vendredi 12 septembre 2025

Notre Époque : La Jeune Allemagne | Article publié par Octave Uzanne dans la Dépêche du Vendredi 18 juillet 1913 | « Le modèle de tout jeune Allemand, le type humain parfait, respectable et enviable, c’est l’officier ».


NOTRE ÉPOQUE

La Jeune Allemagne (*)


De nombreuses enquêtes sur l’état d’esprit et les aspirations de la jeunesse française contemporaine ont passionné récemment l’opinion de notre pays. Nous avons cru pouvoir y découvrir un réveil de l’énergie nationale, un désir manifeste de santé et de force physique chez nos jeunes hommes et un idéal intellectuel dépourvu de mièvreries et sentimentalités excessives du Romantisme. Nous voyons déjà nos nouvelles générations à l’œuvre, recherchant, non plus seulement la suprématie de la pensée, de l’art original et de la science expérimentale, mais aussi les records de l’endurance et de la force dans nombre de sports athlétiques où l’on ne s’attendait guère à voir triompher des champions français.

Un de nos écrivains les plus avertis de la mentalité qui existe actuellement en Allemagne, M. François Poncet, qui fut élevé à Berlin et séjourne fréquemment à Berlin et dans les États de l’Empire, vient d’avoir la bonne inspiration de nous révéler ce qui nous importe également de connaître, c’est-à-dire Ce que Pense la Jeunesse allemande. Nous avions déjà L’Enigme allemande, livre récent de M. Georges Bourdon, et les longues enquêtes de grand reportage de M. Jules Huret. Le travail de M. Poncet ne fait certes pas double emploi. Il ne s’y agit plus, ici, d’interviews plus ou moins sensationnelles, d’impressions consignées au cours d’un voyage déterminé, d’observations consciencieusement notées et exprimées. L’auteur a vécu parmi la jeunesse allemande, à Stuttgart, à Dresde, à Munich et dans la capitale de la Prusse. Il s’est mêlé à l’existence des étudiants ; il a pris conscience de cette machine de guerre formidable qu’est l’Allemagne, dont partout, même dans les milieux universitaires, il a senti la puissance et retrouvé les rouages et constaté l’organisme apparent. Il a compris que si, par nature, l’Allemand n’est pas un guerrier, mais plutôt un être placide et familial, son caractère présente une capacité vaniteuse, une énergie d’orgueil extraordinaires ; il a senti que le mot de patrie vibre partout à l’unisson, au-dessus de tous les partis, de tous les intérêts et que dans tout l’Empire, même parmi les socialistes militants, il n’est pas un citoyen allemand qui ne soit prêt à accepter d’une âme enthousiaste la nécessité d’une guerre, sans même en vouloir discuter les raisons, avec une discipline inattaquable et une foi profonde dans l’avenir et la grandeur de la race allemande.

M. François Poncet n’oublie pas que les grands hommes dont s’honore l’Allemagne ont été des prédicateurs d’humanité et de fraternité universelle, que presque tous furent épris d’un idéal de civilisation et de culture intellectuelle se développant sans trêve au milieu d’une paix définitive. Il nous fait souvenir que Lessing déclarait ignorer cette faiblesse qu’on nomme patriotisme, que Gœthe rêvait de fonder une littérature européenne et des États-Unis d’Europe ; que Kant a rédigé un projet de paix perpétuelle ; que Schiller s’efforça toute une partie de sa vie à découvrir les moyens de pacifier les hommes en les rendant perméables à la culture esthétique ; cependant l’auteur doit bien reconnaître que l’état militaire constitue partout un édifice hiérarchique de la plus grande puissance, que la jeunesse universitaire, considérée comme une caste, est un solide pilier de cet édifice de fer et que ce pilier est extraordinairement homogène et inattaquable par les courants d’idées.

« La patrie est tout l’idéal des jeunes étudiants, écrit M. François Poncet. Ils n’ont pas le droit de vote. Les plus révolutionnaires d’entre eux (ils sont quelques-uns) s’interdisent toute propagande politique, toute adhésion à un parti quelconque. Il est établi comme un dogme que l’étudiant allemand doit demeurer en dehors de la politique. L’étudiant qui l’oublierait et se laisserait aller à un acte de politique active, hostile au gouvernement, recevait sans tarder le Consilium abeundi. La jeunesse allemande n’a donc pas de jeunesse politique. On la lui confisque. Au sortir de la tutelle universitaire, elle passe directement dans des cadres tout faits. Elle adopte les opinions que son métier lui impose. Elle est patriotique et gouvernementale. Elle a la mentalité de ce brave père de famille prussien auquel son fils disait : « Papa, je ne peux décidément pas croire à l’existence d’un Dieu personnel ! » Et le père de répondre : « Mon garçon, que tu croies à Dieu ou que tu n’y croies pas, cela n’a aucune espèce d’importance. Mais à l’École, tu ne dois l’oublier, la consigne est de croire à Dieu ! »

Ainsi, tout est caporalisé, même dans les corporations universitaires qui forment l’institution la plus conservatrice de l’Allemagne. La jeunesse allemande n’est pas cependant, comme le lui reprochait Liebknecht, dans un discours récent, dépourvue d’idéalisme. Elle fait montre d’un idéalisme d’État. Elle est, selon le cœur de ceux qui gouvernent l’État, inféodée aux puissances du jour. Elle ne ressemble pas à celle de 1830. Elle ne marche pas à l’avant-garde, persécutée et frémissante, vers un avenir de liberté et d’apaisement. Elle porte des liens qui ne lui pèsent pas.

L’étude de M. François Poncet peut, du point de vue de nos idées indépendantes et volontiers batailleuses, nous faire prendre peut-être en commisération cette domestication complète de l’idéal de la jeunesse germanique, mais du point de vue de la force matérielle et de l’unité allemande, elle doit nous rendre plutôt graves et enclins au pessimisme. En cas de guerre, ce caporalisme outrancier, cette communion patriotique, cette discipline des esprits, cette foi religieuse dans l’autorité de l’État, dans sa sagesse, cet aveuglement volontaire à accomplir sans prétendre le discuter tout devoir militaire, cette soumission au souverain vénéré et aussi divinisé qu’un Mikado, au Japon, constitueraient, on ne saurait le contester, des éléments d’action impulsive et de cohésion disciplinée qu’il est sage et prudent de comparer avec ceux que nous pourrions leur opposer, en toute connaissance des contrastes de races. Les jeunes Allemands semblent rien attendre du socialisme ; ils répètent volontiers la phrase connue : « Le jour où il y aura trop de socialistes au Reichstag, il suffira d’y faire entrer huit lieutenants de la garde ! » Et si on objecte que c’est faire peu de cas du Reichstag, d’aucuns ripostent avec conviction : « Le Reichstag, c’est une simple concession au goût du jour. » Il ne faut pas que l’Allemagne donne l’impression d’un État trop peu moderne. Tant que le gouvernement aura pour lui la bourgeoisie et l’armée, que pourront les socialistes ? La discipline militaire ploie, anéantit le jeune ouvrier à tendances socialo-démocratiques. Impossible qu’il bronche. Le modèle de tout jeune Allemand, le type humain parfait, respectable et enviable, c’est l’officier. L’étudiant le copie ; il marche, il se coiffe, dresse ses moustaches et salue comme lui, en joignant les talons. Il sent qu’une solidarité étroite les unit. Tous estiment que le monde doit appartenir logiquement et nécessairement aux anglo-saxons, que les latins ont fini leur rôle en Europe, et que la France est de quantité et de qualité négligeables. Il est entendu qu’elle décroît, déchoit et doit disparaître de la liste des grandes nations. Le mot qui résume leur jugement sur nous et qu’on entend souvent, celui qui est au fond de tous ces jeunes cerveaux, c’est : « Graculi ».

M. André-François Poncet nous conduit chez les étudiants libres, où il nous indique les intellectuels pour nous témoigner à quel degré ceux-ci sont traqués, mésestimés, relégués dans des brasseries presque mises à l’index. Les choses de l’esprit ont si peu d’importance en Allemagne. L’écrivain de Ce que pense la jeunesse allemande ne cherche point à nous cacher ses profondes angoisses : son livre mérite assurément d’être lu ; il est documenté, vigoureux et sévère. Si nous devons le juger en tant que portrait fidèle de cette Allemagne militaire contemporaine où, même la culture des esprits est organisée en vue d’un rendement patriotique et militaire. Tout y tend à l’armée qui aimante et oriente les forces vives du pays. Demain, pense M. Poncet, après cette étude des générations nouvelles, ce sera la même chose. Demain, je prétends que ce sera pire, car la conscience réfléchie du rôle que l’Allemagne peut espérer jouer dans le monde, se développe sans arrêt, et la fidélité au pouvoir sera de moins en moins aveugle tout en restant une fidélité absolue ».

Ce sont là des vérités dont nous prenons l’assurance lorsque nous séjournons sérieusement en Allemagne. Nous n’avons donc rien à attendre de la jeunesse allemande ! Apprenons à la bien connaître sans nous illusionner et, s’il le faut, à la combattre.

OCTAVE UZANNE.


(*) Article publié dans la Dépêche du Vendredi 18 juillet 1913. Dans cet article paru dans La Dépêche du 18 juillet 1913, Octave Uzanne, alors âgé de 62 ans, livre une réflexion sur l’état d’esprit de la jeunesse allemande en s’appuyant sur l’enquête de François Poncet. Alors que la jeunesse française se découvre selon lui une vigueur nouvelle, tournée vers la santé, le sport et un idéal intellectuel plus sobre, Uzanne souligne que la jeunesse allemande, privée de véritable liberté politique, est entièrement encadrée par l’État et par l’armée. Les étudiants vivent dans un univers caporalisé, où patriotisme et discipline priment sur toute autre valeur, et où l’officier incarne le modèle humain parfait. La culture intellectuelle elle-même se trouve orientée vers le service de la nation, au détriment des libres esprits relégués en marge. Poncet rappelle l’héritage pacifiste et humaniste de grands penseurs allemands, mais constate que la génération contemporaine est imprégnée d’idéalisme d’État et d’un militarisme omniprésent.

Ce texte, rédigé un an à peine avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, illustre bien les inquiétudes françaises face à la montée en puissance de l’Allemagne impériale. Uzanne projette dans sa lecture de la jeunesse allemande les craintes d’une France consciente de son isolement et de sa vulnérabilité. Le contraste dressé entre des jeunes Français en quête de vitalité individuelle et des jeunes Allemands soudés dans une cohésion militaire et patriotique résonne comme une mise en garde : le danger ne réside pas seulement dans la force matérielle de l’Empire, mais aussi dans l’endoctrinement et l’unité psychologique d’une génération déjà prête à la guerre.


