieillissant qui se sait condamné à la solitude, mais qui continue de célébrer la fécondité de la vie urbaine. Uzanne y oppose la chaleur nerveuse du monde civilisé à la froideur immobile de la nature ; il y défend la continuité du travail contre la dispersion, la tension de l’esprit contre la passivité du rêve. La nature apaise, la ville inspire. L’agitation urbaine, plus que le calme des champs, demeure pour lui — jusque dans la vieillesse — le véritable climat de la pensée

En septembre 2013 nous avions mis en ligne le texte intitulé La Campagne publié en 1888 dans l'ouvrage Le Miroir du Monde. Il est intéressant de comparer ces deux textes à la portée similaire. La comparaison entre La Campagne (1888) et Les Climats de la Pensée (1929) d’Octave Uzanne révèle une remarquable continuité de pensée et, en même temps, une évolution de ton : entre le jeune esthète de 37  ans et le vieil observateur de 78 ans, la vision du monde s’est approfondie, affinée, désenchantée — mais elle demeure fondamentalement cohérente. Dès 1888, dans La Campagne, Uzanne affirme que la nature apaise le corps mais endort l’esprit, qu’elle purifie sans féconder. La vie des champs, écrit-il, « nous assainit le corps, nous vivifie le sang et nous purifie l’esprit », mais elle « absorbe et dévore les idées » : l’habitude rurale « animalise » et « rouille » l’intelligence. Trente ans plus tard, dans Les Climats de la Pensée, il reprend presque mot pour mot cette conviction : la campagne « ne donne rien de ce qu’on en attendait » ; elle engendre somnolence, inertie et vide. Dans les deux textes, la ville est le véritable foyer de la pensée : un milieu électrisé, fécond, nerveux, où « la vie refait de la vie ». Uzanne reste fidèle à une philosophie du mouvement : la pensée se nourrit de tension, de frottement, de lutte. Le bonheur et la paix — qu’incarne la campagne — sont dangereux, car ils dissolvent le génie dans le bien-être. La ville, à l’inverse, offre la friction des idées, le tumulte des passions, la promesse d’un progrès intérieur. C’est le lieu de la fécondité intellectuelle, là où la souffrance et l’agitation deviennent des forces créatrices. Dans les deux essais, Uzanne oppose ainsi le repos qui avilit à l’effort qui élève, la nature qui endort à la civilisation qui stimule. Il reste aussi profondément moraliste et psychologue : il observe l’homme dans son milieu, dissèque ses illusions, met en garde contre les mirages du bonheur tranquille. Derrière ses descriptions de paysages et de climats, se cache toujours une réflexion sur la condition humaine : l’équilibre entre action et contemplation, entre vie nerveuse et sérénité. Mais entre 1888 et 1929, le regard change de nature. En 1888, Uzanne parle encore en esthète conquérant, fasciné par la beauté du monde sensible. La Campagne fourmille d’images, de sensualité, de chaleur solaire, de références antiques et mythologiques (le Soleil divin, Pan, Apollon, Horace). Il célèbre la splendeur de la nature tout en s’en méfiant : la campagne est un grand poème dangereux, une tentation paresseuse. Il s’y exprime avec l’abondance d’un homme en pleine maturité, nourri d’humanisme et de classicisme. En 1929, le ton a changé. Les Climats de la Pensée n’est plus lyrique mais analytique, presque scientifique. Le vocabulaire de l’énergie et de l’électricité — « électro-énergie stimulatrice », « foyers radio-actifs », « climatologie de l’intelligence » — remplace les métaphores solaires et mythologiques d’autrefois. La rhétorique vitaliste de l’époque a remplacé l’imaginaire païen. Uzanne raisonne en moraliste vieillissant, observateur du monde moderne, qui a vu naître le culte des vacances et le déclin des lettres. Il y a moins de volupté et plus d’ironie. Là où l’écrivain de 1888 jugeait la campagne dangereuse pour l’esprit, celui de 1929 y voit désormais une menace d’extinction de la pensée : un « nirvana des Landes », un « néantisme bouddhique ». Ce glissement reflète l’évolution de son époque autant que la sienne : la France de 1929 n’est plus celle de la IIIᵉ République triomphante mais celle du désenchantement d’après-guerre. Uzanne, vieillissant, a troqué le soleil de Pan contre la froide lumière de l’électricité. En 1888, Uzanne, encore actif et curieux, prône un équilibre : « On peut vivre à la ville et mourir à la campagne », écrit-il en conclusion — formule magnifique qui résume sa pensée du juste milieu. En 1929, le vieil écrivain ne croit plus guère à cet équilibre : il choisit la ville, la pensée, le mouvement, le tumulte. La campagne n’est plus la fin apaisée de la vie, mais le symbole de l’abdication intellectuelle. D’un texte à l’autre, on passe donc de l’hédonisme éclairé d’un esthète à la sagesse désabusée d’un moraliste. Mais le fond demeure identique : Uzanne a toujours conçu la pensée comme un organisme vivant qui dépérit sans stimulation, et la nature comme une puissance de dissolution. Sa foi en la civilisation, en la conversation, en la vie intellectuelle reste entière — c’est la marque de son appartenance à la lignée des hommes du XIXᵉ siècle, urbains, lettrés, persuadés que la culture humaine vaut mieux que la nature brute. Entre La Campagne (1888) et Les Climats de la Pensée (1929), Octave Uzanne développe la même idée sous deux formes différentes : la nature apaise mais stérilise, la ville agite mais féconde. En 1888, il célèbre encore la beauté solaire des champs avant de rappeler qu’elle engourdit l’intelligence ; en 1929, il ne voit plus qu’un « nirvana des Landes » où la pensée se dissout. Ces deux textes, séparés par quarante ans, tracent le portrait d’un homme resté fidèle à lui-même : un esthète urbain, méfiant envers la rusticité, convaincu que la vie intellectuelle n’a de climat favorable que dans la tension, la lutte et le mouvement. De la lumière du soleil à la lueur électrique, Uzanne n’a jamais cessé de chercher le foyer où brûle le feu de l’esprit — et ce foyer, pour lui, fut toujours la ville.

Lien direct vers l'article intitulé La Campagne publié dans Le Miroir du Monde en 1888.

Publié le mardi 14 octobre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

lundi 6 octobre 2025

Oscar Wilde (Souvenirs), article par Octave Uzanne, publié dans la Dépêche du vendredi 18 décembre 1925. "Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise [...]"


Hommes et Choses

Oscar Wilde (Souvenirs)

Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise qui admet tous les désordres, pourvu qu’ils demeurent dans l’ombre. Jamais son génie ne s’était érigé aussi haut que dans son étroite geôle où il ébaucha sa Ballade et, peu après, son De Profundis. Sur cette lyre humaine qui possède tant de cordes frêles et fragiles, il avait fait vibrer dans sa profonde détresse les plus nobles et les plus frémissantes expressions d’une âme miséricordieuse, épanouie dans la douleur.

Ce triomphateur de la veille, qui avait connu tous les succès sociaux, bu à toutes les coupes de la vanité, de la gloire mondaine et des plaisirs sensuels, s’était résolu à la plus sublime humilité. Tombé au plus bas fond de l’abîme où sa capricieuse témérité l’avait précipité, il se résuma en un évangile de résignation, de mortification, de mansuétude, de soumission à sa destinée, qui mériterait de demeurer un consolant bréviaire pour tous ceux que la vie dépouilla des biens de la fortune, de la considération publique, ainsi que des privilèges réservés aux élus de la célébrité qu’enveloppent une auréole de gloire.

La jeunesse littéraire contemporaine vient de commémorer actuellement cet anniversaire de la mort d’Oscar Wilde qui, au cours d’une matinée froide de décembre 1900, fut conduit vers un lointain cimetière parisien par quelques rares amis. Seuls, ces fidèles savaient que le défunt, alors connu sous le nom de Sébastien Melmoth, était l’auteur naguère adulé du Crime de lord Arthur Savile, du Portrait de Dorian Gray et de L’Éventail de Lady Windermere.

Pauvre Wilde ! Je ne puis détacher de ma mémoire l’étrange souvenir de son apparition, certaine nuit du printemps de 1889, alors qu’au sortir d’un dîner à l’ambassade d’Angleterre, où lord Lytton m’avait présenté l’étonnante Ranee de Sarawak en Bornéo, nous étions allés chez la princesse Alice de Monaco terminer la soirée, en compagnie de Hugues Le Roux, récemment disparu, et qui était alors un mondain déterminé et un sportsman émérite.

Vers minuit, je vis apparaître dans un bruit de rires, parmi des cris de surprise et d’exclamations variées, un grand garçon impulsif, essoufflé, irradié de gaieté, prodigue de gestes et d’empressés propos madrigalesques et drolatiques, qui, porteur d’une couronne de violettes enrubannées, s’agenouillait comiquement, à la façon des pages de légendes, aux pieds de la princesse Alice. Il lui récitait aussitôt, d’une voix d’enfant amusé, un compliment versifié, d’une puérilité mirlitonesque, indéniablement cherchée et réalisée à perfection.

