dimanche 21 janvier 2018

Sophie Arnould, par Edmond et Jules de Goncourt. Paris, G. Charpentier et Cie, 1885. Compte-rendu par Octave Uzanne (Le Livre).

Envoi autographe d'Edmond de Goncourt à Octave Uzanne
sur un exemplaire de Sophie Arnould (1885)
Coll. Bertrand Hugonnard-Roche
Sophie Arnould, par Edmond et Jules de Goncourt. Paris, G. Charpentier et Cie, 1885. Un vol. in-18 jésus. Prix 3 fr. 5o.

      L’œuvre historique d'Edmond et de Jules de Goncourt est assurément l'une des plus précieuses et des plus remarquables que nous possédions ; elle leur assure une place à part dans les lettres françaises, même à côté de celle si importante que leur ont donnée le roman et le théâtre. C'est à ces deux écrivains que nous serons redevables de la plus parfaite reconstitution du XVIIIe siècle. Nul travail de savant, nulle sèche érudition d'historien n'arriveront à égaler ce que les deux maîtres romanciers auront fait pour nous rendre telle qu'elle devait être, telle qu'elle était, une des plus intéressantes portions de notre histoire française à eux la vraie gloire, le mérite délicat d'avoir su faire revivre sous nos yeux cette curieuse époque. Ils ont eu cet art exquis, ce talent merveilleux, d'arriver dans la partie purement littéraire et artistique de leur œuvre à un degré d'intensité presque aussi grand que dans la partie de pure littérature. Cela tient surtout à ce qu'ils ont traité l'histoire et l'art comme ils ont traité le roman, par les seuls procédés qui puissent donner la vie et le mouvement. S'ils n'ont pas inventé l'histoire documentaire, ils en ont du moins tiré une formule nouvelle qui grave les faits et les personnages dans l'esprit d'une manière inoubliable. Par eux, ces figures charmantes vivent, parlent, vont et viennent au milieu de nous avec une séduction à laquelle on ne saurait se soustraire.
      Après ces deux volumes généraux, tableaux étonnants et imagés de la Société française pendant la Révolution et le Directoire, ils ont étudié les années qui précédaient cette fin de siècle, et nous ont peint d'une plume magistrale et exacte la Femme au XVIIIe siècle, les Portraits intimes, une collection de médaillons d'un prix inestimable, puis, tour à tour, la Duchesse de Châteauroux et ses sœurs, Mme de Pompadour, la Du Barry, Marie-Antoinette, sans compter trois volumes exclusivement consacrés à l'Art au XVIIIe siècle qu'ils connaissent mieux que personne.
      La nouvelle série va envisager le XVIIIe siècle sous une de ses faces les plus particulières et les plus typiques ; elle est consacrée à ses actrices, comédiennes, danseuses ou chanteuses, un bouquet ravissant que leur talent, leur grâce et leur beauté ont rendues immortelles.
      Qui ne connaît ce nom magique, Sophie Arnould, la chanteuse adorable et adorée qui passionna son temps, et qui, courtisane comme Aspasie, eut de plus, avec un esprit inouï, le mérite d'être une des reines incontestées de l'Opéra. Pour faire cette intéressante étude sur une des femmes les plus étonnantes de la fin du XVIIIe siècle, Edmond et Jules de Goncourt ont usé, selon leur habitude, des mêmes procédés que pour construire un roman, donnant la plus large part aux documents même infimes, de manière à bien établir de toutes pièces cette figure qu'ils auront aidé à connaître. Il en résulte une biographie palpitante, émue et remuante de la Sophie charmeuse, à laquelle Voltaire écrivait quand elle n'avait encore que douze ans, de la fille d'Opéra, amoureuse, galante et folle, qui fut choyée par des reines comme Marie Leczinska et des favorites comme la Pompadour. On la suit pas à pas à travers ses amours, ses triomphes et ses déboires. Cette Sophie Arnould, étudiée d'après ses lettres si amusantes et si spirituelles, d'après ses fragments de Mémoires inédits, c'est la véritable actrice du XVIIIe siècle dans sa note libre et hardie, la femme qui ne sait jamais refuser son corps, et qui donne son cœur avec bienveillance, une complète sensualiste, ayant un peu de cette bonté que l'on trouve chez ceux des êtres éminemment sensuels, n'ayant pas versé dans l'égoïsme.
      On lira Sophie Arnould, avec la passion qu'on mettrait à lire un roman, le plus vécu et le plus vivant des romans, un fragment d'humanité d'une saisissante réalité et l'un des plus savoureux morceaux du XVIIIe siècle.

G.T. [Octave Uzanne] (*)

(*) Article publié dans la Chronique littéraire du mois, Le Livre, Bibliographie moderne, livraison du 10 août 1885, pp. 400-401. Edmond de Goncourt offre un exemplaire de Sophie Arnould probablement quelques semaines avant que ne paraisse cette critique. L'exemplaire est revêtu d'un envoi lapidaire d'Edmond de Goncourt à Octave Uzanne : "à Octave Uzanne, Edmond de Goncourt." Edmond de Goncourt écrira dans son journal à la date du 20 septembre 1887 : « Uzanne, cet homme qui a une goutte de sperme extravasée dans l'œil. ».

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