Article publié le vendredi 12 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

mercredi 10 septembre 2025

Notre époque : L'Esprit allemand, contempteur des Français | Article publié dans la Dépêche du dimanche 30 mars 1913 | "Pour ce qui est de la France ou du génie français, l’Allemand ne professe que du dédain ou du mépris."

NOTRE ÉPOQUE


L’Esprit allemand

Contempteur des Français (*)


Au cours d’un précédent article, j’ai pris soin d’exposer l’état actuel d’exaspération de la vanité allemande et l’assurance que manifestent chaque jour davantage les sujets du Kaiser, d’être les premiers dans le monde, même dans le domaine de l’esprit, de la science, des arts et du goût. Cette outrecuidance est devenue générale. On en trouve le témoignage dans la presse quotidienne, dans les revues, dans les publications de toute nature, aussi bien que dans les discours prononcés sur tous sujets et à tout propos, et dans les entretiens journaliers des militaires, des bourgeois et des intellectuels.

Les Allemands ont la hantise de la suprématie à un tel degré qu’ils s’efforcent de découvrir des origines germaniques chez tous les génies puissants qui se sont développés dans d’autres nations que la leur. Ils revendiquent comme Germains Shakespeare et Bacon, Léonard de Vinci et aussi — c’est un comble — Napoléon. Leur procédé est simple : ils mesurent le crâne de tous les « surhommes » et découvrent avec complaisance que leurs têtes appartiennent à la grande famille germanique, caractérisée par la boîte crânienne oblongue des dolichocéphales. Ainsi, ils prouvent — ou croient prouver ingénieusement — que tous les êtres dont s’enorgueillit l’humanité civilisée descendent de l’anthropoïde germanique.

Pour ce qui est de la France ou du génie français, l’Allemand ne professe que du dédain ou du mépris. Cependant, comme il est faux-bonhomme, prévenant, flatteur et obséquieux, il se garde bien de laisser voir ses sentiments lorsqu’il se trouve face à face avec un représentant de l’ennemi héréditaire. Il n’est alors courbettes qu’il ne fasse, compliments qu’il ne prodigue, politesses qu’il ne distille, louanges qu’il ne saurisse de qualificatifs les plus fleuris et les plus redondants.

Il convient d’être averti de ne pas s’y laisser prendre, comme le font tant de compatriotes qui voyagent outre-Rhin. Je fus, pour ma part, longtemps séduit par la fausse urbanité de nos vainqueurs, et je mis quelque réflexion avant de reconnaître les amertumes dissimulées sous le sirop des prévenances excessives et mensongères. Il est certain qu’on enseigne aux jeunes Allemands, naturellement enclins aux hypocrisies sociales, l’art de dissimuler leurs dédains envers ceux dont ils sont les contempteurs, et aussi la science de vaseliner habilement leurs relations avec les étrangers, en faisant usage de la pommade ultra-parfumée des éloges sur leur patrie et de l’onction des locutions bienveillantes sur l’individualité de leur interlocuteur.

Ces admirables commerçants que sont tous les Germains, patients, laborieux, opiniâtres à se faufiler partout, prompts à sacrifier leurs dégoûts à leurs intérêts, savent tout ce qu’ils ont à gagner à se montrer affables ; car s’ils furent nos vainqueurs il y a plus de quarante ans, sur les champs de bataille de notre propre territoire, ils le deviennent chaque jour de nouveau sur le terrain économique et sur tous les marchés du monde. Ils nous envahissent pacifiquement, font surgir partout des établissements industriels et commerciaux dans nos provinces, et c’est par milliers que les enfants de Germanie passent la frontière pour s’établir à Paris et dans nos principales grandes villes, afin de nous y concurrencer et de nous y espionner sans danger.

C’est entre eux principalement qu’il faut les entendre parler de cette France qui ne leur est que trop hospitalière, et de ces Français qui leur sont souvent si serviables et si confiants. On apprend alors jusqu’à quel degré ils nous rabaissent, nous exploitent, et quels sont leurs efforts méthodiques pour parvenir à confisquer peu à peu notre nation à leur profit.

Cette guerre franco-allemande, dont on redoute humainement le retour, a lieu aujourd’hui à notre insu, alors que nous n’en percevons point les ruses et les traîtrises. Elle se fait dans le sein même de notre nation, où les activités germaniques s’exercent sans relâche. Nous en voyons les témoignages dans nos ports, où les bateaux colossaux des grandes lignes de Brême ou de Hambourg viennent cueillir des marchandises et des passagers. Sur tous les marchés industriels, hélas ! nous rencontrons nos vainqueurs poursuivant imperturbablement leurs nouvelles victoires. Ils nous « savonnent les yeux ».

Nous ne voyons même plus leurs conquêtes quotidiennes ; nous ne sentons plus l’envahissement progressif. Nous n’avons plus conscience qu’une énergique libération du territoire s’imposerait dès aujourd’hui, en pleine paix, si nous prétendons vraiment vouloir reprendre possession de toute l’intégrité de nos forces nationales. On peut affirmer qu’une enquête rigoureusement faite pour relever non seulement le nombre des sujets allemands établis en France, mais surtout les usines, fabriques, entrepôts, maisons de négoce, etc., donnerait un résultat stupéfiant, dont nous ne pouvons, à première vue, nous faire une idée exacte.

Ce qui contribue à cette guerre, ayant pour but de réduire lentement notre nation à l’impuissance absolue, c’est la campagne continue qui est faite au prestige français dans l’empire allemand et dans tous les pays sous sa dépendance, y compris la Russie, où l’influence germanique est encore considérable, quoi que nous en puissions penser. La production française — scientifique, industrielle, littéraire, artistique, élégante — est partout discréditée à l’étranger en raison du patient et impitoyable dénigrement haineux provenant d’Allemagne.

Il suffit de lire les journaux, revues et livres critiques qui paraissent en nombre si considérable dans l’empire de Guillaume II, pour être renseigné sur la mauvaise foi qui règne à notre égard chez nos voisins de l’Est, occupés à notre sujet soit à nous décrier, soit à ignorer aveuglément nos œuvres maîtresses, nos hommes éminents, nos inventeurs, nos philosophes, nos ingénieurs, nos clairs esprits scientifiques.

Les Allemands ne mettent en avant que ce qui peut affirmer notre état de corruption ou notre légèreté, c’est-à-dire nos écrivains pornographes, nos vaudevilles ou nos opérettes dissolues, ainsi que les reproductions des plus écœurantes caricatures, qui ne sont pas toujours originaires de Paris, mais dont on se sert pour effarer l’opinion et imposer l’image d’une France déchue, effondrée dans la débauche et dans l’ordure.

Pour donner des références valables de ce que j’avance, il me faudrait citer des textes d’articles de journaux ou de revues, des pages de livres — et cela est tout à fait impossible dans les limites d’une causerie fugitive. Soyez bien convaincus, toutefois, que si le public allemand lit quelques romans français, il méprise absolument les sommités de notre littérature. Il estime que le Français est trop superficiel (zu oberflächlich) pour créer des chefs-d’œuvre appréciables.

C’est pourquoi n’importe quel libraire de Munich, de Leipzig, de Berlin, de Dresde ou de Hanovre nous dira que les auteurs contemporains étrangers les plus lus en Allemagne sont : Kipling, Wells, Mark Twain, d’Annunzio, Sienkiewicz, Ibsen, Gorki, Tchekhov, Tourgueniev, Bjørnson, Andreïev, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Kielland, Dostoïevski et Guy de Maupassant. Ainsi, un seul nom français parmi tant de noms anglais, slaves ou scandinaves.

Il y a quelques années, un périodique allemand de grande vulgarisation ouvrit une enquête internationale sur la question : La France est-elle en décadence ? Les réponses qui parvinrent d’Angleterre, de Suède, de Norvège, d’Italie furent tour à tour désobligeantes ou flatteuses pour notre amour-propre, mais aucun Allemand — sauf Nordau, qui est israélite et travaille à Paris — ne sut énoncer une opinion favorable à la France, ni le philosophe Wundt, ni Haeckel, ni Hauptmann, ni Arno Holz. Ce dernier répondit en faisant l’éloge de sa nation : « L’Allemagne possède aujourd’hui les plus grands dramaturges, les plus merveilleux poètes, les romanciers les plus considérables, les premiers penseurs et les plus grands savants du monde. » De la France, pas un traître mot. Tel est l’esprit tudesque.

Nietzsche a exprimé nettement l’âme germanique en s’écriant : « Soyons durs ! » Les Allemands sont âprement impitoyables à tous ceux dont la force ne leur impose pas le respect. Ils justifient mieux que tous autres, dans l’univers, le Vae victis. — Ne l’oublions pas. Ne nous illusionnons pas, surtout, ni sur le socialisme allemand, ni sur l’évolution politique qui peut modifier l’empire germanique. Pour tenir en échec, même moralement, nos mauvais voisins, ne soyons ni trop conciliants, ni trop faibles. À tant de dédain, répondons par la fierté, et surtout efforçons-nous de mieux connaître nos ennemis, de les juger aussi bien qu’ils nous jugent. Envoyons nos fils chez eux avec autant de volonté qu’ils en mettent à envoyer les leurs en masse dans notre pays, dont ils veulent faire le leur le plus rapidement possible.

Pénétrons-les, observons-les, connaissons-les avant tout. Ce sera pour nous une force qui, aujourd’hui, nous manque encore déplorablement, qu’il serait nécessaire d’acquérir si nous ne voulons pas être conquis sans avoir su combattre.