Vêtu avec une recherche d’élégance up to date par le roi des tailors londoniens, l’illustre Poole, tout était précieux en ses attitudes rythmées, ses récitatifs stylisés, son maniérisme théâtral. Il semblait avoir conscience de jouer les Mascarilles dernier cri chez les Cathos et Madelon de ce temps. Son masque corinthien, quoique grassement modelé, tout de béatitude enjouée, s’y prêtait à ravir.

Il attisait ma curiosité sur sa personne et je m’ébaudissais vraiment de ses extravagants batifolages et jeux d’esprit où je sentais un supérieur dédain de son public mondain. Mais, en même temps, ses démonstrations d’excessif snobisme, ses petits cris spasmodiques à la façon de Jean Lorrain m’horripilaient prodigieusement.

Je devais rencontrer et fréquenter accidentellement par la suite ce poète, hier encore fellow d’Oxford, et apprécier sa rare culture, sa verve de Chamfort irlandais, prompt aux paradoxes subtils et déconcertants, tout en goûtant son esprit qui découvrait toute l’ironie des choses sérieuses et la puissance de vis comica, la richesse de ridicule que recélaient les hommes importants confits dans la dignité rigide de leurs rôles sociaux.

En tête à tête, Wilde se métamorphosait. Il mettait une sourdine à son éclatante virtuosité vocale. Son clownisme intellectuel s’alanguissait pour faire place au visionnaire aigu, à l’amoraliste suprêmement original. Il se plaisait à étonner son interlocuteur, mais en connaissance du caractère qu’il lui avait reconnu et choisissant le terrain sur lequel il devait évoluer pour provoquer son admiration par ses traits satiriques et la rare habileté de sa science de conversationniste incomparable. Comme le peintre Whistler, son défaut était de gâter par un rire strident et anticipé la drôlerie des idées qu’il allait exprimer.

Je l’entends encore un certain jour, après un déjeuner au Café Royal, dans Regent-Street, m’exprimer ses conceptions sur le pur gentleman anglais, au sujet duquel je venais de lui exprimer une opinion favorable. Ce fils de la Verte Erin, plutôt anglophobe, s’érigea négateur de mes croyances.

— « L’Anglais ! mais, mon ami, c’est un mythe, une fiction, une vaine apparence. L’Anglais en soi n’existe pas. Il est inconsistant, imaginaire, conjectural et illusoire. Il n’existe que par auto-suggestion ; c’est un spectre vide de corps et d’esprit, sauf l’alcool qu’il emmagasine.

Ne vous fiez pas à ses apparences d’être humain. Il ne contient certes aucune humanité supérieure. Je vis parmi eux, comme je vivrais au milieu des ombres ; mais je sais, je sens, je suis sûr qu’ils sont inexistants, absolument apparents et qu’il ne faut rien miser sur ces apparences individuelles. Si vous croyez le contraire, vous ne tarderez pas à vous apercevoir de votre erreur.
L’Anglais est un mythe imposant. Tout ce qu’il ose revendiquer comme action de valeur ne lui appartient pas. Ce sont des Irlandais et des Écossais ou des enfants des Dominions qui l’ont accompli. Le pur Anglais est un corps astral et fantomatique, mais il en impose à la crédulité mondiale. »

Son hilarité était bruyante en développant son paradoxe, mais on le sentait sincère, ce fat man, qui semblait évadé des vieilles tavernes du temps des Georges et avoir été portraituré caricaturalement par le délicieux Rowlandson.

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Cependant Wilde, malgré sa verve satirique contre les Anglo-Saxons, qu’il disait être descendants d’Isaac — Isaac sons —, était devenu le dieu des saisons londoniennes. Je me plais à l’évoquer épanoui dans sa gloire, comme un Pétrone, arbitre des élégances, et je le revois triomphant, traversant Hyde Park ou Saint-James, le plastron éblouissant, la boutonnière fleurie d’une orchidée, des bijoux aux doigts, distribuant des bonjours à la ronde, à l’avant de son Hansom cab, tel un maharajah qui serait venu honorer Londres de son faste, de ses épigrammes et de son opulence intellectuelle.

Était-ce le même homme que je rencontrai à Paris quelques années plus tard, au sortir de la geôle de Reading, où il avait purgé âprement ses deux années de hard labour ? Jamais cependant il n’avait été aussi noblement grand, ayant payé sa dette à la société. Il aurait pu se redresser, porter haut sa tête géniale, mais il était de ces condamnés qui, après leur libération, comme il l’écrivit, traînent toujours leur prison avec eux dans l’air qui les entoure, et qui, finalement, comme de pauvres créatures empoisonnées, se glissent dans quelque trou pour y mourir…

Wilde à Paris ne pouvait plus réagir. Il répétait souvent cette pensée de Wordsworth : « La souffrance est permanente, obscure et mystérieuse. Elle offre la figure de l’infini. » La fin de sa vie était tragique. Sa femme, si généreuse et bonne, était morte en 1896. Ses fils Cyril et Vivian, écrasés par le scandale paternel, étaient entrés dans les ordres. Quelle oraison funèbre un Bossuet aurait prononcée sur les contrastes d’une semblable destinée ! Alas ! Poor Wilde !!

Octave UZANNE. (*)


(*) Publié dans La Dépêche du vendredi 18 décembre 1925, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort d’Oscar Wilde, l’article d’Octave Uzanne, intitulé Oscar Wilde (Souvenirs), s’inscrit dans la veine commémorative et morale que le chroniqueur cultivait dans la presse de l’après-guerre. Uzanne, témoin mondain de la fin du XIXᵉ siècle, évoque avec émotion le destin tragique du poète irlandais qu’il avait connu à Paris et à Londres, et dont il dépeint tour à tour l’éclat, l’excentricité et la déchéance. Derrière le portrait sensible et nuancé du dandy génial devenu martyr de la société victorienne, l’auteur médite sur la cruauté du monde mondain, la fragilité de la gloire et la rédemption par la souffrance. L’article, empreint d’une nostalgie élégiaque, mêle admiration littéraire et compassion morale : Uzanne y célèbre l’artiste brisé tout en inscrivant sa chute dans une leçon universelle sur la vanité des succès et la grandeur spirituelle de la douleur.

dimanche 5 octobre 2025

Le Front des Spéculateurs, article par Octave Uzanne publié dans la Dépêche le lundi 2 décembre 1918. "L’épidémie du lucre a gagné les campagnes, a pénétré dans les moindres fermes."


Le Front des Spéculateurs

L’armistice ne semble pas, hélas ! à la veille d’être conclu sur ce front de la guerre des intérêts où la spéculation demeure armée avec impudence vis-à-vis de l’impossible défense des nécessités publiques. Depuis le début du cyclone meurtrier, ce front, qui ne sut jamais rougir et ne cesse de montrer son arrogant toupet, s’est élargi, étendu à outrance dans tous les rangs du mercantilisme enhardi par la facilité des gains illicites et démesurés.

L’épidémie du lucre a gagné les campagnes, a pénétré dans les moindres fermes.
Elle règne inexpugnable dans les villages et les bourgs. Il n’est plus un épicier, un cré­mier, un quincaillier, un charcutier ou un boucher qui ne prétende faire sa petite affai­re sur les besoins urgents des populations et qui n’imagine chaque jour de nouveaux prétextes d’augmentation des produits qu’il débite. Hier encore, ces profiteurs de la détresse générale qu’on enregistrait dans l’in­nombrable armée des P.Q.C.D. (pourvu que ça dure !) s’écriaient à tout propos : « Je n’y peux rien, c’est la guerre. » Aujourd’hui, la paix leur servira d’excuse ou de tremplin, et, si l’on n’y met bon ordre, nous continuerons à être rançonnés, dépouillés, irrémédiablement condamnés à cette guerre civile entre producteurs, intermédiaires et revendeurs coalisés contre les acheteurs désireux de protéger leur porte-monnaie, bien que vivant déjà de restrictions et supportant les détresses du temps.

Cependant, comment parviendra-t-on à démobiliser irrémédiablement tant de syndicats à la hausse, décidés à lutter sans fin pour que soit intan­gible leur malpropre assiette au beurre ?
C’est là un problème qui demande une solu­tion rapide, mais dont les difficultés sont grandes. On maîtrise plus facilement les hommes que les intérêts. Les appâts de l’ar­gent, qui ne s’apparentent guère, aux regards des thésauriseurs, avec les devoirs civiques et la loyauté de conscience ou l’honneur du devoir individuel accompli vis-à-vis de la collectivité. Ces appâts, dotés dans notre pays de conservatisme, sont assez puissants, assez aveuglants pour qu’il soit à craindre que l’état des surenchères, dit provisoire, ne se maintienne au définitif et que l’épidémie de vie chère ne tende à se transformer en mal endémique.

