samedi 28 novembre 2015

Préface de Octave Uzanne pour La Femme et la Mode, Métamorphoses de la Parisienne de 1792 à 1892. " [...] les ouvrages très luxueusement imprimés, ornés et illustrés sont en quelque sorte comparables à ces grandes dames qui se gorgiasent dans le faste et le cérémonial du costume au point d'en imposer aux plus amoureux désirs, alors que quelque simple Gothon, par son négligé souple et accorte, mettra les galants en veine de chiffonner ses charmes et de pousser jusqu'au bout l'aventure. [...]".

      
Frontispice de Félicien Rops
      Le mal que Octave Uzanne a toujours redouté tout en l'entretenant à grands renforts de luxe et de réclame, ce fut de ne pas être lu. Cela peut paraître étrange pour un homme de lettres mais finalement assez compréhensible à cette époque là. Octave Uzanne a été reconnu en tant qu'éditeur de merveilleux ouvrages pour les riches bibliophiles et pour les bourgeoises en mal d'étrennes pimpantes et pleines de fanfreluches (selon les mots même d'Octave Uzanne). Si Octave Uzanne a contribué largement à cette réputation de faiseur de livres qu'on ne lit pas, il en a très rapidement ressenti tout le mauvais qui pouvait accompagner une telle situation.
      La préface que nous reproduisons ci-dessous et qui se trouve placée en tête du volume La Française du Siècle, La Femme et la Mode, Métamorphoses de la Parisienne de 1792 à 1892, Tableaux successifs de nos mœurs et usages depuis cent ans (*), éclaire en grande partie ces préoccupations d'un auteur en mal de réputation intellectuelle. En un mot, le luxe de ses livres a occulté une grande partie de son œuvre imprimée. Mais laissons Octave Uzanne nous expliquer cette situation bien mieux que nous ne le ferions jamais.

