vendredi 4 mai 2018

Une longue lettre inédite d'Octave Uzanne à Andrée Béarn (28 août 1915). "cette guerre féroce et déséquilibrante" et quelques informations sur la mauvaise santé de Remy de Gourmont.

Archives Famille Riquer. Publié avec autorisation.


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Portrait d'Andrée Béarn peint en 1911
par son époux Alexandre de Riquer,
donné en 1972
par leur fils Jean de Riquer
au Musée national d'art de Catalogne.
(source Wikipédia)
Toulouse, ce 28 août [19]15 (1)

Ma chère Filleule (2),
votre lettre me parvient à Toulouse, en route vers les Pyrénées-orientales, puis, vers Marseille, sans doute et la Provence.
Je me demandais souvent si vous étiez encore en Barcelone ou bien près de votre gave Oloronais (3). Je vous remercie de m'avoir situé votre séjour et donné des nouvelles de vous, du seigneur votre époux (4) et du beau Nanito (5) qui doit croître et s'épanouir en puissance et éclat charnel, en intelligence et en espièglerie, comme un Gargantua Rabelaisien.
Je ne saurais m'analyser, depuis le début de cette guerre féroce et déséquilibrante. Je suis comme un automobiliste, durant une panne qui se prolonge et s'éternise. Je me promène fébrilement sur la route, séparé de ma machine d'allure ; désemparé, incapable de savoir si je pourrais remonter sur mes pneus, repartir en vitesse et avoir encore une direction et un but.
Je me fais pitié, incapable de travailler, de reprendre goût à mon nid laborieux, à mes livres, à mes travaux - il me semble que je suis évacué, expulsé de mon intellectualité coutumière, émigré de ma profession, incapable de savoir quand je pourrai rentrer chez moi.
Dans ces conditions, ma chère Filleule, comment voulez-vous que je puisse avoir de grands projets pour l'hiver, sinon étant très frileux la peur d'avoir froid et d'être, sans combustible, obligé de fuir vers des climats où les vieux singes grelottant, comme je le suis, peuvent se tiédir dans les rais solaires sans oublier la misère des temps.
Des projets, mon amie, comment en former ? N'y-a-t-il pas ce poids de cauchemar qui nous pèse comme un obus de 420 sur la poitrine ? - Ce n'est pas une guerre normale que nous subissons, c'est la fin d'un monde, l'écroulement d'une civilisation factice, le masque arraché à des conventions internationales, qui montre la face bestiale, sauvage, carnassière de l'éternelle humanité.
A l'issue, encore lointaine, si incertaine de ce cataclysme, il n'y aura plus de place pour les mandarins intellectuels, pour les joueurs de flûte littéraire, pour les artistes et les décorateurs de vie. Il faudra tout rebâtir et honorer durant de longs jours les simples maçons. La truelle triomphera de la plume et des pinceaux. - Nous aurons nos jours de vache maigre et longtemps seront inutiles et hors des mœurs nouvelles des reconstructeurs.
Pour moi, qui fait ma dernière étape sur une longue route fleurie de bonheurs intimes, je ne vois plus guère que la stérilité sur le parcours à couvrir jusqu'à la tombe. - Repos et seul but égalitaire. - Mais, pour les jeunes, il leur faudra attendre que chacun ait repris sa place dans un foyer retapé avant d'espérer y faire oeuvre de trouvères. Je redoute que ce soit long, que l'esprit soit changé, qu'on veuille autre chose que nos intimités et sensibilités d'âme. Qu'importe, on verra ! - La soif de vivre, c'est la curiosité qui la fait aussi tenace et qui nous pousse aux sources d'où jaillissent les nouvelles formes d'existences, les expressions fraîches des générations montantes.

J'ai vu de Gourmont en mai (6). Il était changé, incapable de marcher, ruiné par l'albuminurie, causant avec difficulté. Je lui ai écrit. Il répond peu. Il ne dit rien de lui-même, mais je crois qu'il se voit chaviré. Il est atteint par sa vie même de reclus et par les germes morbides qui causèrent les désordres dont son visage porte les marques cruelles. Quel admirable esprit libre ! C'est un des plus grands parmi nous. Je l'estime supérieur à Anatole France par la philosophie, l'originalité et surtout par le caractère - c'est l'homme de lettres dans toute sa fierté d'expression, dédaigneux des honneurs et des succès inférieurs, n'ayant rien de l'arriviste - superbe figure morale !