OCTAVE UZANNE


(*) Article publié dans la Dépêche du dimanche 30 mars 1913. Dans cet article publié en mars 1913, Octave Uzanne décrit l’Allemagne impériale comme une puissance vaniteuse et méprisante, obsédée par la suprématie intellectuelle et culturelle autant qu’économique. Selon lui, les Allemands revendiquent abusivement les grands génies de l’humanité comme d’origine germanique, affichent en façade une politesse flatteuse mais nourrissent en réalité un profond dédain envers la France. Il dénonce une « invasion pacifique » à travers le commerce, l’industrie et l’espionnage, ainsi qu’une campagne de propagande visant à discréditer la production française dans le monde et à présenter la France comme corrompue et décadente. Pour Uzanne, la véritable guerre est déjà en cours, invisible mais implacable, et il exhorte ses compatriotes à se défendre par la vigilance et la fierté nationale. Ce texte s’inscrit dans le climat de défiance et de tensions franco-allemandes qui précède immédiatement la Première Guerre mondiale. Quarante ans après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, la peur d’une revanche allemande hante encore l’opinion française. Uzanne traduit cette inquiétude en insistant sur les menaces économiques, culturelles et morales, perçues comme autant de fronts d’une guerre larvée avant le conflit ouvert de 1914. Sa diatribe, empreinte de stéréotypes et d’un nationalisme ardent, illustre bien l’état d’esprit d’une partie des élites françaises qui redoutaient l’expansion de l’Empire allemand. L’article résonne ainsi comme un document révélateur de la montée des antagonismes européens, dans un contexte où la presse préparait aussi les esprits à l’éventualité d’un affrontement armé.


Publié le mercredi 10 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

lundi 8 septembre 2025

L'indéfini des sexes, par Octave Uzanne | Article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926 | "le très curieux transformisme de la femme"


Manuscrit autographe signé (4 demi feuillets) avec corrections

Tous droits réservés | Bertrand Hugonnard-Roche


L'indéfini des sexes. (*)


Je lisais récemment dans un recueil de critique des mœurs les lignes suivantes :

« Il est, dans l’histoire de l’humanité, des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse. Quand ces fusions contre nature se produisent, c’est toujours pour que l’ordre normal de la vie soit davantage troublé. La femelle absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus là ni mâle ni femelle, mais on ne sait quelle substance neutre qui est une pâtée à vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler. »

Les moralistes qui croient toujours nécessaire de borner le champ de vision de leurs observations et de manifester leur sollicitude inquiète pour une seule nation qui, généralement, est la leur, oublient que les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes, peut fort bien se généraliser dans l’univers entier. C’est précisément ce qui arrive dans le très curieux transformisme de la femme qui se fait voir de plus en plus décidée à une évolution garçonnière davantage accusée, mais déjà très visible et sensible.

La métamorphose est sortie de l’état larvaire, si je puis dire, et même de la période de la nymphe. Elle apparaît si manifeste qu’elle inquiète et perturbe les sages personnes encore acagnardées dans la formule des mœurs patriarcales du milieu du siècle dernier et même les très vieux survivants des vingt années de corruption impériale. Les bonnes gens se montrent déconcertés et s’affligent des conséquences prochaines d’une telle révolution qui détruit chaque jour un peu plus les fragiles barrières érigées par la coutume vénérée de nos pères à délimiter les droits, devoirs, prérogatives et distinctions de chacun des deux sexes.

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Guy de Maupassant, à l’heure de sa plus grande vogue, avait écrit un de ses essais les plus amusants et spirituels sur les contrastes, oppositions et antagonismes qui existent entre l’homme et la femme. C’était, si j’ai bonne souvenance, une controverse très drolatique ouverte à une table de commis voyageur, sur tous les caractères, jugements à l’inverse, dissemblances de tempérament, disparités dans la sensibilité des deux sexes, assujettis l’un au raisonnement logique, l’autre à la seule émotivité sentimentale, d’où conflits, hostilités, luttes, rapprochements délicieux, séparations acerbes, reprises d’harmonies enchantées, besoins de contact et de solutions de continuité. Cela jusqu’à l’accalmie de l’âge qui atténue, refroidit et pacifie l’ardeur souvent désordonnée des passions alimentées par notre vieil Eros.

Les thèses soutenues étaient exposées avec humour, les uns apportaient une sereine contradiction à cette hostilité des sexes et reconnaissaient à la fille d’Eve des vertus intimes au moins dignes de celles du mâle, déclarant qu’il ne devait être question d’un sexus sequar ou d’une infériorité réelle de cette éternelle mineure à laquelle nous devons tant.

Un des assistants quelque peu abruti par la chaleur communicative du banquet se levait et clamait avec indignation : « Enfin, messieurs, vous admettrez bien qu’entre Elles et Nous, il y ait une petite différence ? »

Cette intervention burlesque provoquait aussitôt une irrésistible vague d’hilarité déferlant sur le cénacle, et tous les convives debout, joyeusement, s’écriaient, le verre en main, avec le geste rituel du toast :

Hourra ! hourra ! pour la petite différence !!

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Depuis la guerre, des mœurs nouvelles ont assurément modifié avec assez de preuves à l’appui et suffisamment de confrontations possibles, la nature morale, plastique et significative de la petite différence. Entre la femme de 1890 et celle dont nous avons la vision et l’approche quotidienne, la différenciation est très apparente, et la comparaison fait apparaître toute l’étendue de la dissemblance et des divergences.

Une influence gynandromorphique domine indéniablement la femme contemporaine. Celle-ci tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles devant aboutir aux buts qu’elle se propose d’atteindre. Elle aspire à l’équipondérance intellectuelle, à l’équivalence des emplois, des salaires dans tous les postes qu’elle convoite et dont elle parvient déjà chaque jour davantage à accroître le nombre et les degrés d’élévation. Elle entend surtout, dans l’ensemble de ses revendications, à quelque classe sociale qu’elle appartienne, assurer son affiliation à toutes les conquêtes d’indépendance du mâle et sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation, la mise à l’index au nom de la morale outragée et autres fariboles selon la formule d’un code d’honnêteté, de convenances et de pudeur qui a fait son temps et ne résiste pas au contrôle du bon sens et de la saine équité. Donc, égalité sur tous points et libération des multiples préjugés conventionnels dont, à travers les siècles dits de civilisation, elle a fait tous les frais et fut jusqu’à ce jour la seule et innocente victime.

La mode, toujours révolutionnaire par nature et aussi par besoin de maintenir sa prépondérance essentielle sur le monde féminin, ne se fit pas défaut de prêter son concours à ses dociles et fidèles dévotes. Elle ne voulut plus d’entraves dans le costume et, aussitôt, décréta la robe réduite à l’enchemisement du torse ondoyant et divers, le cou et la gorge libres, la jupe ne dépassant pas la longueur d’un kilt de montagnard écossais, les jambes livrées à la saine lumière, les bras aussi peu emprisonnés qu’on les peut concevoir selon les états atmosphériques. Enfin et surtout, triomphe définitif, rançon des témérités de Dalila sur la virilité de Samson, les cheveux furent tondus à la garçon, le chef dépossédé de ces longues toisons dont trop longtemps nos infortunées compagnes furent les captives, bien qu’elles les aient souvent portées comme un royal manteau de leur nudité. Lasse d’être chair à plaisir, comme l’homme, désabusée de la gloire, d’être chair à canon, la femme veut être près de nous la camarade, sans plus d’humilité, et la grande amie égalitaire.

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Les gens qui font montre d’aimables connaissances superficielles, devant cet effréné caprice qui pousse les femmes jeunes, mûres et même sénescentes chez les coiffeurs de Nessus pour se priver d’un apanage séculaire dont leurs aïeules tiraient une si grande vanité, ne se font pas faute de nous rappeler les heures licencieuses du Directoire où la vogue était d’afficher des coupes de cheveux dites à la victime, à la Titus ou à la Caracalla, dont les citoyennes raffolaient.

Ils nous disent qu’en ces temps de néo-paganisme, les indépendantes qui proclamaient le sacrement de l’adultère, avaient comme nos contemporaines un goût furieux pour des idées libres sous un crâne dégagé de ses ornements naturels. Alors on chantait à Frascati, au Palais-Royal, un peu partout, cet innocent couplet mirlitonesque :

Grâce à la mode
On n’a plus de cheveux (bis),
Ah ! que c’est commode.
Vraiment on est mieux.

Il ne faudrait pas en déduire que ce qui fut très passager au sortir de la Révolution le sera de même à l’heure actuelle. J’estime, pour de multiples raisons et points de vue, que nous ne reverrons pas de longtemps, si nous devons jamais les revoir, les longues et opulentes chevelures féminines chantées par Rabelais, Ronsard et tous les poètes de la Pléiade, sans parler des bardes romantiques.

La mode des cheveux courts n’est plus localisée à la France, ni même à l’Europe. Elle sévit sur le monde entier. Même en Chine, de hauts magistrats lancent des messages contre la mutilation du système pileux de la femme jaune, et la difficulté de distinguer les sexes qui se confondent de plus en plus dans l’Empire du Milieu.

L’auteur du décret interdisant dans le Céleste-Empire la coupe capillaire déclare qu’on voit des hommes ayant visages de femmes revêtir des vêtements féminins, tandis que la majorité des femmes affectent des allures masculines qui passent la mesure.

La Chine est un pays charmant, bien à la page. Il nous plaît qu’il en soit ainsi et qu’on ne puisse réserver à la France le monopole des modes auvergnates : mi-hommes, mi-femmes. Sous le règne de Henri III parut une satire intitulée L’Ile des Hermaphrodites. C’était localiser la maladie que d’insulariser ceux qui en étaient atteints.

Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué.

Octave Uzanne.


