vendredi 4 mai 2018

Une longue lettre inédite d'Octave Uzanne à Andrée Béarn (5 novembre 1915). "Pauvre Gourmont ! Je le voyais bien mal [...] Il est mort le jour de la St Remy [...] quelle misère, dans cette vie d'homme si éminent dont l'esprit s'élevait au dessus de toutes les contingences !!" et quelques informations sur la mauvaise santé de Remy de Gourmont.

Archives Famille Riquer. Publié avec autorisation.


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St Cloud ce 5 [4 rayé] XI 15 (1)

Je pense, Filleule (2), que vous êtes de retour à l'ombre de votre cathédrale Barcelonaise, près du maître (3), heureux de vous retrouver, et tous en belle santé.
J'ai eu votre mot à St Cloud - Je vous remercie pour l'envoi de vos "En marge" (4) qui ont de l'allure et de l'émotion - Le De Gourmont surtout ..
Pauvre Gourmont ! Je le voyais bien mal ; ses dernières lettres me rassuraient un peu - J'étais en Bourgogne lorsque son frère Jean, m'écrivit pour m'apprendre que son aîné n'était plus ; Je ne pus revenir, pour les obsèques - Il est mort le jour de la St Remy - 1er octobre (4bis) - Depuis lors, une Mme de Courrière, vieille dame dont Goya aurait traduit la physionomie dans ses "Caprices" ou ses cauchemars, et qui est l'héritière de l'admirable écrivain des Épilogues, me demanda rendez-vous, dans le pitoyable logis que vous savez. J'y vis la chambre où il dormait, un bouge, sans air ni lumière, et si inconfortable qu'un ouvrier ne s'en serait accommodé - quelle misère, dans cette vie d'homme si éminent dont l'esprit s'élevait au dessus de toutes les contingences !!
Il n'est pas mort chez lui, dans cette turne, mais, heureusement, dans une maison de santé. Il ne souffrit point, fut inconscient de sa fin, parait-il. Il fit de l'hémiplégie, de la paralysie, sans que la tête fut prise ; il eut l'esprit lucide et cependant ne vit pas la mort s'approcher ; ne la devina pas, m'affirme-t-on.
Nous retrouverons ce noble esprit dans quelques œuvres qu'il laisse inédites, entre autres, un livre de pensées très variées et superbes qui se grouperont sous ce titre : "des pas sur le sable". (5)
Les morts vont si vite, en ces temps de massacres, que les disparus n'attirent plus l'attention et les meilleurs disparaissent sans qu'on perçoive des vagues de tristesse ou d'émotion. Cette guerre dessèche, abêtit l'âme humaine. La vie individuelle n'a plus de valeurs alors que l'on fauche si âprement les collectivités de jeunes hommes recrutés pour les luttes effroyables dont nous ne pouvons voir la fin, je veux dire préciser l'issue.
Ah ! Comment songer encore à la beauté, à la culture des fleurs intellectuelles, à la possibilité d'une oeuvre capable d'intéresser des êtres, après les cinématographies sanglantes et tragiques qui ne cessent de tourner sur tous les fronts d'Europe. - Les livres, qui s'en occupera encore ? Comment pourront-ils attirer ? Quels sont les écrits qui pourront encore séduire un public qui fut acteur ou spectateur des effroyables tragédies actuelles ? - Et l'art dans toutes ses formes que deviendra-t-il ? Comprendra-t-on ses sourires, ses interprétations de nature ? Que de temps, il faudra avant qu'on revienne à la douce vie cérébrale de naguère ! (6)
Ceux qui ont mon âge (7), ne retrouveront plus jamais les heureuses atmosphères d'intellectualité romantique et leur belle foi littéraire d'il y a quelques années encore - Hélas ! quelle faillite !!
Je vous envoie, ma chère Filleule, une page pour Iberia, sans la recopier. Vous m'en adresserez le texte après impression traduction et je vous prie de me retourner ma copie française.
Un affectueux souvenir à Alexandro de Riquer (8), mes sympathies à la turbulente jeunesse qui farandole à vos côtés (9) et, pour vous, Filleule, mes compliments les meilleurs du parrain, bien portant, mais très chambardé par les faits qui désagrègent si terriblement certains hommes qui prolongeaient l'esthétique de la vie par le rêve et l'illusion - et je suis de ceux-ci.

Octave Uzanne


(1) 5 novembre 1915. Octave Uzanne est dans on appartement de St Cloud. Il revenait d'un voyage dans le sud de la France annoncé par la lettre du 28 août 1915 adressée à la même (Andrée Béarn).
(2) Andrée Béarn de son nom d'état civil Marguerite Laborde. Voir notes de la lettre du 28 août 1915.
(3) Alexandre de Riquer, son époux. Voir notes de la lettre du 28 août 1915.
(4) Nous n'avons pas retrouvé cet article pour le moment.
(4 bis) Octave Uzanne se trompe quand il annonce le décès de Remy de Gourmont le 1er octobre 1915 jour de la St Remy. En réalité Remy de Gourmont est décédé le 27 septembre (jour de la Saint Vincent en mémoire de Saint Vincent (de Paul).
(5) "Les pas sur le sable", cet ouvrage a paru en 1919 à la Société littéraire de France. Agrémenté d'ornements gravés sur bois par Alexandre Noll.
(6) Octave Uzanne est littéralement effondré par les événements de la guerre en cours. Il est effondré professionnellement (à cause de la censure il ne peut plus travailler à la Dépêche de Toulouse), et psychiquement (il ne supporte pas l'idée de ces massacres au nom de la raison des états).
(7) Octave Uzanne a fêté ses 64 ans en septembre 1915.
(8) Alexandre de Riquer était-il son ami ?
(9) Jean de Riquer (1912-1993) alors âgé de seulement 3 ans, enfant d'Andrée Béarn et d'Alexandre de Riquer. Futur artiste lui aussi.

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Archives Famille Riquer. Publié avec autorisation.


(*) Nos plus sincères remerciements à Monsieur de Riquer qui nous a communiqué un ensemble très intéressant de documents issus des archives de sa famille et a permis la publication de ces mêmes documents intimes très émouvants sur ce site. D'autres suivront bientôt dans les colonnes du site www.octaveuzanne.com. Les notes ajoutées sont pour la plupart de M. de Riquer.

Bertrand Hugonnard-Roche

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