Bertrand Hugonnard-Roche



EN DEVANTURE
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EXPOSITION DE L'OBJET PRINCIPAL

DE CETTE ÉDITION
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      La Femme et la Mode, n'est-ce pas le meilleur titre, le plus suggestif, et le mieux congruent au sujet de ce livre qui, sous la rubrique la Française du Siècle, apparut, au début de 1886, dans sa première manière et édition ?
      C'était alors, on s'en souvient, un somptueux volume, adorné et enjolivé pour la joie d'une élite ; Gaujean y avait polychromo-gravé, dans le texte et hors texte, de délicieux tableaux et vignettes à l'aquarelle, qu'Albert Lynch, alors inconnu des amateurs et des artistes, venait de signer pour ses débuts dans l'illustration des livres.
      Le succès immédiat accueillit ce bel in-octavo, apprêté et pomponné avec une galanterie inusitée en librairie et qui s'offrait à un public spécial de bibliophiles et d'élégantes lectrices sous un costume chamarré d'or et de rubans de soie aux tons roses évanescents de la plus amoureuse allure.
      Ce livre paraissait à l'heure bénie des étrennes, à ce moment opportun des cadeaux du nouvel an, en cette période de fiévreuses recherches, où chacun s'ingénie à découvrir une offrande capable de faire tourner au madrigal une délicate attention. Aussi ce volume diapré, enluminé, fanfreluché, attira-t-il la considération des gentlemen assez judicieux pour préférer cette emplette à quelque fugitif et banal souvenir com- posé de fleurs et de confiseries.
      L'édition s'épuisa pour ces motifs extérieurs, sans qu'il en soit peut-être resté dans la mémoire des possesseurs d'autre écho que celui d'un aimable ouvrage, plaisant au regard, délicieux au toucher, mais surtout fait pour être manié avec ménagement, et inspecté avec ravissement, plutôt que véritablement lu pour son essence même, ainsi qu'un roman du jour ou une œuvre anecdotique et littéraire en édition d'un écu.
      En conséquence, nous pouvons assez logiquement imaginer que, bibelot d'art bon pour la vitrine ou hochet vaniteux du collectionneur, cette coquette publication décorative fut assez généralement reliée avec splendeur et ostentation, avant même d'être coupée, et que, depuis, en guise d'album ou de keepsake précieux, elle sert à l'ornement de certaines tables de salons mondains, à moins qu'elle ne soit enfouie dans la bibliothèque de quelques brillants amateurs dont la principale vertu est de ne pas dépuceler leurs livres, — quels qu'ils soient.
      Nous voulons bien admettre que certains bibliognostes sérieux aient poussé la sympathie pour nos écrits jusqu'à porter un téméraire couteau dans la pliure des feuilles de cette première édition si majestueuse en ses atours, mais ce sont là des « exceptionnels » qui ont inconsciemment commis un crime de lèse-bibliophilie, et il n'en demeure pas moins assuré dans notre pensée que les ouvrages très luxueusement imprimés, ornés et illustrés sont en quelque sorte comparables à ces grandes dames qui se gorgiasent dans le faste et le cérémonial du costume au point d'en imposer aux plus amoureux désirs, alors que quelque simple Gothon, par son négligé souple et accorte, mettra les galants en veine de chiffonner ses charmes et de pousser jusqu'au bout l'aventure.
      En réalité, la beauté d'une édition, la solidité du papier, l'éclat des gravures, la solennité du texte superbement typographié sont autant d'éléments contraires à l'invitation à la lecture. On regarde sans pénétrer, car la splendeur semble souvent l'ennemie de l'intimité. Les grands palais sont froids et n'offrent point le décor rêvé de l'amour ni du mystère, et les petits livres sont comme les petits logis, ceux qu'on se complaît à fréquenter pour la chaude sympathie qu'on y trouve dans la simplicité même du cadre qui les enveloppe.
      C'est pourquoi la vision nous est venue que la plupart des exemplaires de nos ouvrages successivement publiés en brillants équipages d'illustrations précieuses doivent sommeiller, respectueusement conservés et inlus, parmi de nombreuses bibliotières dans leur virginale brochure. — Cette cruelle assurance de nous être momifié à plaisir et par dilettantisme d'art nous a fait peu à peu apprécier l'excessive niaiserie de notre attitude de Don Quichotte de la bibliophilie militante, trop strictement à cheval sur cette idée rigoureuse de la non-réimpression d'une œuvre épuisée en librairie.
      Certes, nous considérons toujours comme une félonie de procéder à un nouveau tirage d'une édition à petit nombre, dans des conditions semblables comme décoration et prix de vente à celles de la première impression ; mais nous estimons que les lois du bibliophilisme ne peuvent mettre un auteur en interdit vis-à-vis de nouveaux lecteurs qui se soucient davantage des lettres que des gravures, et nous pensons désormais, sous des apparences ornementales plus modestes, mais avec des prétentions littéraires infiniment plus exigeantes, présenter celles de nos œuvres qui nous agréent à un public encore inapprécié, mais en tout cas assez amoureux du livre pour le déflorer et le posséder consciencieusement de la Préface à l'Appendice.

Couverture de Louis Morin (premier plat)