(*) article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926. Résumé et analyse : Ce texte tardif d’Octave Uzanne, paru en 1926 dans La Dépêche de Toulouse, sonne comme une méditation inquiète d’un vieil observateur des mœurs face à un monde qui lui échappe. Âgé de soixante-quinze ans, il ne décrit plus la coquetterie des Parisiennes ou les raffinements de la mode comme dans ses chroniques de la Belle Époque, mais s’interroge sur ce qu’il appelle la « confusion des sexes ». Sa plume demeure vive, parfois ironique, mais la fantaisie laisse place à un ton presque crépusculaire : celui d’un moraliste qui constate l’effacement de frontières autrefois considérées comme intangibles. L’intérêt majeur de cette chronique tient à sa position historique. Nous sommes au cœur des Années folles, quand la figure de la garçonne, rendue célèbre par Victor Margueritte, suscite autant de fascination que de scandale. Uzanne, nourri d’un imaginaire littéraire et historique où les rôles étaient clairement distribués, relie la modernité à des précédents plus ou moins subversifs : les coupes « à la victime » du Directoire, les mignons d’Henri III, l’« Île des Hermaphrodites ». Ce recours aux comparaisons érudites, parfois saugrenues, lui permet d’inscrire le présent dans une longue histoire de brouillage des genres. Ce qui frappe aussi, c’est la rhétorique naturalisante : métamorphoses d’insectes, phases larvaires et nymphales, la femme est décrite comme un organisme en perpétuelle mutation. Uzanne mêle ici le vocabulaire de la biologie à celui de la satire sociale, donnant à son texte une tonalité hybride, entre pseudo-science et chronique de boulevard. On retrouve cette manière si particulière de sa plume : érudite, paradoxale, volontiers provocatrice. Enfin, l’article témoigne d’un double mouvement. Conservateur, Uzanne regrette la disparition de la « petite différence » qui, à ses yeux, garantissait l’équilibre des rapports amoureux et sociaux. Mais il pressent en même temps que cette révolution des mœurs est irréversible et mondiale. Loin d’être une simple mode parisienne, elle traverse l’Europe et gagne même la Chine. Cette intuition confère au texte une dimension prophétique : un écrivain du XIXe siècle perçoit, au soir de sa vie, que la question des genres n’est plus une affaire marginale mais une transformation globale. Relire aujourd’hui l’article d’Octave Uzanne publié en 1926, c’est mesurer combien certaines de ses formules trouvent encore un écho dans nos débats du XXIᵉ siècle. Lorsqu’il évoque « des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse », difficile de ne pas penser aux polémiques actuelles autour de la fluidité des genres. Quand il constate que « les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes peuvent fort bien se généraliser dans l’univers entier », il anticipe déjà la mondialisation de ces questions identitaires. Plus encore, son observation selon laquelle « la femme contemporaine tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles » résonne étrangement avec nos préoccupations sur l’égalité salariale, l’éducation et la parité. Et lorsqu’il souligne que « [la femme] entend surtout assurer sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation », on croirait lire un manifeste annonçant la libération de la parole féminine. Enfin, son constat pessimiste – « Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué » – pourrait être repris tel quel dans une tribune contemporaine, tant il traduit à la fois l’inquiétude et la fascination devant la recomposition des identités.


Publié le lundi 8 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

jeudi 3 juillet 2025

L’Inassouvie, par Ant. Albalat. Paris, Ollendorff, 1882, in-12. — Prix : 3 fr. 50. Réception dans le Livre (10 novembre 1882)


L’Inassouvie, par Ant. Albalat. Paris, Ollendorff, 1882, in-12. — Prix : 3 fr. 50.

Dès la première page, un relent bien en vue, aussitôt suivi de la minutieuse description d’un « chœur de grenouilles, nous préviennent que le débutant s’enrôle sous le drapeau naturaliste. Alphonse Daudet, à qui, avant de publier son volume, il en avait communiqué les bonnes feuilles, lui a donné l’accolade en ces termes : « Je vous garantis qu’au second livre vous serez quelqu’un. » Le compliment reste en deçà de la vérité. Allons plus loin et, sans attendre d’autre preuve, accordons à M. Albalat le dignus es intrare. Eh ! qui donc mériterait mieux de grossir le bataillon des littérateurs madrés que l’adroit compère assez au fait déjà des procédés de l’école pour écrire hypocritement dans sa préface : « Peut-être trouvera-t-on dans cette étude quelques pages un peu vives ; mais la volupté y est une souffrance, et la souffrance purifie. » Oh ! la bonne excuse ! Par malheur, elle a servi si souvent qu’elle ne trompe plus personne. Ayez donc une bonne fois la franchise d’avouer que ces pages sont précisément placées à dessein et polies amoureusement pour épicer l’œuvre, atteindre au scandale et vendre le plus d’exemplaires possible.

Un don Juan naturaliste se reconnaît à un signe infaillible : il n’aime que les femmes odorantes et il respire avec délice l’arôme de leurs sueurs. Dès qu’elles n’exhalent rien, adieu le sentiment ! Le premier soir que sa maîtresse introduit celui-ci dans sa chambre à coucher, savez-vous quelles émotions l’agitent ? D’autres seraient impatients, enflammés de désirs, insensibles à toute sensation qui éloignerait du but. Lui entre là le nez au vent. « Je visitai en artiste ce sanctuaire si convoité. J’examinai les tableaux, je humai l’odeur de femme qui s’échappait des tentures et du lit, dont la couverture blanche faite au crochet pendait jusqu’à terre. » Plus loin il ira jusqu’à préciser le degré de température inhérent à chaque partie du corps de la dame ; il l’a sans doute parcourue de haut en bas, un calorimètre en main.

Il est bon d’avertir que l’Inassouvie est un roman intime ou plutôt une sorte de confession autobiographique. On ne sait, il est vrai, si le prétendu homme de lettres qui y raconte ses impressions est un être fictif ou l’auteur en personne, tant M. Albalat s’identifie avec son Léon. Il a négligé seulement de nous le peindre au physique. Nous l’entendons draper à chaque instant les autres de pied en cap, sans qu’il se regarde lui-même une seule fois au miroir. Sa maîtresse l’appelle souvent vilain polisson ; mais ce n’est pas là un signalement. Ses façons de parler ont néanmoins, par places, un accent marseillais qui sent déjà la Canebière et le Vieux-Port. Autant qu’on peut le juger d’après sa conduite, il est suffisant, vaniteux, certain par avance de triompher des femmes et il ne recherche en elles que la satisfaction d’appétits physiques, leur reprochant comme un crime la lassitude où il tombe pour avoir trop abusé d’elles.

L’histoire qu’il nous raconte ne se distingue en rien des séductions banales. Une femme unie à un mari peu passionné et qui espère trouver ailleurs que dans ses bras des voluptés inconnues au lit conjugal ; le mari benêt que l’on trompe sans qu’il s’en doute et qui introduit lui-même dans son intérieur le jeune muguet ; enfin celui-ci, qui profite de la sottise du mari pour capter sa confiance et endormir ses soupçons au moyen de parties de billard et de pêche à la ligne ; voilà le trio complet. Passons sur les délicatesses de la femme, sur sa répugnance à se livrer ainsi à deux hommes. Léon, après s’être fait tirer un peu l’oreille, consentira bien à l’enlever, à fuir avec elle à Nice, puis à Paris ; mais nous savons d’avance que leur flamme ne sera qu’un feu de paille, que la désillusion suivra de près l’enthousiasme. Il suffit, pour deviner le résultat de l’escapade amoureuse, de voir quelles idées hantent la cervelle du ravisseur le jour même de l’enlèvement. Figurez-vous qu’il s’amuse à noter l’état de l’atmosphère et la calme tiédeur d’une après-midi d’été.

« Pas un frisson de brin d’herbes, pas un cri d’oiseau dans l’espace. Partout le grésillement ronflant des cigales ; on les entendait sur les arbres qui bordaient la route et sur d’autres de plus en plus éloignés ; de sorte que ces milliers de cris s’épandaient au loin et m’environnaient d’un cercle de bruit toujours élargi et toujours reformé. » La description ne finit pas là ; il nous faut subir encore les rayons d’un soleil torride qui noient de leur blancheur les bastidons endormis, puis les vignes qui se tordent le long des terres fendillées. « Les châtaigniers lointains, les oliviers plus rapprochés, les mûriers poudrés de poussière se raidissaient, sans un balancement de branches, sans un tremblement de feuilles, léthargiques et anéantis. La clarté du soleil dégageait au loin une lumière cendrée, pareille à une buée d’étuve qui semblait mollir les collines. »

Ici le procédé saute aux yeux ; notre narrateur, cela est évident, a oublié le motif qui l’amène, le tourment qui l’agite, pour ne plus songer qu’à rendre le paysage en toute exactitude. Ainsi partout chez M. Albalat ; l’intrigue n’est qu’un cadre à insérer ses tableaux. Quand les amants arrivent à Nice, leur premier soin est de se mettre à la fenêtre pour regarder la mer ; plan, description poétique de la mer et du mouvement des vagues. A Paris, Léon, dégoûté de sa maîtresse, après avoir descendu avec elle tous les degrés de la dépravation, la laisse au lit le soir pour venir respirer l’air sur le balcon ; nouveau tableau comme il s’en trouve tant dans une Page d’amour :

Voyez-vous ce garçon-là,
Qui va dégoûter Zola !

Une autre manie commune à tous les naturalistes et que M. Albalat pousse jusqu’à l’extravagance, c’est de rapporter de point en point les conversations, les propos les plus insignifiants, les niaiseries échangées entre deux amants et qu’ils peuvent trouver adorables, mais dont le lecteur n’a que faire.

Il me resterait à rendre compte de la seconde partie du volume. Elle n’a presque aucun rapport avec la première. Elle est consacrée aux amours de la maîtresse abandonnée par Léon et qui est allée en province, au fond d’une petite ville, pour s’y mettre au vert, ce qui ne l’empêche pas de s’offrir, en manière de distraction, le fils de son hôtesse, un jeune collégien imberbe et encore timide de toutes sortes de belles illusions. Mais puisque M. Albalat annonce qu’il publiera bientôt un autre volume, nous aurons l’occasion de reparler de lui.

— A. J. P. (*)


(*) article publié dans la revue Le Livre le 10 novembre 1882 (troisième année, onzième livraison) et signé des initiales A. J. P. Il s'agit d'A.-J. Pons, auteur auquel on doit plusieurs comptes-rendus dans cette revue et plusieurs études bibliographiques et d'érudites préfaces. Octave Uzanne valide cet article agressif encore une fois avec le naturalisme et ceux qui s'en réclament. Plus tard, Antoine Albalat ne sera pas tendre avec Octave Uzanne. Sans doute un juste retour de bâton pour avoir vu ses productions littéraires fustigées avec soin par Le Livre.

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Cet article est une critique du roman L’Inassouvie (1882) d’Antoine Albalat. Dès les premières pages, l’auteur adopte un style naturaliste marqué par des descriptions minutieuses et parfois triviales, notamment des sensations olfactives liées aux femmes. L’intrigue suit Léon, un homme superficiel et vaniteux, obsédé par les plaisirs charnels, qui séduit la femme d’un mari naïf. Leur liaison les conduit à fuir à Nice, puis à Paris, mais la passion s’éteint rapidement, laissant place à la lassitude. La narration se perd dans des descriptions détaillées du paysage au détriment de l’action. La seconde partie du livre, sans lien réel avec la première, montre la maîtresse abandonnée se réfugiant en province, où elle entame une nouvelle liaison. La critique souligne le procédé répétitif d’Albalat : insérer des tableaux descriptifs et retranscrire fastidieusement les dialogues insignifiants, donnant un récit plus esthétique que vivant.