Tout nous porte à le redouter. Nous exa­minons la situation des marchés de milieux et de diverse nature, où se combinent, s’or­ganisent, s’arment, pour ainsi dire, les dé­fenses contre les taxations et les campagnes à la baisse ; nous découvrons que la victoire des consommateurs opprimés sur les produc­teurs et accapareurs se présentera longtemps comme incertaine. Nous ne sommes certes point au terme de notre héroïsme économi­que, nous autres gens d’arrière écorchés à vif par les spéculations odieuses, intolérables et cependant tolérées, des mercantis de tout ordre qui prospèrent dans l’impunité. Notre patience sera-t-elle récompensée ?

**

Les indulgents qui prétendent philosopher et ainsi tout excuser nous diront que les fringales d’or, le règne des trafiquants vi­vant à la faveur des restrictions alimentai­res et de la raréfaction des produits, ont toujours été des normales conséquences des périodes guerrières.

Nous connaissons assurément les fourni­sseurs aux armées, les agioteurs, les monopolisateurs sans vergogne qui, aux heures du Directoire, furent si curieusement livrés à la satire des chansonniers, des faiseurs de pamphlets et des caricaturistes. Mais tout cela n’était jeux d’enfants à côté des témoignages effarants de cupidité qui se sont montrés depuis 1914 à tous les degrés de notre échelle sociale et des scandaleuses opérations qu’ont pu conduire à bien des gens certes peu qualifiés pour traiter des affaires de wa­gons, de bois ou de charbon, de bétail, d’huile ou d’essence, de céréales ou de peaux de mouton.

Les bénéfices réalisés, souvent avec l’ap­pui direct ou indirect des dirigeants, dans l’affolement des gaspillages aveugles qui se donnèrent carrière, ont été invraisemblables.
Des avocats sans cause et pour cause, des manucures, des camelots, des demoiselles de mauvaise compagnie, des matrones, hier faiseuses d’anges, ont été des agents d’affaires publiques et sont aujourd’hui archimillion­naires en quête de nouvelles spéculations, car les ploutocrates ne savent jamais modé­rer leur appétit, même s’il est déjà largement satisfait.

En attendant, les nécessiteux trinquent sans discontinuer et tout augmente, même l’arrogance et le dédain des courtoisies des détaillants vis-à-vis de la clientèle. C’est là, surtout, qu’on a quelque droit de s’affliger de la disparition d’une vertu française qui émerveillait naguère les étrangers, tels que l’Anglais Sterne ou l’Italien Goldoni, et dont Chateaubriand fit un éloge touchant à son retour d’exil, je veux dire : la bonne grâce boutiquière.

Les marchands enrichis, dès que la morgue leur est venue, ont perdu le sourire. Le retrouveront-ils jamais ? Quoi qu’il en soit, les relations forcées que nous avons avec eux n’ont plus le charme, la bienveillance, l’agréable échange de propos aimables et ingénus qui, il y a cinq ans encore, accompagnaient vente et achat.

L’atmosphère des boutiques n’est plus la même ; on ne saurait s’y complaire ni chercher un terrain de futile taquinerie ou de malicieuse plaisanterie dans un marchandage quelconque, si inoffensif qu’il puisse être. Les physionomies sont sévères et hostiles, les paroles brèves, souvent impérieuses : c’est la guillotine sèche des mots indiquant à prendre ou à laisser. Rien ne vient ensoleiller la maussaderie des transactions. La vie chère nous opprime, nous dépouille ; elle nous humilie même parfois face à face avec ceux qui impérieusement nous l’imposent avec quelque froide cruauté exempte de ménagements.

La paix, la douce paix, nous délivrera-t-elle bientôt de tous ces déboires de notre vie économique ? Reviendrons-nous à l’existence normale, courtoise, agréable et souriante ?

Puissent nos succès nous ramener à l’âge d’or de nos mœurs ancestrales !


OCTAVE UZANNE. (*)


(*) Article publié dans le journal La Dépêche du lundi 2 décembre 1918. Publié trois semaines après l’armistice, « Le Front des Spéculateurs » d’Octave Uzanne dénonce avec une verve civique et morale la persistance, au lendemain de la guerre, d’une « guerre des intérêts » où spéculateurs, accapareurs et commerçants continuent d’exploiter la détresse publique. Dans une France épuisée, en proie à la vie chère et à la désorganisation économique, Uzanne fustige cette « épidémie du lucre » gagnant jusqu’aux campagnes et transformant la solidarité en cupidité, la politesse en arrogance. En reprenant le vocabulaire militaire — « front », « armée », « héroïsme économique » —, il transpose la guerre sur le terrain des affaires et s’indigne de la disparition d’une vertu française jadis admirée : la « bonne grâce boutiquière ». Le texte, à la fois pamphlet moral et chronique sociale, exprime la désillusion d’un bourgeois lettré face à l’avidité triomphante de l’après-guerre et se conclut sur un vœu pieux : que la paix, la « douce paix », ramène la France à l’âge d’or de ses mœurs ancestrales, fondées sur la mesure, la loyauté et la courtoisie.

mercredi 17 septembre 2025

Octave Uzanne et Jules Bois au chevet de l'Eve Nouvelle. Une lettre autographe de Jules Bois à Octave Uzanne pour lui signifier que ce dernier a oublié de mentionner son Eve nouvelle publiée en 1896. Article d'Octave Uzanne publié dans la Dépêche du 21 juin 1928 et intitulé : L'Eve nouvelle.


4 rue Amiral Courbet

Ce Vendredi

Mon cher Octave Uzanne,

Je lis ce matin votre article à l’Écho de Paris intitulé « l'Ève nouvelle ». Il est très intéressant mais il m’attriste un peu car vous qui êtes un de nos lettrés les plus avertis, vous ne vous êtes pas souvenu que j’ai écrit un livre portant ce titre et qui eut non seulement un grand retentissement littéraire mais une influence décisive sur le mouvement féministe auquel vous faites allusion.

Je ne me serais pas permis cette remarque si aux dernières lignes vous ne citiez pas l'Ève Future de Villiers et ainsi on dirait votre oubli volontaire.

Tout autre écrivain qui ne serait pas mon ami, pourrait, sans me peiner, omettre en la circonstance un effort personnel qui a marqué dans ma carrière, mais venant de vous le fait m’afflige et je vous serre affectueusement la main, espérant que votre mémoire est seule en question.

Jules Bois


Collection Bertrand Hugonnard-Roche | Septembre 2025


Nous donnons ci-dessous l'article d'Octave Uzanne.


Hommes et Choses

L’Ève nouvelle (*)


Un être absolument imprévu, déconcertant toutes les conceptions anticipatrices, modifiant singulièrement les jugements psychologiques des moralistes et philosophes de l’antiquité et des temps modernes, s’offre à nous, à l’état naissant, dans le primitivisme de sa néo-métamorphose surprenante, je veux parler de la jeune fille et femme contemporaine.

Nous ne pouvons encore l’observer qu’à son point de formation, à l’origine même de son organisation pour la conquête de tous ses droits et le développement de ses multiples capacités d’adaptation à la majorité des positions sociales qui lui étaient interdites jusqu’à ce jour. Cependant, déjà nous devinons la qualité de ses armes et la variété de ses moyens de combat. Son effort continu d’émancipation, sa volonté d’atteindre ses buts et de réaliser des ambitions très justifiables, nous prouvent déjà que l’Ève nouvelle parviendra à ne plus être l’éternelle mineure de l’histoire et qu’elle saura rendre pitoyable, caduque et ridicule le trop célèbre et rigoureux dilemme dans lequel l’encerclait Proudhon :

Ou ménagère ou courtisane.

Un ingénieux essayiste et visionnaire, qui signe Martonne, estime que, l’eugénisme aidant, le ciel et la terre verront fleurir une époque où la femme qui veut des enfants ne les fera plus elle-même. Elle cherchera une candidate à la maternité, comme on cherche encore aujourd’hui une nourrice. Elle aura plus de mal à la découvrir — pour une fonction plus grave — par sélection, car celle-ci devra subir l’examen médical, l’auscultation, la radiographie, les prises de sang pour les réactions de Bordet-Wassermann, de Hecht et de l’Institut Pasteur.

Déjà bien des femmes de générations nouvelles en viennent à considérer que la conception et la maternité constituent un événement de la plus évidente gravité, par ce fait que rien n’engage davantage deux existences comme la naissance d’une troisième. Dans ce domaine de la conscience, des responsabilités et de la vie intime, la pensée de la femme s’est également émancipée. Il faut bien reconnaître que les conseillers d’arrondissement, les apôtres de la repopulation nationale et patriotique y sont de plus en plus mal accueillis. Cela se comprend.