      A ce public moins fortuné, nous n'offrirons plus des éditions haut cotées de nos principaux ouvrages, mais de pimpantes réimpressions ornées d'une illustration documentaire qui paraphrasera l'esprit du texte ; nous ne mettrons plus en avant dans ces nouvelles publications les recherches de la taille- douce polychrome ou les difficultés des repérages typographiques, mais nous nous efforcerons de donner, dans un texte très châtié, de nombreuses vignettes typographiques qui égayeront les pages de leur gentillesse et de leur intérêt de curiosité.
      Tous nos livres d'érudition légère, de gaie science historique ou d'observations critiques et psychologiques, nous les reverrons sans doute avec soin tour à tour, dans le but de les publier lentement en éditions correctes et entièrement refondues, afin qu'ils aient chance de rencontrer, dans un milieu de nouveaux lecteurs principalement épris du désir de connaître, une véritable sympathie intellectuelle, motivée par leur caractère de littérature curieuse, de fantaisie rare, de physiologie amusante ou d'histoire féminine.
       Pour aujourd'hui, nous remettons en lumière cette Française du Siècle, qui méritait, pensons-nous, d'être en première ligne exhumée de l'oubli injustifié, en lequel est déjà tombée la première édition trop vite engloutie dans le Royaume des Bibliotaphes. — Nous avons repris entièrement le texte de cet ouvrage afin de lui donner par de successives retouches un complément, de force, d'érudition et de vitalité. Dans l'état où il se présente, espérons que cet ouvrage de la Femme et la Mode réalise quelques mérites, ne serait-ce que celui d'offrir comme un panorama curieux de nos moeurs, usages et costumes depuis la Révolution. Les nombreux dessins que nous y avons semés page à page n'ont pas une relation directe avec le texte, mais ils expriment, dans le cadre même de nos tableaux littéraires, l'histoire des excentricités de la Mode à travers ce Siècle ; ils fournissent également le dessus du panier de cet immense Recueil de La Mésangère, dont les rares collections complètes sont estimées plus de trois mille francs et qu'il est impossible aujourd'hui de se procurer si l'on veut posséder un exemplaire dans un état correct et sortable.
      C'est l'histoire du bon ton et du snobisme de notre Société qui se déploie dans ce livre ; histoire variée à l'infini sur un thème qui semble toujours le même, étude réconfortante et désillusionnante à la fois, car elle nous prouve que l'esprit français s'est toujours montré aussi futile, aussi ingénieux, aussi désintéressé, aussi imprévoyant qu'il l'est encore aujourd'hui, mais aussi qu'il s'est toujours imposé à l'admiration ou à l'envie des autres peuples, comme un enfant terrible, mais merveilleusement doué, dont la bouillante nature désarme, quand bien même elle inquiète.
      C'est encore une évocation des règnes successivement évanouis, sous le sceptre à girouette de la Mode, que provoquera la lecture de ces divers chapitres conçus sans prétentions historiques ni considérations politico-morales. Ce livre franchement mondain est rempli surtout du frou-frou des modes, du chiffonné des mœurs, des échos de la vie élégante; c'est le miroir tournant des costumes féminins, l'image aux nuances changeantes de notre frivolité. — Que faut-il de plus ?
      De jolis doigts roses et effilés tourneront délicatement ces pages, écrivait notre préfacier, il y a sept années déjà ; des yeux de femmes, rieurs et inconstants, picoreront le texte à l'aventure ; de vieilles et charmantes douairières le liront attentivement, prises soudain d'émotion au souvenir de leurs chapeaux Paméla ou de leurs premières manches à la folle ; autour et à propos de ces chapitres vivants et pittoresques, les conversations s'animeront, on remuera les cendres du passé... Que d'amour et de sensations troublantes nombre de nos mondaines sur le retour n'ont-elles pas laissé dans un canezou d'organdi ou dans une jupe de barège !
      Certes, l'évocation d'une mode disparue est, pour beaucoup de femmes, aussi mélancolique qu'un roman vécu, et ce sera la philosophie de ce livre de montrer, par la succession des costumes adoptés avec passion et rejetés avec ennui, que la Mode comme la femme est la grande souveraine et que l'inconstance est l'éternelle loi des peuples, l'éternel pivot des pauvres marionnettes humaines qui ne font que tourner un moment dans l'invariable décor de ce monde dont seules les invariables passions demeurent ici-bas à jamais stéréotypées.

[Octave UZANNE]


(*) Achevé d'imprimer ce 31 octobre 1892 (1893 sur le titre et les couvertures) chez May et Motteroz, Ancienne Maison Quantin, Paris. Illustrations dans le texte par A. Lynch et E. Mas, frontispice en couleurs de Félicien Rops, couvertures de Louis Morin. 1 volume in-8. Tirage à 1.000 exemplaires (955 ex. sur vélin non numérotés, 25 ex. sur Japon et 20 ex. sur Chine). Ce volume est la réimpression corrigée et nouvellement mise en forme de La Française du Siècle publiée en 1886 chez A. Quantin.

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