Analyse

Style et narration :

Le critique reproche à Albalat un excès de naturalisme : l’auteur privilégie des descriptions poétiques ou réalistes — notamment d’ambiances, d’odeurs, de paysages — au détriment de la progression narrative. L’intrigue, réduite à un simple prétexte, devient un cadre pour insérer ces tableaux. Cette surabondance descriptive, bien qu’habituelle dans le naturalisme, tourne ici à l’artifice : le narrateur oublie le « tourment » de ses personnages et se perd dans la contemplation.

Caractères et intrigue :

Le personnage principal, Léon, est peint comme un séducteur prétentieux et superficiel, préoccupé avant tout par ses désirs sensoriels. La psychologie féminine est caricaturale : la femme adultère est dépeinte comme frivole, plus objet de volupté que sujet actif. L’intrigue elle-même est jugée banale, relevant d’une histoire de séduction ordinaire, sans relief ni profondeur morale.

Thèmes :

Le texte aborde la lassitude amoureuse, la quête inassouvie de sensations, la dégradation morale, et critique un certain naturalisme qui confond observation minutieuse et intérêt littéraire. L’idée de « don Juan naturaliste » souligne cette réduction de l’amour à une mécanique de désir et de répulsion.

Point de vue du critique :

Le ton est acerbe et moqueur. Le critique dénonce la complaisance de l’auteur pour le sensationnel et la fausse excuse d’une « souffrance purificatrice » pour justifier des passages licencieux destinés à appâter le lecteur. Il s’agace aussi de la minutie dans le rendu des dialogues et des détails inutiles, qu’il estime sans intérêt pour le lecteur.

Conclusion :

Pour le critique, L’Inassouvie est plus un exercice de style naturaliste qu’un roman abouti. L’œuvre ne dépasse pas le stade de la provocation facile et s’enlise dans une esthétique descriptive creuse. Le roman échoue à produire une véritable émotion ou réflexion, car l’auteur préfère accumuler des effets pour choquer et séduire le public.


Publié le 3 juillet 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

mercredi 2 juillet 2025

Sodome, par Henri d’Argis, préface de Paul Verlaine. Un vol. in-18 jésus. Paris, 1888 ; Alph. Piaget, éditeur. — Prix : 3 fr. 50. Réception du bout des lèvres dans Le Livre par Octave Uzanne (10 février 1888).

Sodome, par Henri d’Argis, préface de Paul Verlaine. Un vol. in-18 jésus. Paris, 1888 ; Alph. Piaget, éditeur. — Prix : 3 fr. 50.

Malgré la note outrecuidante que l’éditeur a glissée dans le volume, il nous faut dire qu’il n’y a rien de « sublime » dans cette analyse peu ragoûtante du cas de Jacques Soran, s’acheminant à la sodomie par un commerce de débauche avec une goule de trottoir, qui, comprenant que ce détraqué ne veut pas de ce qui est de la femme, lui « propose, avec une explicité complaisante, des baisers savants et experts d’une bouche se montrant horriblement édentée et baveuse, avec des lèvres lippues et tombantes, et… ». Il est impossible de transcrire ici la fin de la phrase, non plus que d’indiquer même d’un trait léger par quelles déviations du sens génésique ce Soran délaisse sa jeune femme pour séduire un jeune homme rencontré au Hammam.

Toutefois, disons que M. d’Argis a su représenter avec une terrible force la torture d’inassouvissement de ce malheureux chercheur de sensations hors nature.

M. d’Argis nous promet un second volume intitulé : Gomorrhe. Est-ce qu’il compte vouer son talent exclusivement aux analyses des dérèglements génésiques ? Nous devons charitablement le prévenir que, sur cette matière, les ouvrages solides des Moreau de Tours, des Martineau, des Mantegazza, sont autrement intéressants et plus fournis d’enseignements.

P. Z. (*)

(*) article publié dans la livraison du 10 févrir 1889 dans la revue Le Livre et signé des initiales P. Z. qui sont en réalité Octave Uzanne, directeur et rédacteur en chef de ladite revue.

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Le texte est une note critique sur le livre Sodome, écrit par Henri d’Argis avec une préface de Paul Verlaine, publié en 1888. L’auteur de la note, Octave Uzanne, dénonce le caractère vulgaire et outrancier de l’ouvrage, qui raconte la dérive sexuelle d’un certain Jacques Soran vers la sodomie, initié par une prostituée au physique repoussant. Le récit décrit explicitement la dégradation sexuelle du personnage, jusqu’à ce qu’il abandonne sa femme pour séduire un jeune homme rencontré dans un hammam. La critique reconnaît toutefois que d’Argis parvient à restituer la souffrance et le tourment du protagoniste en quête de sensations « hors nature ». Enfin, l’auteur de la note ironise sur l’annonce par d’Argis d’un second volume intitulé Gomorrhe, en lui conseillant plutôt de se tourner vers des études médicales plus sérieuses et instructives sur les déviances sexuelles, comme celles de Moreau de Tours, Martineau ou Mantegazza.

Analyse

Ce texte illustre parfaitement la fascination fin-de-siècle pour les thèmes de la perversion sexuelle, mais aussi le malaise moral qui entoure ces sujets : la critique oscille entre un dégoût évident pour la crudité du récit et un certain intérêt pour l’intensité psychologique de la déchéance décrite. La tonalité est sarcastique et condescendante, en particulier lorsque le critique souligne l’« outrecuidance » de l’éditeur et raille le projet de suite intitulée Gomorrhe. Le texte se situe dans la mouvance d’un discours médicalisant et moralisateur sur la sexualité déviante, typique de la fin du XIXᵉ siècle, époque marquée par la psychiatrisation des « perversions » sexuelles (Moreau de Tours, Krafft-Ebing, etc.).

L’avertissement final au sujet des études « plus solides » que celles de d’Argis montre un souci de distinguer la « science » (même teintée de moralisme) de la littérature jugée sensationnaliste. Cela révèle un contexte culturel où la sexualité hors norme suscite à la fois une fascination et un besoin de la contrôler par le discours médical ou moral.


Publié le 2 juillet 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

samedi 28 juin 2025

LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME, par Octave Uzanne, chronique publiée dans la revue Le Livre (10 mai 1887)


LES ÉCRIVAINS, LE PUBLIC ET LA RÉCLAME


La littérature du genre humain en 6,000 volumes. — De la désorientation littéraire de ce temps. — Situation singulière des Écrivains entre eux. — Le Théâtre obstructeur de la véritable Littérature. — La Presse quotidienne vouée au Théâtre. — De la disparition de la Critique dans le journalisme quotidien. — La grande hystérie de la réclame dans les lettres. — Les sensations de l’écrivain et ses déboires. — Le critique moderne et la marée des livres. — Misères de la profession. — De la lassitude publique en matière de librairie. — La dysplagie des lecteurs et les écœurements des basses fictions romancières. — Sensations décourageantes de l’heure présente. — Moins de livres et plus d’œuvres. — Plus de propre dans le figuré.


anganelli, qui, sous le nom de Clément XIV, occupa le trône pontifical, prétendait que tous les livres du monde pouvaient se réduire à six mille volumes in-folio, et que les ouvrages modernes n’étaient que des tableaux qu’on avait eu l’art de rafraîchir, de la manière la plus propre à donner dans la vue. — Je ne sais sur quelles bases le savant patriarche œcuménique établissait ses calculs pour décider ainsi ex cathedra d’une question aussi formidablement complexe, mais je crois bien qu’il tablait un peu trop sur sa haute infaillibilité ; aussi je me déclare très schismatique sur cette sentence trop souveraine. — Depuis plus d’un siècle que cette opinion a été émise, les livres ont pris une extension prodigieuse ; en ce moment, à Paris seulement, il se publie quotidiennement vingt-cinq ou trente ouvrages dans toutes les branches de la littérature et des sciences, et, bien qu’on ait prétendu que chacun, individuellement, était admis à traiter les livres comme la société, en prenant quelques amis dans l’immensité de la foule, il n’en demeure pas moins évident que le public s’effare et que les lettrés commencent à lâcher pied éperdument dans le courant des connaissances littéraires de ce temps.

Comment pourrait-on lire, même en opérant un choix judicieux, — ce qui déjà réclame du loisir, — la quintessence des meilleurs livres contemporains ? — Il semble que nous glissions rapidement au chaos, et, dans la situation présente, le malicieux abstracteur Ganganelli risquerait de perdre, sans retour, toutes ses bulles pontificales.

Dans le domaine de la fiction, les romans, cette nourriture intellectuelle des peuples corrompus et décadents, nous arrivent de toutes parts comme une ultime plaie d’Égypte ; ils s’étalent et s’étouffent en une telle confusion à la lumière de la publicité, que les bons pâtissent pour les mauvais et que le lecteur écœuré, désorienté, fatigué par la concurrence qui se dispute son attention, pourrait bien un jour entrer en grève, et mettre ainsi en interdit, pour quelque temps, messieurs les conteurs et amuseurs de foule.

Dans la république des lettres, l’anarchie est déjà visible ; on s’est fortement sollicité par tous les talents éclôs de la veille, on se sent distancé par l’express de la production et par la cohue sans cesse renaissante des hommes nouveaux, on éprouve si bien l’impossibilité de constater par soi-même la valeur réelle des uns et des autres, que l’on accorde sans marchander et sur on dit tout l’esprit et tout le mérite du monde à ceux qui ont eu l’habileté de faire sonner leur nom comme une trompette de tramway à l’oreille des passants.

La société littéraire se compose donc d’individualités nombreuses, qui tôt ou tard entrent en relation, et qui ne connaissent guère l’une vis-à-vis de l’autre que le titre de leurs principaux ouvrages respectifs ; pour ce qui est de la valeur intrinsèque et personnelle, la liste est trop hâtive ; on se frôle, mais on ne s’analyse pas. On discute encore sur un article de journal, sur une thèse soutenue en Premier Paris ; quant aux livres, il faut y renoncer. On les flaire chez les libraires, dans les boudoirs ou dans les antichambres des cabinets de consultation ; mais les lire, se les infuser par la vue, y songez-vous !... Les faiseurs d’opuscules peinent déjà trop sur leurs propres ouvrages pour songer à ceux du voisin.

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Les dernières années de notre XIXᵉ siècle sont, à ce point de vue, bien intéressantes à regarder d’un œil sceptique et clairvoyant, d’autant mieux qu’on peut s’attendre à l’imprévu et à la curiosité d’un krach du livre, comme il y a déjà eu un krach de la peinture, et comme il y aura bientôt aussi, il faut du moins l’espérer, un krach de ce bas art envahissant qu’on nomme l’art théâtral.