« L’intelligence, écrit M. Martonne, a dissocié l’idée du plaisir individuel de l’idée du devoir social ; elle a éliminé de l’amour le risque, et ce n’est pas d’hier que les ruses du couple déjouent celles du génie de l’espèce qui se servait du plaisir de l’union comme d’un piège. »

Au grand scandale des mères et plus encore, des grand’mères, l’Ève nouvelle, même adolescente, agite volontiers ces questions de la maternité engageant toute la vie, estimant l’indépendance, paralysant les luttes individuelles nécessaires pour atteindre les buts assignés. Elle ose entrevoir sans hésiter une humanité moins nombreuse, mais infiniment mieux peuplée de rejetons solides, normaux, ayant leurs cellules toutes prêtes dans un organisme social supérieurement disposé pour l’existence individuelle dans la communauté désormais disciplinée aux sages conceptions de Malthus. Ce n’est plus « l’oie blanche » de naguère, pudique, confite dans une candeur d’apparat, teintée d’hypocrisie, soumise, toujours prête à s’effaroucher au contact des mots, des visions et des idées susceptibles d’évoquer tout ce qui est dans l’ordre des lois de nature et de chair.

L’ingénue, fausse ou réelle, a disparu de nos mœurs. Il y aurait niaiserie à la regretter. Mieux vaut ne pas nous indigner de nos petites « éphèbes », crânement garçonnières, franchement renseignées et le faisant volontiers voir et savoir avec un front fort insoucieux de rougir. L’Ève moderne est actuellement encore en devenir dans un monde en fusion trouble, dont on ne pourra sans doute apprécier la transfiguration lucide que d’ici vingt-cinq à trente ans.

J’augure assez bien, pour ma part, du résultat futur et général de ce transformisme psychique fort salutaire, qui fera litière d’une moisson de conventions puériles et imbéciles, de préjugés abêtissants, cultivés pour assurer la diffusion du règne des superstitions et qu’il est réconfortant de voir enfin faucher comme autant de mauvaises herbes parasites de cette Ève, qui est en sa genèse, et qui, peu à peu, se fera l’égale de l’homme, non sans que celui-ci ne s’en inquiète et ne retarde cette révolution imposant les Droits de la Femme.

L’égoïsme masculin, si autoritaire, caractérisa une omnipotence, jusqu’ici trop despotique et excessive, vis-à-vis de l’enfant malade et douze fois impure (**), lasse enfin d’être l’esclave, surtout lorsqu’elle est la frivole et ironique maîtresse, dans l’ordre subalterne de la galanterie passive. Rien ne se fait sans à-coups successifs, mais tout arrive à son heure, avec une logique dont l’histoire des peuples et des mœurs nous fournissent des exemples divers et fort caractéristiques. Ève aura sa revanche.

À l’heure présente, il y a un abîme profond d’incompréhension, de visions divergentes et de conceptions de la vie et des principes moraux qui la guident entre les parents et les enfants. Ceux-ci et ceux-là n’ont ni des idées, ni des jugements, ni des raisonnements basés et établis sur un même plan. Entre mères et filles, l’incompréhension se manifeste encore peut-être davantage. Tout esprit de tutelle est repoussé.

Les pauvres mamans poules, qui ont couvé des moineaux francs, s’effarouchent de les voir dès l’époque de la mue, et les ailes à peine consolidées, sauter hors du nid et s’envoler rapidement pour ne revenir au perchoir qu’à leur volonté. Faire sa vie à son gré, s’amuser à sa guise, jouir du nouveau jeu libertaire sont des principes généralement admis et pratiqués par les petites. Les vieux n’ont qu’à se soumettre ou à se démettre. L’impulsion est si généralisée, l’exemple si largement répandu qu’ils se résignent. La mode est là qui les domine.

En attendant que le règne des femmes soit définitivement assis, à égalité totale avec celui des hommes, dans une société nouvelle, les conservateurs byzantins de l’ancien régime remettent sur le tapis de vieilles et éternelles controverses sur la valeur intellectuelle des deux sexes.

Un petit journal d’idées, drôlement intitulé Le Jour et la Nuit, enquête sur ce sujet que les siècles ont cependant surabondamment discuté : La femme a-t-elle l’intelligence de l’homme ? La formule, avec son point d’interrogation, m’a été adressée ; elle m’a suggéré le sujet de cette chronique et j’y réponds volontiers par ces quelques mots :

Pour cette enquête sur l’intelligence de la femme, une réponse valable exigerait pour le moins un volume.

Montaigne disait : « La femme est l’ennemie naturelle de l’homme. » L’ennemie est peut-être un terme excessif et déplacé. Mieux vaudrait écrire que la femme est une expression contraire, antithétique de l’homme.

Son intelligence est loin d’être inférieure. Elle est souvent plus libre, parce que moins soumise aux cultures scolastiques, aux enseignements philosophiques, aux besoins d’argumenter ou de recourir aux dialectiques si souvent inutiles. Elle est indiscutablement plus intuitive et plus instinctive, sinon plus subtile et, surtout, plus délicate dans sa politique individuelle et sociale.

J.-J. Rousseau avait certes pleinement raison d’écrire qu’aussitôt que l’homme commence à raisonner, il cesse de sentir. Il aurait pu ajouter : La femme, elle, est autrement avertie. Elle se refuse à raisonner de peur de perdre ce qu’elle possède de plus précieux et substantiel comme force spirituelle, sa faculté de sentir, qui dépasse immensément celle de son compagnon.

Comment nier qu’elle témoigne d’une intelligence souple, affinée, malicieuse, souvent très aiguë, qui ne saurait être comparée à celle de l’homme. Ces deux intelligences peuvent normalement et utilement s’entraider, en s’épousant ; chacun d’eux faisant appel à l’autre pour se contrôler, se réconforter et devenir une intellection d’une véritable puissance, lorsqu’il est nécessaire.

Lorsque l’Ève nouvelle se sentira en puissance de réduire autant que possible les lourdes charges que la nature lui imposa, et dès qu’elle aura pu se soustraire aux soumissions qu’une morale menteuse et un maître exigeant, l’homme, lui ont si longtemps imposées, son rôle secondaire, son émancipation la délivrera de tous les soupçons, ironies, quolibets, satires qui l’accablèrent à travers les âges.

La ruse, le mensonge, les menues fourberies qui sont les armes des faibles opprimés, pour se défendre, les stratagèmes félins comparables au jiu-jitsu des Japonais, ne seront plus mis par elle en usage vis-à-vis de l’homme devenu son associé.

Nous l’observons aujourd’hui, à l’heure de ses courageux débuts sur une voie où elle marche à grands pas. Envers et contre tous, elle ira loin et je ne doute pas qu’à son tour elle ne sache « nous en boucher un coin considérable ».

Octave UZANNE


(*) Article publié dans La Dépêche du jeudi 21 juin 1928, et non dans L’Écho de Paris comme l’affirmait Jules Bois dans sa lettre, écrite sans doute dès le lendemain, le vendredi 22 juin. Réagissant à chaud, il ne voulait visiblement pas laisser traîner ce contentieux entre hommes de lettres. Octave Uzanne avait alors 78 ans. S’agit-il, comme aimerait le croire Bois, d’un simple oubli de mémoire ? Rien n’est certain : Uzanne conserva jusqu’à sa mort, trois ans plus tard, une remarquable lucidité. L’hypothèse d’un oubli volontaire paraît plus vraisemblable, ce que Bois lui reprochait implicitement. Ce dernier devait mourir en 1943. Jules Bois avait en effet publié en 1896 son Ève nouvelle (Paris, Chailley). Cet ouvrage, à la fois manifeste littéraire et spirituel, conférait à la femme moderne une mission centrale : affranchie des servitudes imposées par l’homme, émancipée intellectuellement, économiquement et moralement, elle devenait l’agent d’une régénération sociale et mystique de l’humanité. Bois se plaçait ainsi à la croisée du féminisme naissant, de l’utopie sociale et de la littérature symboliste. Son livre fit grand bruit, valut à son auteur une réputation durable et l’imposa comme un allié, certes singulier, du mouvement féministe, bien qu’imprégné de mysticisme et d’ésotérisme. On comprend dès lors son irritation lorsqu’Uzanne, le 21 juin 1928, publia dans La Dépêche une longue chronique intitulée elle aussi L’Ève nouvelle. Avec son style ironique et visionnaire, il y dressait le portrait d’une génération de jeunes femmes indépendantes, informées, provocantes, qui rejetaient les carcans sociaux. Même la maternité n’était plus envisagée comme une fatalité, mais comme une décision grave, parfois malthusienne, à rebours du discours nataliste dominant. Pour Uzanne, cette « Ève » en formation saurait balayer les préjugés, réduire l’autorité masculine excessive et cheminer vers l’égalité, non par rivalité, mais par complémentarité d’intelligences — l’homme raisonneur, la femme intuitive — formant ensemble une puissance d’esprit. Or, ce texte moderne par certains aspects reprenait, sans le citer, l’intuition centrale de Bois : la femme comme clé d’un nouvel âge social et spirituel. D’où la lettre indignée de l’écrivain symboliste, qui voyait là non pas un hasard mais un effacement délibéré de son apport. Derrière cet échange se profile une fracture générationnelle : Uzanne, témoin du XIXe siècle finissant, oscillant entre admiration et ironie ; Bois, militant mystique du féminisme fin-de-siècle, persuadé que l’avenir spirituel de l’humanité passait par la femme. Deux visions de l’Ève nouvelle se croisent ainsi : l’une journalistique et caustique, l’autre prophétique et ardente. La petite histoire a retenu les deux : Uzanne, chroniqueur habile qui flairait l’air du temps, et Bois, visionnaire enflammé qui, dès 1896, avait donné voix aux espérances d’émancipation féminine.

