jeudi 12 novembre 2015

"Au sujet de cette nouvelle édition du TEMPLE DE GNIDE", Lettre en guise de Préface par Octave Uzanne (20 janvier 1881).




LETTRE EN GUISE DE PRÉFACE (*)


 O Venus Regina Gnidi Paphique !

HORACE. 


A MADAME X***

Au sujet de cette nouvelle édition du TEMPLE DE GNIDE.


      L'AUTEUR des Lettres Persanes, cet ardent passionné de l'antiquité, était, assure-t-on, toujours prêt à dire avec Pline: « C'est à Athènes que vous allez ; respectez les Dieux. » Aujourd'hui c'est à Gnide, Madame, que nous allons nous rendre, dans un joli temple de marbre rose, au fronton rococo tout surchargé d'Amours ; ce n'est point un Parthénon, synonyme de temple de la Vierge, c'est un édifice d'une majesté moins hautaine et d'un aspect plus enivrant ; aussi ne dois-je point, parodiant Pline et Montesquieu, murmurer à votre oreille : « Respectez la Déesse », car je vous sais trop bien disposée à vénérer une divinité à laquelle votre beauté rend un perpétuel hommage.
      Songez à l'embarquement pour Cythère, dans un monde d'exquise convention ; voici déjà bercées sur le cristal des eaux les conques nacrées de Vénus, que de blanches colombes conduiront tout à l'heure ; l'air attiédi et sans bise est chargé de parfums troublants ; dans les profondeurs des bois, nymphes et sylvains mêlent leurs voix dans une harmonie délicieuse, et tout là-bas, dans des lointains noyés, pays bleus du rêve, on entrevoit, mignonne apothéose, éclairée par un doux soleil de rubis, le coquet petit autel où nous allons nous rendre en galant pèlerinage.
      Vite, ce costume Watteau qui vous sied si bien et ces mules de vair dignes de Cendrillon ; quelques mouches habilement placées pour la langueur du regard ou la morbidesse ironique du sourire, un nuage de poudre sur la chevelure, afin de donner plus d'ardeur à votre œil de velours noir sous ces frimas neigeux — adorable en vérité — prenez, de grâce, cet éventail de chinoiserie baroque et partons.
      Quoi ! vous n'avez point lu le petit livret grée que je vous envoie ? « Quel siècle est le nôtre, disait l'auteur, où il y a tant de critiques et de juges et si peu de lecteurs. » — Je ne vous gronderai pas trop cependant d'avoir laissé cette place vide dans la bibliothèque de votre érudition ; comment pourrai-je le faire, puisque je dois à cette adorable lacune le grand heur de vous servir de guide ou plutôt d'introducteur dans la lecture que vous allez faire, en jolie friande et délicat gourmet de ces riens charmants !
      Je vous soupçonne tout d'abord de connaître aussi bien que moi-même le célèbre président de Montesquieu par l'Esprit des Loix, l'Essai sur le goût et ses Lettres familières ; mais à tout hasard je détacherai d'une galerie de portraits, ce pastel littéraire malicieux que signa ce singe pétulant d'esprit, notre bon ami le petit abbé de Voisenon :
      « Montesquieu est un des hommes qui ont le plus honoré la-France ; il ne ressemble point aux auteurs qui tournent sans cesse dans le même cercle et qui passent leur vie à ne faire qu'un seul ouvrage sous vingt titres différents. Le Temple de Gnide, les Lettres Persanes, la Décadence des Romains et l'Esprit des Loix sont tous les quatre d'un genre entièrement opposé. C'est le peintre des Grâces, un censeur fin et plaisant, un historien philosophe et un législateur profond. Il fut de l'Académie française pour les Lettres Persanes à condition qu'il les désavouerait ; et le Temple de Gnide lui valut de bonnes fortunes, à condition qu'il les cacherait. Il aimait beaucoup les femmes et connaissait beaucoup les hommes, par conséquent ne les estimait guère ; mais, comme il n'était pas sauvage, il les voyait parce qu'il sentait que la société est un besoin. Il était si bon père qu'il croyait de bonne foi que son fils valait mieux que lui. Il était ami doux et solide ; sa conversation était rompue, comme ses ouvrages. Il avait de la gaieté et de la réflexion ; il savait raisonner, et en même temps bien causer. Il était extrêmement distrait : Il partit un jour de Fontainebleau et fit aller son carrosse devant lui afin de le suivre à pied pendant une heure, pour faire de l'exercice. Il alla jusqu'à Villejuif, croyant n'être qu'à Chailly. Son livre de l'Esprit des Loix est traduit dans toutes les langues, et sera par tous pays un ouvrage classique, malgré les clameurs des dévots, les critiques de la Sorbonne, de Fréron et même de M. Dupin. La Gazette ecclésiastique se crut obligée, par charité, de le censurer lourdement, le Président eut la hardiesse de lui répondre par une apologie qui est un modèle d'éloquence et de fine plaisanterie ; l'auteur janséniste, se voyant confondu, dit que le Président était Athée. Il mourut cependant dans des sentiments très chrétiens en disant que « la morale de l’Évangile était une chose excellente et le plus beau présent que Dieu ait pu faire aux hommes ». Malgré cela, les experts assurent qu'il est damné. »
      Croyez-vous qu'il soit assez légèrement troussé ce croquis à la plume du cher abbé ? et ce trait final « les experts assurent qu'il est damné ». Voisenon, « cette petite poignée de puces » comme le nommait le marquis de Polignac, quel expert lui-même en matière de damnation ! Il portait, s'il vous en souvient, le sabbat de son libertinage jusque dans l'ermitage des époux Favart, et le diable seul sait quelle fut son astuce ! Mais remarquez cette insinuation qu'il est de mon devoir de vous expliquer : « Le Temple de Gnide lui valut de bonnes fortunes, à condition qu'il les cacherait » ; ne voila-t-il pas une des phrases d'ironie amère, un exemple de ce « nescio quid acetum » qui se retrouve dans l’œuvre entière de l'auteur du Sultan Misapouf. Ceci me conduit à vous conter sans plus de préambules l'origine du joli Temple de Gnide, que vous allez lire si dévotement.
     