Barbey d’Aurevilly vient justement de publier, en tête de son Théâtre contemporain, une admirable préface, où l’auteur des Prophètes du passé montre qu’il pourrait bien être également un prophète de l’avenir. Ce noble dandy des lettres, qui vit en solitaire comme les aigles et les lions, et qui ne cache point son mépris pour toutes les bergeronnettes qui suivent en sautillant les sillons du succès, se gausse avec un bon sens profond et hautain du monstrueux histrionisme moderne.

« Le théâtre, dit-il, est le tyran du jour. Il s’affirme outre-cuidamment lui-même, par l’organe de ceux qui en font la plus belle œuvre de l’esprit humain, et, jusqu’ici, nul critique ne s’est levé contre cette prétention intolérable et ridicule, et ne lui a campé le démenti qu’elle méritait…

« Nous ne voulons ici qu’agiter la question littéraire. Selon nous, en effet, la littérature, la vraie, la grande et la forte littérature, n’a pas de plus mortelle ennemie que ce qu’on appelle la littérature du théâtre, et ce qui rend le péril plus menaçant encore pour la véritable littérature, c’est que la malheureuse ne s’en doute pas. Avec tout son esprit, elle est sur ce point sans pénétration et presque sans discernement. Troyenne imprudente, elle souffre Sinon dans son camp ; que dis-je ! elle le festoie, elle le couronne ; elle a aussi l’amour, l’admiration et l’engouement du théâtre et des choses du théâtre, autant et plus que les illettrés, qui les adorent pour les plus basses et les plus immorales raisons.

« Comme une foule d’êtres destinés à périr par leurs vices aurait-elle donc l’amour de ce qui doit la tuer ?... Que dis-je encore ? elle en a la bassesse. Ce que David faisait devant l’Arche, elle le fait devant un tréteau. Elle supporte très bien de ne venir, dans l’opinion, qu’après la littérature théâtrale, et elle paye elle-même les violons et les trompettes des plus sottes gloires nées sur les planches… Est-ce que le plus idiot vaudeville, pour peu qu’il soit représenté, ne trouve pas toujours à son service le compte rendu d’un livre fort, réduit à sa seule force, ne trouverait jamais ? Lisez les journaux, et jugez ! — Les journaux, qui devraient être les éducateurs du public et qui n’en sont que les courtisans, quand ils n’en sont pas les courtisanes, ont créé des espèces de chaires de littérature théâtrale à jour fixe, très appointées et très amoureusement guignées de tout ce qui a plume. Dans l’indifférence générale et morne où nous vivons pour la forte littérature, un journal pourrait, en effet, sans inconvénient d’aucune sorte, se priver du simple critique littéraire qui n’a que de la conscience et du talent, et qui choisit, parmi les œuvres injustement obscures ou impertinemment éclatantes, celles-là sur lesquelles il faut porter hardiment la lumière ou la main. Mais aucun n’oserait se passer du critique de théâtre, de ce critique qui, lui, ne choisit rien, car, pensionnaire de ses entrées, il est obligé de parler de ce qui se joue, se chante ou se saute, le long d’une semaine, dans un pays qui, ne trouvant pas assez de théâtre comme cela, vient de tirer le dernier mot du cabotinisme qui nous dévore, en inventant les cafés chantants !!! »

Jamais on n’a exprimé plus nettement que d’Aurevilly l’incroyable envahissement du théâtre, ni fait aussi judicieusement germer une idée de révolte qui devrait entrer logiquement dans la tête de tous ceux qui mettent du noir sur du blanc ; mais comme le fait remarquer l’illustre théâtrophobe, cet affolement du théâtre est si universel, si profondément passé dans nos mœurs, que, comme la folie partagée, il ne fait horreur à personne, et que le maître critique qui dénonce aujourd’hui comme monstrueux un pareil phénomène risque de passer demain lui-même pour un autre phénomène d’absurdité et de paradoxe. Un moraliste n’a-t-il pas dit : Si vous ne voulez point passer pour fou, entrez dans la folie commune… Ne dérangeons point nos petits cochons.

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Cette question de priorité de l’œuvre jouée sur l’œuvre imprimée, dans la critique, est cependant plus grave qu’on ne l’imagine communément. Le théâtre accapare la presse, du rez-de-chaussée au premier étage, de l’article de début à l’article de fin, en passant par le « théâtre des faits divers », le drame des assassinats, le vaudeville des Chambres, la comédie des tribunaux et le cabotinage des diplomates étrangers. Il ne reste guère aux livres que les annonces de la quatrième page et des entretiens aux Echos du jour, dont les éditeurs peuvent s’offrir le luxe moyennant un ou deux louis par ligne. — Il y a bien quelque part, dans la rédaction, un critique bibliographe chargé de recevoir les livres nouveaux ; mais ce rédacteur, dépaysé, loin de son élément et mal à son aise et ne parvient guère qu’à fournir, sans commentaires, la liste incomplète des ouvrages publiés. — Pendant que la littérature, dans sa plus forte expression, est ainsi vilipendée, les êtres et les choses du théâtre sont accueillies avec une faveur incroyable et qui prime tout autre sujet dans la presse dite boulevardière. À côté du critique théâtral qui pontifie presque chaque jour, on a inventé le soiriste, une belle invention, je vous jure, qui consiste à encaboter complètement de Paris et la province, en nous initiant familièrement à la vie intime de tous les pitres et de toutes les queues-rouges de la métropole. — Au soiriste s’est adjoint le parisiste, créé tout naturellement pour nous montrer le dessous des pièces et parfois le dessous des jupes, pour interviewer l’auteur la veille d’une première, ou pour chiffonner une réclame chaudement rétribuée par les couturiers et couturières de ces Dames.

Pendant que, du haut en bas du journal quotidien, on orchestre la partition des cantates du théâtre, les pauvres livres attendent vainement un mot d’approbation ou d’improbation ; l’omnibus de la publicité est au complet, le roman comique des temps modernes s’y prélasse et n’est point prêt d’en sortir. — Chaque jour, la petite place laissée à la littérature se fait moindre et s’efface de plus en plus ; je ne parle pas de la critique, comme la professèrent certains ludistes de l’envergure de Sainte-Beuve, celle-ci repose en paix depuis longtemps ; et son ombre n’apparaît guère qu’à des intervalles trop lointains pour qu’on ait encore à s’en inquiéter ; mais, dans le journal à grand tirage, les littérateurs en sont presque réduits à l’annonce, comme de simples négociants, ou à l’article payé au prix de quelques billets de mille, sous couleur de pots-de-vin, car le nombre n’est malheureusement pas encore trop limité des journalistes en renom qui ne s’effrayent point de ces marchandages du donnant donnant.

* *

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Il ne reste, en conséquence, aux ouvrages de la littérature imprimée et brochée que certaines feuilles spéciales et honnêtes, et plus particulièrement les périodiques hebdomadaires, les revues bleues, vertes, jaunes ou orange, les magazines mensuels et bi-mensuels et aussi, — je ne dis point cela sans tristesse, — les journaux étrangers, les plus souvent mieux renseignés sur notre talent national et sur nos écrivains nouveaux que nous ne le sommes en général, dans ce Paris où tout est cabotinage, jusqu’à l’œil en coulisse de la Renommée, cette première grande sauteuse des féeries en carton de la Loi.

Il s’ensuit que les faiseurs de livres, se voyant à chaque heure nouvelle plus nombreux et sentant le peu de moyens dont ils disposent pour se faire connaître de ce grand public qui reste à leurs yeux comme la terre promise des succès à éditions successives ou à mille numérotés, agissent un peu comme les naufragés et se bousculent, se hissent, s’étoffent, se piétinent, pour jeter leur précieux bagages dans les canots de sauvetage de la publicité qui s’offre encore à eux. Il y a forcément encombrement, et toute la pacotille fait parfois le plongeon en route ; c’est un peu au petit bonheur, et jamais la fortune ne s’est montrée plus capricieuse, plus femme, plus aveugle que dans la distribution de ses sourires aux gens de lettres, car jamais un chef-d’œuvre n’a autant couru de risque qu’aujourd’hui de rester inconnu, alors que des centaines de publications médiocres se voient célébrées par l’inexplicable du sort, aidé de la roublardise de leurs auteurs.

Un des diagnostics les plus significatifs de cet état de choses et du détraquement normal des esprits à l’heure actuelle est, cela s’explique par ce qui précède, la soif immodérée de la réclame, le délire de l’annonce, la fièvre du grand article, la boulimie de la chronique élogieuse ou de l’entre-filet flatteur qui tient en mauvaise haleine tous nos contemporains. Oncques l’assaut à la publicité n’avait été plus furieux qu’en ces dernières années ; chacun brûle de se voir affiché dans l’entre-colonne des journaux et la vanité paye à prix d’or ou de bassesses, en monnaie sonnantes ou en obséquiosités louches, la faveur de voir elle action ou telle œuvre ingénieusement illustrée d’éloges en bonne page des feuilles quotidiennes ou périodiques.

Dans le monde littéraire, ce mal a atteint son apogée, et le paroxysme est d’autant plus intense et stupéfiant qu’il y a pléthore dans la production et ennui dans la critique. La bibliographie consciencieuse disparaissant peu à peu de la presse et le livre se multipliant avec surabondance, le public semble mis au défi et à la question. — Un ouvrage paraît, fixe une demi-seconde l’attention ; puis un autre se présente et l’accapare aussitôt ; c’est un flux perpétuel, mais si bruyant et si tumultueux qu’on n’ose y regarder de trop près, de peur d’y laisser choir son intellect et d’y noyer son jugement. La critique minutieuse essaye bien de sauver quelques épaves et d’écluser un peu de réputation, sur ce grand fleuve d’indifférence et d’oubli, à ceux qui aperçoivent le plus en relief au fil de l’eau ; mais elle ne peut remplir son office que patiemment, et les affamés de gloire ou de considération hâtive se raccrochent aux cloches de la réclame et s’efforcent de provoquer les regards par des contorsions immodestes ou incohérentes.

Cette grande hystérie du charlatanisme littéraire, qui n’épargne pas les plus sages, mérite d’être étudiée dans ses manifestations d’aveuglement et d’égoïsme, et tous ces possédés du prurit de l’éloge valent bien qu’on les discute et les dissèque à la fois. — Je m’y essaierai d’autant plus volontiers que le sujet m’intéresse et que je me crois placé assez juste à point, en plein monde de la librairie et de la presse, pour distinguer les causes et les effets avec une assez douce et peu chagrine philosophie.