(**) Le passage : « L’égoïsme masculin, si autoritaire, caractérisa une omnipotence, jusqu’ici trop despotique et excessive, vis-à-vis de l’enfant malade et douze fois impure, lasse enfin d’être l’esclave… » soulève une difficulté. L’expression « l’enfant malade et douze fois impure » ne s’accorde ni avec la logique du propos ni avec le style habituel d’Uzanne. Deux hypothèses s’imposent : soit une erreur typographique ou de montage due à l’atelier de composition de La Dépêche (cas fréquent dans ce journal), soit une maladresse stylistique, Uzanne ayant peut-être voulu comparer la femme à « l’enfant malade », figure de faiblesse et de dépendance, sans que la suite « douze fois impure » trouve de justification. L’explication la plus vraisemblable demeure celle de la coquille de presse. Une restitution cohérente serait alors : « …jusqu’ici trop despotique et excessive vis-à-vis de la femme, lasse enfin d’être l’esclave… », formulation en accord avec l’ensemble de l’article et la pensée d’Uzanne.


Article publié le mercredi 17 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

vendredi 12 septembre 2025

Notre Époque : La Jeune Allemagne | Article publié par Octave Uzanne dans la Dépêche du Vendredi 18 juillet 1913 | « Le modèle de tout jeune Allemand, le type humain parfait, respectable et enviable, c’est l’officier ».


NOTRE ÉPOQUE

La Jeune Allemagne (*)


De nombreuses enquêtes sur l’état d’esprit et les aspirations de la jeunesse française contemporaine ont passionné récemment l’opinion de notre pays. Nous avons cru pouvoir y découvrir un réveil de l’énergie nationale, un désir manifeste de santé et de force physique chez nos jeunes hommes et un idéal intellectuel dépourvu de mièvreries et sentimentalités excessives du Romantisme. Nous voyons déjà nos nouvelles générations à l’œuvre, recherchant, non plus seulement la suprématie de la pensée, de l’art original et de la science expérimentale, mais aussi les records de l’endurance et de la force dans nombre de sports athlétiques où l’on ne s’attendait guère à voir triompher des champions français.

Un de nos écrivains les plus avertis de la mentalité qui existe actuellement en Allemagne, M. François Poncet, qui fut élevé à Berlin et séjourne fréquemment à Berlin et dans les États de l’Empire, vient d’avoir la bonne inspiration de nous révéler ce qui nous importe également de connaître, c’est-à-dire Ce que Pense la Jeunesse allemande. Nous avions déjà L’Enigme allemande, livre récent de M. Georges Bourdon, et les longues enquêtes de grand reportage de M. Jules Huret. Le travail de M. Poncet ne fait certes pas double emploi. Il ne s’y agit plus, ici, d’interviews plus ou moins sensationnelles, d’impressions consignées au cours d’un voyage déterminé, d’observations consciencieusement notées et exprimées. L’auteur a vécu parmi la jeunesse allemande, à Stuttgart, à Dresde, à Munich et dans la capitale de la Prusse. Il s’est mêlé à l’existence des étudiants ; il a pris conscience de cette machine de guerre formidable qu’est l’Allemagne, dont partout, même dans les milieux universitaires, il a senti la puissance et retrouvé les rouages et constaté l’organisme apparent. Il a compris que si, par nature, l’Allemand n’est pas un guerrier, mais plutôt un être placide et familial, son caractère présente une capacité vaniteuse, une énergie d’orgueil extraordinaires ; il a senti que le mot de patrie vibre partout à l’unisson, au-dessus de tous les partis, de tous les intérêts et que dans tout l’Empire, même parmi les socialistes militants, il n’est pas un citoyen allemand qui ne soit prêt à accepter d’une âme enthousiaste la nécessité d’une guerre, sans même en vouloir discuter les raisons, avec une discipline inattaquable et une foi profonde dans l’avenir et la grandeur de la race allemande.

M. François Poncet n’oublie pas que les grands hommes dont s’honore l’Allemagne ont été des prédicateurs d’humanité et de fraternité universelle, que presque tous furent épris d’un idéal de civilisation et de culture intellectuelle se développant sans trêve au milieu d’une paix définitive. Il nous fait souvenir que Lessing déclarait ignorer cette faiblesse qu’on nomme patriotisme, que Gœthe rêvait de fonder une littérature européenne et des États-Unis d’Europe ; que Kant a rédigé un projet de paix perpétuelle ; que Schiller s’efforça toute une partie de sa vie à découvrir les moyens de pacifier les hommes en les rendant perméables à la culture esthétique ; cependant l’auteur doit bien reconnaître que l’état militaire constitue partout un édifice hiérarchique de la plus grande puissance, que la jeunesse universitaire, considérée comme une caste, est un solide pilier de cet édifice de fer et que ce pilier est extraordinairement homogène et inattaquable par les courants d’idées.

« La patrie est tout l’idéal des jeunes étudiants, écrit M. François Poncet. Ils n’ont pas le droit de vote. Les plus révolutionnaires d’entre eux (ils sont quelques-uns) s’interdisent toute propagande politique, toute adhésion à un parti quelconque. Il est établi comme un dogme que l’étudiant allemand doit demeurer en dehors de la politique. L’étudiant qui l’oublierait et se laisserait aller à un acte de politique active, hostile au gouvernement, recevait sans tarder le Consilium abeundi. La jeunesse allemande n’a donc pas de jeunesse politique. On la lui confisque. Au sortir de la tutelle universitaire, elle passe directement dans des cadres tout faits. Elle adopte les opinions que son métier lui impose. Elle est patriotique et gouvernementale. Elle a la mentalité de ce brave père de famille prussien auquel son fils disait : « Papa, je ne peux décidément pas croire à l’existence d’un Dieu personnel ! » Et le père de répondre : « Mon garçon, que tu croies à Dieu ou que tu n’y croies pas, cela n’a aucune espèce d’importance. Mais à l’École, tu ne dois l’oublier, la consigne est de croire à Dieu ! »

Ainsi, tout est caporalisé, même dans les corporations universitaires qui forment l’institution la plus conservatrice de l’Allemagne. La jeunesse allemande n’est pas cependant, comme le lui reprochait Liebknecht, dans un discours récent, dépourvue d’idéalisme. Elle fait montre d’un idéalisme d’État. Elle est, selon le cœur de ceux qui gouvernent l’État, inféodée aux puissances du jour. Elle ne ressemble pas à celle de 1830. Elle ne marche pas à l’avant-garde, persécutée et frémissante, vers un avenir de liberté et d’apaisement. Elle porte des liens qui ne lui pèsent pas.

L’étude de M. François Poncet peut, du point de vue de nos idées indépendantes et volontiers batailleuses, nous faire prendre peut-être en commisération cette domestication complète de l’idéal de la jeunesse germanique, mais du point de vue de la force matérielle et de l’unité allemande, elle doit nous rendre plutôt graves et enclins au pessimisme. En cas de guerre, ce caporalisme outrancier, cette communion patriotique, cette discipline des esprits, cette foi religieuse dans l’autorité de l’État, dans sa sagesse, cet aveuglement volontaire à accomplir sans prétendre le discuter tout devoir militaire, cette soumission au souverain vénéré et aussi divinisé qu’un Mikado, au Japon, constitueraient, on ne saurait le contester, des éléments d’action impulsive et de cohésion disciplinée qu’il est sage et prudent de comparer avec ceux que nous pourrions leur opposer, en toute connaissance des contrastes de races. Les jeunes Allemands semblent rien attendre du socialisme ; ils répètent volontiers la phrase connue : « Le jour où il y aura trop de socialistes au Reichstag, il suffira d’y faire entrer huit lieutenants de la garde ! » Et si on objecte que c’est faire peu de cas du Reichstag, d’aucuns ripostent avec conviction : « Le Reichstag, c’est une simple concession au goût du jour. » Il ne faut pas que l’Allemagne donne l’impression d’un État trop peu moderne. Tant que le gouvernement aura pour lui la bourgeoisie et l’armée, que pourront les socialistes ? La discipline militaire ploie, anéantit le jeune ouvrier à tendances socialo-démocratiques. Impossible qu’il bronche. Le modèle de tout jeune Allemand, le type humain parfait, respectable et enviable, c’est l’officier. L’étudiant le copie ; il marche, il se coiffe, dresse ses moustaches et salue comme lui, en joignant les talons. Il sent qu’une solidarité étroite les unit. Tous estiment que le monde doit appartenir logiquement et nécessairement aux anglo-saxons, que les latins ont fini leur rôle en Europe, et que la France est de quantité et de qualité négligeables. Il est entendu qu’elle décroît, déchoit et doit disparaître de la liste des grandes nations. Le mot qui résume leur jugement sur nous et qu’on entend souvent, celui qui est au fond de tous ces jeunes cerveaux, c’est : « Graculi ».