Je penserai à vous pour Ibéria (7) et bientôt, j'espère, et, si je puis, pour la première fois depuis un an faire un articulet, je vous l'enverrai à Oloron.

Si vous m'écrivez, que ce soit à St-Cloud d'où tout me suit régulièrement.

J'embrasse et caresse votre belle fleur le Nanito et je vous donne aussi l'accolade cordiale du vieux parrain.

Octave Uzanne

Mes amitiés affectueuses à Alessandro (8) quand lui écrirez, mes souvenirs à Augusta (9).

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(1) Octave Uzanne était à Toulouse, siège du journal la Dépêche de Toulouse dans lequel il écrivait quasi quotidiennement des chroniques jusqu'au début de la guerre en août 1914. Depuis cette date la censure règne en maître sur la presse et Uzanne ne peut plus rien publier, ce qui explique son état d'esprit très pessimiste dans cette lettre. En août 1915 Octave Uzanne est âgé de 64 ans.
(2) Cette lettre est adressée à Andrée Béarn alias Marguerite Laborde. Octave Uzanne fut son parrain en littérature. Nous n'avons encore que peu d'éléments pour en dire plus sur ce sujet. Nous y reviendrons prochainement. Marguerite Laborde était la fille d'Alexis Laborde greffier du tribunal civil d'Oloron Sainte-Marie (Basses-Pyrénées, aujourd'hui Pyrénées Atlantiques). Alexis Laborde avait obtenu cette charge pour sa bravoure lors de la guerre de 1870, et avait passé sa jeunesse dans l’appartement de fonction du Tribunal qui surplombe le Gave d'Aspe.
(3) A Oloron Sainte-Marie (Basses-Pyrénées, aujourd'hui Pyrénées Atlantiques).
(4) Marguerite Laborde (Andrée Béarn) épousa en 1911 Alexandre de Riquer était Marquis de Bénavente et comte d'Avolos. C'est à ces titres qu'Uzanne emploi le terme Seigneur.
(5) Nanito était le surnom de Jean de Riquer, fils d'Andrée Béarn (Marguerite Laborde) et d'Alexandre de Riquer, qui avait déjà sept enfants d'un premier mariage (il était veuf). "Nanito", c'est ainsi qu'on désignait le dernier d'une fratrie en Espagne.
(6) Remy de Gourmont mourra le 27 septembre 1915. Voir la lettre suivante du 5 novembre 1915, adressée à la même.
(7) Iberia était un journal satyrique francophile édité à Barcelone. Andrée Béarn y aurait commis quelques articles et sans doute a-t-elle souhaité qu'Octave Uzanne en parle dans la Dépêche.
(8) Alessandro. Alejandro de Riquer, l'époux de Marguerite qui vit à Barcelonne (d'où les termes "quand vous lui écrirez"). En effet, Andrée Béarn, qui était considérée comme "grande intellectuelle" dans la petite ville d'Oloron, se sentait dévalorisée au milieu de l'intelligentsia barcelonaise que fréquentait son époux (mieux vaut être grand chez soi que petit chez les autres) ; par ailleurs, elle avait des rapport exécrables avec la fille aînée de son époux, Emilia (avec qui d'ailleurs n'avait-elle pas des rapports détestables ?...) Aussi, prétextant de la Guerre de 14 et d'un "devoir patriotique", elle quitta son époux pour revenir à Oloron.
(9) Augusta Laborde, soeur de Marguerite. Elle tient boutique de mode à Oloron. A Oloron elle tenait également un salon littéraire où se réunissaient pour en faire lecture et commentaires, les lecteurs du "Mercure de France" auquel Augusta s'était abonnée.


Archives Famille Riquer. Publié avec autorisation. (*)


(*) Nos plus sincères remerciements à Monsieur de Riquer qui nous a communiqué un ensemble très intéressant de documents issus des archives de sa famille et a permis la publication de ces mêmes documents intimes très émouvants sur ce site. D'autres suivront bientôt dans les colonnes du site www.octaveuzanne.com. Les notes ajoutées sont pour la plupart de M. de Riquer.

Bertrand Hugonnard-Roche

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