      Montesquieu, qui a écrit ce mot charmant : « Je suis amoureux de l'amitié », fut aussi ami et grand ami de l'amour et je n'aurai point de peine à vous citer ces différents aveux qu'il a pris soin de ne pas dissimuler dans son oeuvre : « J'ai été dans ma jeunesse, dit-il, assez heureux pour m'attacher a des femmes que j'ai cru qui m'aimaient ; dès que j'ai cessé de le croire, je m'en suis détaché soudain. » — Puis, plus loin : « J'ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs, et à leur rendre des services qui coûtent si peu. » Et enfin : « A l'âge de trente-cinq ans, j'aimais encore. » — Rapprochez ces déclarations diverses de celle-ci : « J'ai eu la maladie de faire des livres, et d'en être honteux quand je les ai faits. » Vous aurez dès lors en quelque sorte la synthèse du Temple de Gnide. Je ne dirai pas avec l'assurance sereine de Voisenon, que ce joli poème valut à son auteur de nombreuses bonnes fortunes, je croirais plutôt que c'est à une bonne fortune du Président que nous devons la construction de ce mignon petit temple, ex voto à la déesse de Paphos.
      Montesquieu avait trente-quatre ans passés, lorsqu'il écrivit son livret néo-grec ; bien plus, le Temple de Gnide aurait une clef tout aussi difficile à retrouver intacte que celles de Liaisons dangereuses égarée on ne sait où, et voici de quel métal ou plutôt de quel alliage cette clef serait faite. Président à Mortier au Parlement de Bordeaux depuis 1716, très renommé déjà pour son esprit et ses talents littéraires, Montesquieu était, vers 1723, très accueilli et fêté dans tous les mondes, à la ville et à la Cour ; à Chantilly surtout il avait libre accès, et c'était le beau temps de ce Chantilly que les précieuses du siècle d'avant nommaient Chipre, à cette époque où la duchesse de Longueville soupirait sous les berceaux de Sylvie. — Mais du temps de Montesquieu il y avait moins de préciosité et plus de marivaudage en cette princière demeure; la marquise de Prie y régnait en maîtresse, et, dans cette petite Cour brillante et libertine, on voyait au premier rang mademoiselle de Clermont, sœur du duc de Bourbon, le triste ministre de Louis XV, depuis la mort du régent.
      Je pourrais ici ébaucher un roman ou une manière de conte féerique pour vous intéresser davantage, mais ce serait duper votre esprit et vous bercer comme un enfant indolent ; je resterai donc précis pour ne point trop vous faire languir et mettre une borne à cette épître.
      Mademoiselle de Clermont pouvait avoir vingt-sept ans environ, au moment même où je place ce récit ; Nattier la peignit alors dans toute sa fraîcheur de nymphe, au milieu d'un groupe mythologique, où la jeunesse et l'amour s'unissent pour la servir ; je ne connais rien de plus gracieux et de plus provoquant à la fois que ce visage pétri de grâces voluptueuses dans cette allégorie grecque. Sans doute, vous connaissez ce curieux tableau, souvent reproduit par le burin des graveurs ; quoiqu'il en soit, je le déclare parfait et regrette de ne le point voir au début de ce livre, comme un hommage à l'inspiratrice de ce mignon chef-d'oeuvre.
      Mademoiselle de Clermont n'était pas cependant une de ces vestales idéales qui n'allument des feux que pour les activer, les entretenir et ne jamais les éteindre. C'était mieux qu'une âme, c'était un corps et un drôle de corps possédé par le diable, — l'exemple du duc de Bourbon et du comte de Clermont, ses deux frères, n'avait rien qui dût l'inciter aux pratiques d'une austère vertu. — Amie de madame de Prie, la plus spirituelle, mais aussi la plus rouée et la plus pervertie des marquises, conviée à tous les plaisirs, aux grandes chasses du jour et aux petites orgies de la nuit, frôlant des filles de l'Opéra, cueillant de toutes les bouches des anecdotes fort peu vêtues, au demeurant très hardie elle-même sur le propos, Mlle de Clermont avait déjà ouvertement fait un faux pas dans les bras du duc de Melun, mort à la suite d'un accident de chasse en juillet 1722. —Tout ceci serait peu et laisserait encore un certain duvet à ce joli visage, si l'auteur d'une Histoire de Montesquieu n'ajoutait, et veuillez excuser cette citation faite par amour du vrai : « Elle mangeait beaucoup, buvait trop, et tournait volontiers des couplets tels, que le roi l'avait appelée : « la Muse merdeuse du temps ». Les chansonniers, pour ses audaces, la nommaient : « Écoute s'il pleut ?», et les courtisans par déférence : « Son Altesse sérénissime ». Tout ceci est horrible, j'en conviens ; mais il est à supposer que ce singulier dragon de vice portait une cuirasse de Méduse, dont le charme mystérieux fascinait. Montesquieu y fut pris comme le duc de Melun, il y fut pris de cœur et d'esprit ; jusqu'à quel point, je ne le saurais dire ; du baiser des lèvres aux plus grandes faveurs, il n'y a que le cheveu de l'occasion ; le président était homme à le saisir et la demoiselle n'était point femme à le laisser échapper. —L'histoire garantit le baiser, et trois brouillons de lettre récemment publiés(**) montrent une intrigue heureusement couronnée. La première de ces lettres ou de ces fragments de lettres de Montesquieu à Mlle de Clermont est une déclaration très vivement conduite ; la troisième évoque un très galant tête-à-tête malencontreusement interrompu par un fâcheux ; pour la seconde, la plus courte, je puis vous en fournir copie : Lisez vous- même :