M. André-François Poncet nous conduit chez les étudiants libres, où il nous indique les intellectuels pour nous témoigner à quel degré ceux-ci sont traqués, mésestimés, relégués dans des brasseries presque mises à l’index. Les choses de l’esprit ont si peu d’importance en Allemagne. L’écrivain de Ce que pense la jeunesse allemande ne cherche point à nous cacher ses profondes angoisses : son livre mérite assurément d’être lu ; il est documenté, vigoureux et sévère. Si nous devons le juger en tant que portrait fidèle de cette Allemagne militaire contemporaine où, même la culture des esprits est organisée en vue d’un rendement patriotique et militaire. Tout y tend à l’armée qui aimante et oriente les forces vives du pays. Demain, pense M. Poncet, après cette étude des générations nouvelles, ce sera la même chose. Demain, je prétends que ce sera pire, car la conscience réfléchie du rôle que l’Allemagne peut espérer jouer dans le monde, se développe sans arrêt, et la fidélité au pouvoir sera de moins en moins aveugle tout en restant une fidélité absolue ».

Ce sont là des vérités dont nous prenons l’assurance lorsque nous séjournons sérieusement en Allemagne. Nous n’avons donc rien à attendre de la jeunesse allemande ! Apprenons à la bien connaître sans nous illusionner et, s’il le faut, à la combattre.

OCTAVE UZANNE.


(*) Article publié dans la Dépêche du Vendredi 18 juillet 1913. Dans cet article paru dans La Dépêche du 18 juillet 1913, Octave Uzanne, alors âgé de 62 ans, livre une réflexion sur l’état d’esprit de la jeunesse allemande en s’appuyant sur l’enquête de François Poncet. Alors que la jeunesse française se découvre selon lui une vigueur nouvelle, tournée vers la santé, le sport et un idéal intellectuel plus sobre, Uzanne souligne que la jeunesse allemande, privée de véritable liberté politique, est entièrement encadrée par l’État et par l’armée. Les étudiants vivent dans un univers caporalisé, où patriotisme et discipline priment sur toute autre valeur, et où l’officier incarne le modèle humain parfait. La culture intellectuelle elle-même se trouve orientée vers le service de la nation, au détriment des libres esprits relégués en marge. Poncet rappelle l’héritage pacifiste et humaniste de grands penseurs allemands, mais constate que la génération contemporaine est imprégnée d’idéalisme d’État et d’un militarisme omniprésent.

Ce texte, rédigé un an à peine avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, illustre bien les inquiétudes françaises face à la montée en puissance de l’Allemagne impériale. Uzanne projette dans sa lecture de la jeunesse allemande les craintes d’une France consciente de son isolement et de sa vulnérabilité. Le contraste dressé entre des jeunes Français en quête de vitalité individuelle et des jeunes Allemands soudés dans une cohésion militaire et patriotique résonne comme une mise en garde : le danger ne réside pas seulement dans la force matérielle de l’Empire, mais aussi dans l’endoctrinement et l’unité psychologique d’une génération déjà prête à la guerre.


Article publié le vendredi 12 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

mercredi 10 septembre 2025

Notre époque : L'Esprit allemand, contempteur des Français | Article publié dans la Dépêche du dimanche 30 mars 1913 | "Pour ce qui est de la France ou du génie français, l’Allemand ne professe que du dédain ou du mépris."

NOTRE ÉPOQUE


L’Esprit allemand

Contempteur des Français (*)


Au cours d’un précédent article, j’ai pris soin d’exposer l’état actuel d’exaspération de la vanité allemande et l’assurance que manifestent chaque jour davantage les sujets du Kaiser, d’être les premiers dans le monde, même dans le domaine de l’esprit, de la science, des arts et du goût. Cette outrecuidance est devenue générale. On en trouve le témoignage dans la presse quotidienne, dans les revues, dans les publications de toute nature, aussi bien que dans les discours prononcés sur tous sujets et à tout propos, et dans les entretiens journaliers des militaires, des bourgeois et des intellectuels.

Les Allemands ont la hantise de la suprématie à un tel degré qu’ils s’efforcent de découvrir des origines germaniques chez tous les génies puissants qui se sont développés dans d’autres nations que la leur. Ils revendiquent comme Germains Shakespeare et Bacon, Léonard de Vinci et aussi — c’est un comble — Napoléon. Leur procédé est simple : ils mesurent le crâne de tous les « surhommes » et découvrent avec complaisance que leurs têtes appartiennent à la grande famille germanique, caractérisée par la boîte crânienne oblongue des dolichocéphales. Ainsi, ils prouvent — ou croient prouver ingénieusement — que tous les êtres dont s’enorgueillit l’humanité civilisée descendent de l’anthropoïde germanique.

Pour ce qui est de la France ou du génie français, l’Allemand ne professe que du dédain ou du mépris. Cependant, comme il est faux-bonhomme, prévenant, flatteur et obséquieux, il se garde bien de laisser voir ses sentiments lorsqu’il se trouve face à face avec un représentant de l’ennemi héréditaire. Il n’est alors courbettes qu’il ne fasse, compliments qu’il ne prodigue, politesses qu’il ne distille, louanges qu’il ne saurisse de qualificatifs les plus fleuris et les plus redondants.

Il convient d’être averti de ne pas s’y laisser prendre, comme le font tant de compatriotes qui voyagent outre-Rhin. Je fus, pour ma part, longtemps séduit par la fausse urbanité de nos vainqueurs, et je mis quelque réflexion avant de reconnaître les amertumes dissimulées sous le sirop des prévenances excessives et mensongères. Il est certain qu’on enseigne aux jeunes Allemands, naturellement enclins aux hypocrisies sociales, l’art de dissimuler leurs dédains envers ceux dont ils sont les contempteurs, et aussi la science de vaseliner habilement leurs relations avec les étrangers, en faisant usage de la pommade ultra-parfumée des éloges sur leur patrie et de l’onction des locutions bienveillantes sur l’individualité de leur interlocuteur.

Ces admirables commerçants que sont tous les Germains, patients, laborieux, opiniâtres à se faufiler partout, prompts à sacrifier leurs dégoûts à leurs intérêts, savent tout ce qu’ils ont à gagner à se montrer affables ; car s’ils furent nos vainqueurs il y a plus de quarante ans, sur les champs de bataille de notre propre territoire, ils le deviennent chaque jour de nouveau sur le terrain économique et sur tous les marchés du monde. Ils nous envahissent pacifiquement, font surgir partout des établissements industriels et commerciaux dans nos provinces, et c’est par milliers que les enfants de Germanie passent la frontière pour s’établir à Paris et dans nos principales grandes villes, afin de nous y concurrencer et de nous y espionner sans danger.

C’est entre eux principalement qu’il faut les entendre parler de cette France qui ne leur est que trop hospitalière, et de ces Français qui leur sont souvent si serviables et si confiants. On apprend alors jusqu’à quel degré ils nous rabaissent, nous exploitent, et quels sont leurs efforts méthodiques pour parvenir à confisquer peu à peu notre nation à leur profit.

Cette guerre franco-allemande, dont on redoute humainement le retour, a lieu aujourd’hui à notre insu, alors que nous n’en percevons point les ruses et les traîtrises. Elle se fait dans le sein même de notre nation, où les activités germaniques s’exercent sans relâche. Nous en voyons les témoignages dans nos ports, où les bateaux colossaux des grandes lignes de Brême ou de Hambourg viennent cueillir des marchandises et des passagers. Sur tous les marchés industriels, hélas ! nous rencontrons nos vainqueurs poursuivant imperturbablement leurs nouvelles victoires. Ils nous « savonnent les yeux ».