* *

*

L’auteur, le critique ou réclameur et le public se trouvent placés à trois points de vue très différents, qui ne leur permettent de se juger les choses que sous des aspects entièrement dissemblables. Prenons-les tour à tour pour les mieux observer. — L’écrivain qui conçoit son œuvre dans le domaine scientifique, poétique, historique ou analytique, y absorbe totalement sa pensée et sa vie ; il promène son rêve avec le véhicule de la foi et formule son idéal, ses fantaisies, sa didactique ou son jugement, avec l’assurance de son talent ou l’outrecuidance de son génie. Il hypothèque son concept dans son travail, il sent cette sorte de maternité intellectuelle qui porte à son cerveau toutes ses forces agissantes ; il est en pleine gestation, et pense accoucher d’une publication unique, prodigieuse, originale, à nulle autre pareille : il se châtre dans son manuscrit et se mire dans ses épreuves typographiques.

Songez que, durant un an, six mois ou quinze semaines, il est resté enclos dans sa création dont rien ne l’a pu distraire. Ce fut pour lui une enfanture toute spéciale, une incubation intellectuelle dont il s’est engrossé et enorgueilli inconsciemment jusqu’à l’amour-propre et l’égoïsme le plus paradoxal. Il s’est enfermé avec son œuvre jusqu’à ce que son œuvre sortît de lui. Tant qu’il l’a couvée, il n’a rien craint pour elle ; mais dès le moment où cette chose issue de sa moelle et de ses veilles a été, sur le point de prendre son essor dans la société, il s’est vu tout épinglé de préoccupations et de soucis d’avenir, car il lui a rêvé les plus hautes destinées.

L’ouvrage paraît enfin, avec les langes de sa couverture coquette ou le titre semble sourire au passant. C’est, pour l’écrivain, le grand jour du baptême, le jour sacro-saint, où, transporté par la religiosité profonde de son soi, il lui semble que le monde va être transformé par l’apparition de son livre-Messie, et qu’il n’y aura pas assez de cloches dans tous les campaniles du journalisme pour en carillonner la joyeuse venue.

Aussi, contemplez-le dans son rayonnement de paternité superbe ; il écrit des envois ou des dédicaces à tous les militants de la plume, avec un tant de fierté qu’un héros annonçant sa victoire ; il ne s’inquiète point de savoir si l’heure est propice, si l’atmosphère trop chargée d’événements ne nuira pas à la délicatesse de sa progéniture cérébrale, si le marché public n’est point encombré d’autres ouvrages qui écraseront par le scandale ou la vulgarité éclatante la distinction fine de sa fiction d’art ; il ne veut rien voir, rien entendre que cette sirène intime qui chante en lui l’hymne de la bienheureuse délivrance : Noël ! Noël ! Béni soit l’enfant idéal et sublime ! et ce chant dont il se grise, il pense qu’il va se répandre par les cent mille échos de la presse et emplir tout l’univers étonné.

Durant la quinzaine qui suit l’apparition de son rêve imprimé, il ne vit plus de sa vie propre, il est en mal de réputation, de bruit, de célébrité ; il attend tout de la voix publique, et dans chaque journal qu’il déploie, il recherche fébrilement l’article ambitionné, la mention flatteuse, l’entrefilet bienveillant, et, à défaut d’une critique impartiale, il se complaît à la lecture de la petite réclame chamarrée d’éloges que son libraire, à défaut de lui-même, a rédigée et mise en circulation.

Dans ses promenades, il scrute l’œil de ses amis, quéttant un mot d’enthousiasme passager ; il va de librairie en librairie flairer la vente et inspecter son étalage ; puis, de plus en plus sombre et nerveux, il s’abonne à l’Argus de la Presse ou à l’Œil de Lynx afin que ces Agences le tiennent au courant de tout ce qui se débitera urbi et orbi sur les mérites de son œuvre. Ce n’est plus un homme, c’est une hyène en cage.

Puis, sans qu’il y paraisse, lentement sa patience se lasse, son enthousiasme s’assoupit et sa rancœur s’éveille ; il se sent irrémédiablement noyé dans le flot d’imprimés qui sourcent de toutes les typographies de France ; il accuse sourdement la sottise publique, l’imbécillité bourgeoise, l’indifférence des foules ; il se dresse contre les critiques, « ces vendus » qui ne savent point découvrir le vrai mérite sur le lit de bouquins où ils se vautrent et s’endorment ; il se range, sans y prendre garde, dans la grande légion des mécontents et des incompris ; il erre découragé, amolli, rancunier, boudeur au monde, banni de gloire, jusqu’à ce que l’ambition le remorde fortement au cœur et qu’il se replonge dans un nouveau travail, régénéré par le labeur et la lutte, enivré par la chaleur de la conception, plus modéré dans ses désirs et surtout moins naïf vis-à-vis de l’indifférence mondaine.

* *

*

Si l’auteur sus-désigné est Parisien de résidence et qu’il publie annuellement deux ou trois ouvrages, il se blasera vite sur la cuisine au laurier de la critique, il deviendra vivement, sinon indifférent, du moins légèrement sceptique ; il indulgentera les faiseurs d’anges dans le domaine des paradis artificiels de la célébrité ; il sera miséricordieux au public, et de plus en plus distrait de sa personnalité par la personnalité des autres, dans ce grand mouvement de libre-échange des sociétés littéraires ; il ne tardera pas à reconnaître que la joie seule de faire une œuvre vraiment est assez intense et ineffable pour être payée au prix de tous les silences et de toutes les ingratitudes de la Béotie universelle.

À l’écrivain moderne, j’opposerai le critique moderne, lettré, indépendant, honnête et sincèrement épris des lettres ; car je veux croire que, pour rarissime qu’en soit l’espèce, elle existe encore à quelques exemplaires humains ; je prendrai donc ce justicier équitable, passant ses nuits à lire et ses jours à analyser les sensations de ses lecteurs. Ce sera, si vous le voulez, le bibliologue idéal, cuirassé de toutes les vertus sacerdotales. Je le prendrai dès le début de sa carrière, et j’essaierai de tracer son portrait dans la manière un peu vieillotte du XVIIᵉ siècle, sous le masque passe-partout d’Ariste.

Nous y voici.

Ariste est entré dans les lettres avec un bagage d’études si considérable que ses amis craignaient qu’il n’eût à payer l’excédent au guichet de l’opinion publique. Très versé dans les anciens et imbu des œuvres des derniers siècles, il y apportait en outre une personnalité très réelle, et, qui mieux est, un caractère de haute droiture et de parfait jugement.

L’amour des livres, plutôt la biblio-psychologie que la bibliophilie, dirigea sa plume vers la critique ; il y réussit, et ses sentences eurent grand crédit auprès des délicats. Ariste, jeune encore, se jura de demeurer étranger à toute coterie et de fuir les amitiés littéraires ; il voulut ne connaître que les œuvres et ne subit pas l’influence des hommes ; il y réussit tout d’abord, mais peu à peu il eut la désespérance de remarquer qu’il n’est point d’isolant possible dans une république d’écrivassiers, et, sans qu’il pût se rendre compte comment la chose lui était arrivée, il se vit bientôt presque autant d’amis que Paris comptait de faiseurs de livres, tous « très chers confrères » qui lui baisaient le bec dans des dédicaces non moins chaleureuses que folles et sucrées.

Il se roidit cependant, se dégagea, essayant de faire le cercle autour de lui par des horizons nettement appliqués sur les méchants auteurs, les plus agressifs dans leur amitié ; il donna du bec sur les gens de plume ; mais plus il le bec était dur, plus les plumes se montraient caressantes et les sourires engageants. Sa réputation était faite ; les lettres pleuvaient sur sa table, les livres débordaient de toutes parts, sur les meubles, sur les chaises, sur les tapis ; le flot montait toujours.

Ariste lutta désespérément ; il s’efforça de tenir tête à cet élément d’impressions qui submergeait lentement jusqu’à sa volonté et à son culte littéraire ; mais déjà il ne lisait plus, il effleurait un livre, en respirait l’esprit sans entrer en plus intime commerce avec lui. — Son logis n’était plus la Thébaïde d’autrefois, le coin béni des communions d’idées à la sainte table des travaux patients, c’était une sorte de bureau où tous les « fraîchement imprimés » venaient se faire enregistrer. On sonnait… des livres, des paquets de livres lui étaient remis… il les regardait, les jugeait d’un premier coup d’œil, remettant au soir un plus complet examen. On sonnait encore… et de nouveaux livres lui étaient portés avec lettres justificatives, recommandations et tablettes de louanges toutes prêtes à être diluées en articles, sur un fond doux d’enthousiasme ; — on sonnait, on sonnait toujours, et les livres s’entassaient, parfois tenus en mains par leurs auteurs importuns qui brisaient toutes les consignes, pour paraphraser longuement l’esprit de leur œuvre, pitoyables à force de raisonnements… On sonnait… on sonnait ; on sonnait ; dix ouvrages, quinze ouvrages montaient ainsi chaque jour chez Ariste, qui sentait sombrer tristement sa foi et mollir son courage.

Il n’était point de ceux qui se disent : je lirai tel livre signé d’un nom estimable et je négligerai les autres ; il était bien, au contraire, attiré vers les inconnus, vers les jeunes, vers les fleurs qui venaient à lui sans juger utile de maculer d’une banale dédicace la virginité des faux-titres ; il se disait que parmi tant de romans, tant d’œuvres diverses d’histoire, de mélanges et d’érudition, il y avait à n’en point douter des justices à faire, des écrivains à révéler, peut-être des chefs-d’œuvre à mettre en lumière ; mais : il était vaincu, vaincu par le temps, vaincu par la place réservée à ses articles, vaincu par la production incessante, vaincu en un mot par l’impossible.

Il en arriva à se fier au hasard, à faire la part du feu et de l’oubli ; il éprouva le vide et la misère de sa profession, et, lorsqu’il tentait de revenir à ses lectures anciennes, à ses auteurs de prédilection, aux véritables maîtres de notre tradition littéraire, il apercevait le néant de ses efforts et regrettait amèrement le temps pour ainsi dire gaspillé sans fruit à batailler en mercenaire pour le compte d’autrui, les heures perdues à se créer des ennemis et des ingrats, tant de phrases écrites sur les nuages qui passent, alors qu’il eût pu concentrer ses forces, les discipliner et surtout conserver sa religion de lettré, pour s’encloîtrer dans un travail de rêveur, qui l’eût fait heureux, grand à ses yeux et surtout indépendant des œuvres de tous.