« Cet air absolu ne m'intimide point. Pourquoi ne vivrais-je point sous les lois de ce que j'aime? Je suivrai vos ordres de point en point. Je suis fâche que vos gens n'aillent point à Versailles et que je sois obligé de vivre si près de vous, sans vous voir. Vous m'occupez entièrement, vous faites le tourment de mon esprit, comme vous faites les délices de mon coeur. Adieu, madame, je serais heureux si cette nuit... mais je parle inutilement de mes désirs et de mes regrets. »

      Montesquieu, croyez-moi, n'en resta pas toujours aux désirs, et s'il eut par la suite à en demeurer aux regrets, ce fut, je pense, en tisonnant les cendres encore chaudes d'un feu partagé. Revenons, s'il vous plaît, à nos moutons du promontoire de la Carie, au petit temple de la Déesse dont je vous ai promis l'histoire, à cette oeuvre, dont Mme du Deffant a pu dire, d'après d'Alembert : C'est l'Apocalypse de la galanterie.

      « Le comte de Clermont et la marquise de Prie assistèrent, en 1724, à une fête burlesque et mythologique, qui eut lieu au château de Bellèbat et dont Voltaire s'était fait le poète, tandis que le curé de Courdemanche, lequel avait « la tête tournée de vers et de musique » en fut le plastron. » Voltaire fit la narration de cette fête, dont les détails obscènes vous feraient rougir jusqu'à l'âme, et le galant écrivain n'eut pas honte d'en offrir un exemplaire, avec dédicace, à Mlle de Clermont. Montesquieu, indigné, n'édifia le Temple de Gnide que pour mettre en parallèle avec le cynisme de Voltaire, l'art fin et voilé des indécences licites. La Fête de Bellébat avait été envoyée à la sœur du duc de Bourbon, ce fut pour elle seule que le président composa ce poème en prose voluptueuse dont les petits tableaux érotiques sont brossés à la manière de Boucher et de Lancret, avec cette délicatesse de touche, cette fraîcheur de coloris qui appartiennent à l'école vraiment française des peintres des fêtes galantes. Tout n'est qu'allusion dans ce poème jadis transparent. Gnide n'est-ce pas Chantilly, avec son palais, ses sous-bois ombreux, ses bosquets, ses fontaines, ses jolis petits coins où les folles rieuses jouaient à colin-maillard, aux cachettes introuvables, aux grandes volées de l'escarpolette, quand ce n'était pas à des jeux plus fripons et plus dangereux ? « Là, dit l'écrivain, les sacrifices sont des soupirs et les offrandes un cœur tendre. Chaque amant adresse ses vœux à sa maîtresse et Vénus les reçoit pour elle. » Je ne serais pas loin de reconnaître dans la Déesse, l'altière marquise de Prie :

« Cet esprit juste, gracieux,
Solide dans le sérieux
Et charmant dans les bagatelles. »