Nous ne voyons même plus leurs conquêtes quotidiennes ; nous ne sentons plus l’envahissement progressif. Nous n’avons plus conscience qu’une énergique libération du territoire s’imposerait dès aujourd’hui, en pleine paix, si nous prétendons vraiment vouloir reprendre possession de toute l’intégrité de nos forces nationales. On peut affirmer qu’une enquête rigoureusement faite pour relever non seulement le nombre des sujets allemands établis en France, mais surtout les usines, fabriques, entrepôts, maisons de négoce, etc., donnerait un résultat stupéfiant, dont nous ne pouvons, à première vue, nous faire une idée exacte.

Ce qui contribue à cette guerre, ayant pour but de réduire lentement notre nation à l’impuissance absolue, c’est la campagne continue qui est faite au prestige français dans l’empire allemand et dans tous les pays sous sa dépendance, y compris la Russie, où l’influence germanique est encore considérable, quoi que nous en puissions penser. La production française — scientifique, industrielle, littéraire, artistique, élégante — est partout discréditée à l’étranger en raison du patient et impitoyable dénigrement haineux provenant d’Allemagne.

Il suffit de lire les journaux, revues et livres critiques qui paraissent en nombre si considérable dans l’empire de Guillaume II, pour être renseigné sur la mauvaise foi qui règne à notre égard chez nos voisins de l’Est, occupés à notre sujet soit à nous décrier, soit à ignorer aveuglément nos œuvres maîtresses, nos hommes éminents, nos inventeurs, nos philosophes, nos ingénieurs, nos clairs esprits scientifiques.

Les Allemands ne mettent en avant que ce qui peut affirmer notre état de corruption ou notre légèreté, c’est-à-dire nos écrivains pornographes, nos vaudevilles ou nos opérettes dissolues, ainsi que les reproductions des plus écœurantes caricatures, qui ne sont pas toujours originaires de Paris, mais dont on se sert pour effarer l’opinion et imposer l’image d’une France déchue, effondrée dans la débauche et dans l’ordure.

Pour donner des références valables de ce que j’avance, il me faudrait citer des textes d’articles de journaux ou de revues, des pages de livres — et cela est tout à fait impossible dans les limites d’une causerie fugitive. Soyez bien convaincus, toutefois, que si le public allemand lit quelques romans français, il méprise absolument les sommités de notre littérature. Il estime que le Français est trop superficiel (zu oberflächlich) pour créer des chefs-d’œuvre appréciables.

C’est pourquoi n’importe quel libraire de Munich, de Leipzig, de Berlin, de Dresde ou de Hanovre nous dira que les auteurs contemporains étrangers les plus lus en Allemagne sont : Kipling, Wells, Mark Twain, d’Annunzio, Sienkiewicz, Ibsen, Gorki, Tchekhov, Tourgueniev, Bjørnson, Andreïev, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Kielland, Dostoïevski et Guy de Maupassant. Ainsi, un seul nom français parmi tant de noms anglais, slaves ou scandinaves.

Il y a quelques années, un périodique allemand de grande vulgarisation ouvrit une enquête internationale sur la question : La France est-elle en décadence ? Les réponses qui parvinrent d’Angleterre, de Suède, de Norvège, d’Italie furent tour à tour désobligeantes ou flatteuses pour notre amour-propre, mais aucun Allemand — sauf Nordau, qui est israélite et travaille à Paris — ne sut énoncer une opinion favorable à la France, ni le philosophe Wundt, ni Haeckel, ni Hauptmann, ni Arno Holz. Ce dernier répondit en faisant l’éloge de sa nation : « L’Allemagne possède aujourd’hui les plus grands dramaturges, les plus merveilleux poètes, les romanciers les plus considérables, les premiers penseurs et les plus grands savants du monde. » De la France, pas un traître mot. Tel est l’esprit tudesque.

Nietzsche a exprimé nettement l’âme germanique en s’écriant : « Soyons durs ! » Les Allemands sont âprement impitoyables à tous ceux dont la force ne leur impose pas le respect. Ils justifient mieux que tous autres, dans l’univers, le Vae victis. — Ne l’oublions pas. Ne nous illusionnons pas, surtout, ni sur le socialisme allemand, ni sur l’évolution politique qui peut modifier l’empire germanique. Pour tenir en échec, même moralement, nos mauvais voisins, ne soyons ni trop conciliants, ni trop faibles. À tant de dédain, répondons par la fierté, et surtout efforçons-nous de mieux connaître nos ennemis, de les juger aussi bien qu’ils nous jugent. Envoyons nos fils chez eux avec autant de volonté qu’ils en mettent à envoyer les leurs en masse dans notre pays, dont ils veulent faire le leur le plus rapidement possible.

Pénétrons-les, observons-les, connaissons-les avant tout. Ce sera pour nous une force qui, aujourd’hui, nous manque encore déplorablement, qu’il serait nécessaire d’acquérir si nous ne voulons pas être conquis sans avoir su combattre.

OCTAVE UZANNE


(*) Article publié dans la Dépêche du dimanche 30 mars 1913. Dans cet article publié en mars 1913, Octave Uzanne décrit l’Allemagne impériale comme une puissance vaniteuse et méprisante, obsédée par la suprématie intellectuelle et culturelle autant qu’économique. Selon lui, les Allemands revendiquent abusivement les grands génies de l’humanité comme d’origine germanique, affichent en façade une politesse flatteuse mais nourrissent en réalité un profond dédain envers la France. Il dénonce une « invasion pacifique » à travers le commerce, l’industrie et l’espionnage, ainsi qu’une campagne de propagande visant à discréditer la production française dans le monde et à présenter la France comme corrompue et décadente. Pour Uzanne, la véritable guerre est déjà en cours, invisible mais implacable, et il exhorte ses compatriotes à se défendre par la vigilance et la fierté nationale. Ce texte s’inscrit dans le climat de défiance et de tensions franco-allemandes qui précède immédiatement la Première Guerre mondiale. Quarante ans après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, la peur d’une revanche allemande hante encore l’opinion française. Uzanne traduit cette inquiétude en insistant sur les menaces économiques, culturelles et morales, perçues comme autant de fronts d’une guerre larvée avant le conflit ouvert de 1914. Sa diatribe, empreinte de stéréotypes et d’un nationalisme ardent, illustre bien l’état d’esprit d’une partie des élites françaises qui redoutaient l’expansion de l’Empire allemand. L’article résonne ainsi comme un document révélateur de la montée des antagonismes européens, dans un contexte où la presse préparait aussi les esprits à l’éventualité d’un affrontement armé.


Publié le mercredi 10 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

lundi 8 septembre 2025

L'indéfini des sexes, par Octave Uzanne | Article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926 | "le très curieux transformisme de la femme"


Manuscrit autographe signé (4 demi feuillets) avec corrections

Tous droits réservés | Bertrand Hugonnard-Roche


L'indéfini des sexes. (*)


Je lisais récemment dans un recueil de critique des mœurs les lignes suivantes :

« Il est, dans l’histoire de l’humanité, des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse. Quand ces fusions contre nature se produisent, c’est toujours pour que l’ordre normal de la vie soit davantage troublé. La femelle absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus là ni mâle ni femelle, mais on ne sait quelle substance neutre qui est une pâtée à vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler. »

Les moralistes qui croient toujours nécessaire de borner le champ de vision de leurs observations et de manifester leur sollicitude inquiète pour une seule nation qui, généralement, est la leur, oublient que les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes, peut fort bien se généraliser dans l’univers entier. C’est précisément ce qui arrive dans le très curieux transformisme de la femme qui se fait voir de plus en plus décidée à une évolution garçonnière davantage accusée, mais déjà très visible et sensible.

La métamorphose est sortie de l’état larvaire, si je puis dire, et même de la période de la nymphe. Elle apparaît si manifeste qu’elle inquiète et perturbe les sages personnes encore acagnardées dans la formule des mœurs patriarcales du milieu du siècle dernier et même les très vieux survivants des vingt années de corruption impériale. Les bonnes gens se montrent déconcertés et s’affligent des conséquences prochaines d’une telle révolution qui détruit chaque jour un peu plus les fragiles barrières érigées par la coutume vénérée de nos pères à délimiter les droits, devoirs, prérogatives et distinctions de chacun des deux sexes.

*

* *

Guy de Maupassant, à l’heure de sa plus grande vogue, avait écrit un de ses essais les plus amusants et spirituels sur les contrastes, oppositions et antagonismes qui existent entre l’homme et la femme. C’était, si j’ai bonne souvenance, une controverse très drolatique ouverte à une table de commis voyageur, sur tous les caractères, jugements à l’inverse, dissemblances de tempérament, disparités dans la sensibilité des deux sexes, assujettis l’un au raisonnement logique, l’autre à la seule émotivité sentimentale, d’où conflits, hostilités, luttes, rapprochements délicieux, séparations acerbes, reprises d’harmonies enchantées, besoins de contact et de solutions de continuité. Cela jusqu’à l’accalmie de l’âge qui atténue, refroidit et pacifie l’ardeur souvent désordonnée des passions alimentées par notre vieil Eros.