Ariste le critique, c’est aujourd’hui X., Y., ou Z., c’est mon voisin, c’est moi-même, ce sont tous ces lapidés misérables qui reçoivent sur le crâne les quinze ou dix-huit cents volumes dont les presses, constamment de frondes les accablent chaque année. Gloire à ces écloppés, chez qui vit encore l’amour du beau ; ils sont restés conducteurs, s’ils n’ont pu se montrer révélateurs ; mais, au soir de la vie, plaignons-les, car la tristesse les gagne et ils ressemblent à tous ceux qui ont prêté leur dos comme échelon au succès d’autrui. Ceux qu’ils ont aidés dans leur ambition, du haut de leur Olympe glorieux, les regardent hautainement comme les parias du paradis lettré.

* *

*

Je me suis essayé à démontrer l’état moral de l’écrivain dans la pullulation bibliographique du jour et à peindre l’inanité des efforts du critique puritain au milieu du dévergondage des impressions fourmillantes de ce temps. La situation du public, qui est plus sage, a-t-on dit, que le plus sage des critiques, n’est pas moins lamentable ; écœuré par la réclame, berné par les comptes rendus hâtifs, désabusé de toutes parts, il apparaît comme le Géronte de la comédie entre Léandre et Scapin ; il endosse tous les mécomptes et paye les frais de tous les mauvais tours qu’on lui joue.

Perdu parmi tant d’ouvrages et de boniments qui violent son attention, il devient le plus souvent la proie d’un troisième rôle, très retors et très insinuant, qui est le libraire. Celui-ci possède toutes les influences du dernier ressort, on va à lui en confiance et avec ingénuité, sans se douter de ses sympathies ou antipathies aveugles, on prend ce qu’il donne, en mouton de Panurge, sur l’assurance que ça se vend. — Le pauvre public est à la fois le jouet des amitiés littéraires et des réclames payées ; en dehors de quelques écrivains sincères dont il adopte volontiers le jugement sans remords, il ne croit plus à rien ; il lui semble vivre dans une société de pickpockets et il se fait voir chaque année plus méfiant, plus indifférent, plus lassé.

Certes, je ne saurais y contredire, il y a de quoi ; — à force d’acheter des livres qu’on lui signale et qu’il repousse à la lecture le plus souvent avec dégoût ou ennui, il est saisi d’un vertige intellectuel assez semblable à ces vertiges d’estomac des dyspeptiques qui ne savent plus à quel aliment vouer les malaises de leur appétit ; de la boulimie initiale, il tombe dans la bradypepsie, et de la bradypepsie dans l’apepsie, et de l’apepsie dans la dysphagie ; rien ne ne passe plus, le lecteur apporte une circonspection extrême avant de se lancer dans la lecture de 300 pages d’un roman où il est presque assuré de rencontrer, complaisamment étalées en tartines, les échantillons de tous les excréments d’humanité, les bassesses, les lâchetés de tout ordre, et de subir la description de la dégradation de l’homme par la femme, sous prétexte de documents, de grand art et de style.

Franchement il regrette les fictions chevaleresques, les contes aventureux, les Don Quichottades romantiques, les folles équipées des romans d’action qui naguère héroïfiaient son imagination ; maintenant qu’on le traîne dans le terre à terre, qu’on le fait barboter dans les eaux de vaisselle et qu’on l’angoisse dans des transpirations malsaines, il éprouve le cauchemar de toutes ces « joies de vivre », et il proteste avec une certaine raison, il faut en convenir.

La lecture ne sort plus du train-train sombre de sa vie journalière, elle n’élève point dans des idéals qui le dématérialiseraient durant quelques heures ; il ne voit qu’une sténographie ou une photographie des vices inélégants. Alors, bien qu’à son esprit défendant, il revient à M. Ohnet, comme il reviendrait peut-être à Rocambole, car il préfère des choses inoffensives et sans odeur aux talents trop parfumés, à l’assafetida qui est de mode.

Doit-on s’étonner, cela étant, de la maladie grave qui sévit sur le monde de la librairie ? — Se figure-t-on prendre les mouches avec du vinaigre ? — Nous subissons en ce moment tous la loi des peuples vaincus et décadents qui ne se savent point se relever, fût-ce par un acte de folie ou de sublime désespoir, et nous restons couchés à terre dans la contemplation et l’analyse de nos déjections, amollis, veules, démoralisés. Nous ne regardons plus s’élever la vieille alouette des Gaules qui montait, montait encore, montait toujours, planant et chantant dans la lumière ; nous nous enfouissons peu à peu de nos mains avec un ordre raffinément que nous pensons être encore de l’Art, et, lentement, nous nous ankylosons, en notant par dilettantisme nos hoquets, nos senteurs et nos râles comme les nymphomanes, jusqu’à l’heure prochaine de la grande agonie finale ou du « tout à l’égout ».

* *

*

Je ne suis certes point optimiste, mais voudrais pouvoir espérer ; je ne sais si le grand public éprouve la sensation de découragement qui se dégage des conclusions de cette étude, mais je le perçois vaguement — sali, volé, conspué, démoralisé, ne sachant plus à qui confier ses loisirs, il me paraît que le vrai et seul contribuable de la librairie ne doit point affirmer ses sentiments dans la formule du docteur Pangloss, et que lui aussi attend, sinon un coup de balai final, du moins un relèvement de l’esprit de fiction…, moins de livres et plus d’œuvres et surtout moins de vidanges sociales et plus d’aérostation morale — un écrivain, digne de ce nom, a mieux que des yeux et un odorat, il a une âme qui demeure comme l’apôtre de son beau idéal ; mais le beau moderne, dans le roman, c’est franchement un peu trop le laid. —

Je réclame moins de précocité dans le sale et plus de propre dans le figuré. Hélas ! les pires modèles ont plus d’imitateurs que les bons. Puissions-nous revenir à l’Astrée et aux bords du Lignon !

OCTAVE UZANNE


(*) article publié dans la revue Le Livre par Octave Uzanne, signé de son nom et placé en tête de livraison aux pages 225-231 (10 mai 1887, 5ème livraison, huitième année).

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Nous avons soumis ce texte à l'intelligence artificielle (Chat GPT 4) afin d'en faire ressortir l'essentiel de manière claire et précise. Voici le résultat qui est fourni ici pour ce qu'il vaut.


Résumé

Octave Uzanne dresse un tableau alarmant de la vie littéraire de la fin du XIXᵉ siècle : il constate la prolifération anarchique des livres, au point que le public, submergé, est écœuré et indifférent. Dans cette surproduction, les bons ouvrages se noient parmi les médiocres, et l’écrivain, obsédé par le succès, sombre dans une frénésie de réclame et d’obséquiosités. La critique littéraire, elle, se meurt, étouffée par la presse quotidienne fascinée par le théâtre, qui accapare toute l’attention au détriment de la littérature sérieuse. Le critique idéal, impartial et lettré, se voit vite débordé par la masse des publications, incapable de discerner ou d’analyser.

Quant au public, il devient cynique et méfiant : il ne sait plus à quel livre se fier, tant la réclame brouille le jugement. Dégoûté par les romans naturalistes qui se complaisent dans la laideur et les bassesses humaines, il aspire à des fictions plus nobles et idéales. Uzanne conclut en appelant à un assainissement moral : moins de livres, mais des œuvres véritables ; moins d’étalage sordide, plus de grandeur et d’élévation.

Analyse

Ce texte est à la fois un pamphlet et un diagnostic sociologique de la vie littéraire sous la Troisième République. Uzanne y développe plusieurs idées majeures :

  1. L’inflation bibliographique : la production de livres explose, dépassant les capacités du public à suivre, et même celles des critiques à lire et juger. C’est un chaos éditorial qui nuit à la qualité.

  2. Le règne de la réclame : les écrivains, réduits à des stratèges de la publicité, quémandent les faveurs de la presse. La publicité devient le principal moteur de la notoriété, éclipsant le mérite intrinsèque des œuvres.

  3. La servilité de la presse au théâtre : Uzanne, relayant Barbey d’Aurevilly, dénonce la presse qui, au lieu d’éclairer le public, consacre l’essentiel de ses pages au théâtre, spectacle jugé frivole et corrupteur, et relègue les livres à la portion congrue. La critique littéraire, telle qu’elle existait à l’époque de Sainte-Beuve, est quasiment éteinte.

  4. La frustration de l’écrivain : Uzanne peint l’écrivain comme un être orgueilleux et fragile, tour à tour exalté par la sortie de son livre et dévasté par l’indifférence du public ou des critiques.

  5. La crise du critique : le critique consciencieux est débordé, condamné à l’échec face à la marée des publications. Il perd peu à peu ses forces, sa liberté de jugement et, finalement, sa vocation.

  6. Le désarroi du public : Uzanne dépeint un lecteur désabusé, las des récits glauques, qui aspire à retrouver des œuvres porteuses d’idéaux et de beauté, comme dans la tradition des romans chevaleresques ou pastoraux (référence à L’Astrée et au Lignon).

  7. Une satire mordante : tout au long du texte, Uzanne use de l’ironie et d’un ton pamphlétaire. Il se moque des illusions de grandeur des écrivains, de la bassesse de la presse, de la naïveté du public et du cynisme des libraires. Son style foisonnant et métaphorique illustre la fièvre qu’il décrit.

Ce qu’il révèle sur son époque

Ce texte offre un témoignage précieux sur les mutations culturelles du Paris littéraire de la Belle Époque : la professionnalisation du journalisme, la transformation de l’édition en industrie, la montée en puissance de la publicité, et le glissement du goût du public vers un réalisme cru et sensationnaliste. Uzanne s’inscrit ainsi dans le débat sur la décadence morale et esthétique de la fin de siècle.

Conclusion critique

Uzanne anticipe, avec une lucidité féroce, les travers d’un système où le marketing prime sur le contenu. Son appel à « moins de livres et plus d’œuvres » résonne encore aujourd’hui. Il dénonce non pas seulement l’excès quantitatif, mais la perte d’un idéal littéraire : la littérature, selon lui, devrait élever, non ramper dans le sordide.

Sa vision, pessimiste mais lucide, fait de ce texte un vibrant plaidoyer pour un art plus exigeant et pour une presse critique véritablement indépendante.


Publié le 28 juin 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche

Pour www.octaveuzanne.com

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