Les thèses soutenues étaient exposées avec humour, les uns apportaient une sereine contradiction à cette hostilité des sexes et reconnaissaient à la fille d’Eve des vertus intimes au moins dignes de celles du mâle, déclarant qu’il ne devait être question d’un sexus sequar ou d’une infériorité réelle de cette éternelle mineure à laquelle nous devons tant.

Un des assistants quelque peu abruti par la chaleur communicative du banquet se levait et clamait avec indignation : « Enfin, messieurs, vous admettrez bien qu’entre Elles et Nous, il y ait une petite différence ? »

Cette intervention burlesque provoquait aussitôt une irrésistible vague d’hilarité déferlant sur le cénacle, et tous les convives debout, joyeusement, s’écriaient, le verre en main, avec le geste rituel du toast :

Hourra ! hourra ! pour la petite différence !!

*

* *

Depuis la guerre, des mœurs nouvelles ont assurément modifié avec assez de preuves à l’appui et suffisamment de confrontations possibles, la nature morale, plastique et significative de la petite différence. Entre la femme de 1890 et celle dont nous avons la vision et l’approche quotidienne, la différenciation est très apparente, et la comparaison fait apparaître toute l’étendue de la dissemblance et des divergences.

Une influence gynandromorphique domine indéniablement la femme contemporaine. Celle-ci tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles devant aboutir aux buts qu’elle se propose d’atteindre. Elle aspire à l’équipondérance intellectuelle, à l’équivalence des emplois, des salaires dans tous les postes qu’elle convoite et dont elle parvient déjà chaque jour davantage à accroître le nombre et les degrés d’élévation. Elle entend surtout, dans l’ensemble de ses revendications, à quelque classe sociale qu’elle appartienne, assurer son affiliation à toutes les conquêtes d’indépendance du mâle et sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation, la mise à l’index au nom de la morale outragée et autres fariboles selon la formule d’un code d’honnêteté, de convenances et de pudeur qui a fait son temps et ne résiste pas au contrôle du bon sens et de la saine équité. Donc, égalité sur tous points et libération des multiples préjugés conventionnels dont, à travers les siècles dits de civilisation, elle a fait tous les frais et fut jusqu’à ce jour la seule et innocente victime.

La mode, toujours révolutionnaire par nature et aussi par besoin de maintenir sa prépondérance essentielle sur le monde féminin, ne se fit pas défaut de prêter son concours à ses dociles et fidèles dévotes. Elle ne voulut plus d’entraves dans le costume et, aussitôt, décréta la robe réduite à l’enchemisement du torse ondoyant et divers, le cou et la gorge libres, la jupe ne dépassant pas la longueur d’un kilt de montagnard écossais, les jambes livrées à la saine lumière, les bras aussi peu emprisonnés qu’on les peut concevoir selon les états atmosphériques. Enfin et surtout, triomphe définitif, rançon des témérités de Dalila sur la virilité de Samson, les cheveux furent tondus à la garçon, le chef dépossédé de ces longues toisons dont trop longtemps nos infortunées compagnes furent les captives, bien qu’elles les aient souvent portées comme un royal manteau de leur nudité. Lasse d’être chair à plaisir, comme l’homme, désabusée de la gloire, d’être chair à canon, la femme veut être près de nous la camarade, sans plus d’humilité, et la grande amie égalitaire.

*

* *

Les gens qui font montre d’aimables connaissances superficielles, devant cet effréné caprice qui pousse les femmes jeunes, mûres et même sénescentes chez les coiffeurs de Nessus pour se priver d’un apanage séculaire dont leurs aïeules tiraient une si grande vanité, ne se font pas faute de nous rappeler les heures licencieuses du Directoire où la vogue était d’afficher des coupes de cheveux dites à la victime, à la Titus ou à la Caracalla, dont les citoyennes raffolaient.

Ils nous disent qu’en ces temps de néo-paganisme, les indépendantes qui proclamaient le sacrement de l’adultère, avaient comme nos contemporaines un goût furieux pour des idées libres sous un crâne dégagé de ses ornements naturels. Alors on chantait à Frascati, au Palais-Royal, un peu partout, cet innocent couplet mirlitonesque :

Grâce à la mode
On n’a plus de cheveux (bis),
Ah ! que c’est commode.
Vraiment on est mieux.

Il ne faudrait pas en déduire que ce qui fut très passager au sortir de la Révolution le sera de même à l’heure actuelle. J’estime, pour de multiples raisons et points de vue, que nous ne reverrons pas de longtemps, si nous devons jamais les revoir, les longues et opulentes chevelures féminines chantées par Rabelais, Ronsard et tous les poètes de la Pléiade, sans parler des bardes romantiques.

La mode des cheveux courts n’est plus localisée à la France, ni même à l’Europe. Elle sévit sur le monde entier. Même en Chine, de hauts magistrats lancent des messages contre la mutilation du système pileux de la femme jaune, et la difficulté de distinguer les sexes qui se confondent de plus en plus dans l’Empire du Milieu.

L’auteur du décret interdisant dans le Céleste-Empire la coupe capillaire déclare qu’on voit des hommes ayant visages de femmes revêtir des vêtements féminins, tandis que la majorité des femmes affectent des allures masculines qui passent la mesure.

La Chine est un pays charmant, bien à la page. Il nous plaît qu’il en soit ainsi et qu’on ne puisse réserver à la France le monopole des modes auvergnates : mi-hommes, mi-femmes. Sous le règne de Henri III parut une satire intitulée L’Ile des Hermaphrodites. C’était localiser la maladie que d’insulariser ceux qui en étaient atteints.

Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué.

Octave Uzanne.


(*) article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926. Résumé et analyse : Ce texte tardif d’Octave Uzanne, paru en 1926 dans La Dépêche de Toulouse, sonne comme une méditation inquiète d’un vieil observateur des mœurs face à un monde qui lui échappe. Âgé de soixante-quinze ans, il ne décrit plus la coquetterie des Parisiennes ou les raffinements de la mode comme dans ses chroniques de la Belle Époque, mais s’interroge sur ce qu’il appelle la « confusion des sexes ». Sa plume demeure vive, parfois ironique, mais la fantaisie laisse place à un ton presque crépusculaire : celui d’un moraliste qui constate l’effacement de frontières autrefois considérées comme intangibles. L’intérêt majeur de cette chronique tient à sa position historique. Nous sommes au cœur des Années folles, quand la figure de la garçonne, rendue célèbre par Victor Margueritte, suscite autant de fascination que de scandale. Uzanne, nourri d’un imaginaire littéraire et historique où les rôles étaient clairement distribués, relie la modernité à des précédents plus ou moins subversifs : les coupes « à la victime » du Directoire, les mignons d’Henri III, l’« Île des Hermaphrodites ». Ce recours aux comparaisons érudites, parfois saugrenues, lui permet d’inscrire le présent dans une longue histoire de brouillage des genres. Ce qui frappe aussi, c’est la rhétorique naturalisante : métamorphoses d’insectes, phases larvaires et nymphales, la femme est décrite comme un organisme en perpétuelle mutation. Uzanne mêle ici le vocabulaire de la biologie à celui de la satire sociale, donnant à son texte une tonalité hybride, entre pseudo-science et chronique de boulevard. On retrouve cette manière si particulière de sa plume : érudite, paradoxale, volontiers provocatrice. Enfin, l’article témoigne d’un double mouvement. Conservateur, Uzanne regrette la disparition de la « petite différence » qui, à ses yeux, garantissait l’équilibre des rapports amoureux et sociaux. Mais il pressent en même temps que cette révolution des mœurs est irréversible et mondiale. Loin d’être une simple mode parisienne, elle traverse l’Europe et gagne même la Chine. Cette intuition confère au texte une dimension prophétique : un écrivain du XIXe siècle perçoit, au soir de sa vie, que la question des genres n’est plus une affaire marginale mais une transformation globale. Relire aujourd’hui l’article d’Octave Uzanne publié en 1926, c’est mesurer combien certaines de ses formules trouvent encore un écho dans nos débats du XXIᵉ siècle. Lorsqu’il évoque « des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse », difficile de ne pas penser aux polémiques actuelles autour de la fluidité des genres. Quand il constate que « les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes peuvent fort bien se généraliser dans l’univers entier », il anticipe déjà la mondialisation de ces questions identitaires. Plus encore, son observation selon laquelle « la femme contemporaine tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles » résonne étrangement avec nos préoccupations sur l’égalité salariale, l’éducation et la parité. Et lorsqu’il souligne que « [la femme] entend surtout assurer sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation », on croirait lire un manifeste annonçant la libération de la parole féminine. Enfin, son constat pessimiste – « Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué » – pourrait être repris tel quel dans une tribune contemporaine, tant il traduit à la fois l’inquiétude et la fascination devant la recomposition des identités.


Publié le lundi 8 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

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