      Cette hautaine favorite qui ne voulut point survivre à sa disgrâce et qui mourut comme une Cléopâtre de la Régence dans l'amertume de son exil et le désespoir de sa chute. Croyez bien que Thémire n'est qu'un masque de mousseline sur le visage de Mlle de Clermont et que le gnidien Montesquieu connaissait au mieux l'original d'Aristée (le président Hénault, dit-on), et des moindres personnages qu'il mit en scène. Je n'ajouterai rien pour laisser plus d'imprévu à votre lecture, car il n'est point de plaisir plus berceur que de rêver entre les lignes d'un livre voluptueux ; votre imagination est déjà partie dans le pays des songes, je l'abandonne à elle-même ; la folle du logis reconstruira sûrement mieux que tous les Cuvier de l'histoire les péripéties de ces défuntes amours.
      Mais voici venir l'ennuyeux bibliographe, l'historien du livre, le grave généalogiste des éditions. Ne boudez point trop, je ferai en sorte que la leçon soit courte, très courte, et aussi peu pédante que possible. Je ne prétends point verser dans votre mémoire une charretée d'éditions de tous formats, ni dresser une nomenclature des contrefaçons, des libelles et réfutations, occasionnée par le petit livre de Montesquieu. Je vous conterai tout au juste ce qu'il ne vous convient pas d'ignorer, pas de musique savante ; une modeste ouverture légèrement orchestrée avant le lever du rideau.
      Le Temple de Gnide n'était point destiné à l'impression, ce n'était qu'un argument « ad mulierem » et Montesquieu y avait mis plus de vanité d'amant que d'amour-propre d'auteur. Mais la curiosité au museau de fouine pénètre par-tout avec d'autant plus de malice qu'il y a plus de mystère et d'intrigue dans ce qu'elle veut mettre au jour. Mlle de Clermont avait à peine reçu le poème manuscrit de son poète amoureux que déjà des copies nombreuses circulaient dans la société, et bientôt vers le mois de septembre 1724, un journal paraissant à Amsterdam : la Bibliothèque française, publiait le texte au complet, ne désignant l'auteur que par cet entrefilet : « Cette pièce a été trop bien reçue du public pour refuser de la mettre au rang des pièces fugitives qui méritent d'être conservées ! On assure qu'elle est de la façon de celui qui nous donna les Lettres Persanes. »
      La première édition originale parut anonyme à Paris, l'année suivante, chez le libraire Nicolas Simart, dans le format in-12, de 82 pages. Montesquieu, en dehors d'une préface que vous lirez plus loin, avait fait quelques légères retouches à son oeuvre. Dans le journal de Mathieu Marais, à la date du 10 avril 1725, on retrouve la première mention de cet ouvrage : « Le Temple de Gnide, petit livre à demi-grec, où les allusions couvrent des obscénités à demi-nues. Imprimé avec approbation et privilège. Il a paru pendant la semaine sainte et il en a été scandalisé. On l'attribue au président de Montesquieu, de Bordeaux, auteur des Lettres Persanes. »
      Marais était bien osé de venir parler d'obscénités, là où les Grâces seules sont souveraines. Le président cependant ne voulait pas s'avouer pour l'architecte du petit Temple ; il se défendait en homme de Parlement et en historien qui travaillait de longue main à son Esprit des Loix, et qui était sur le point de faire paraître les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains. « Je suis, à l'égard des ouvrages qu'on m'a attribués, écrivait-il à Moncrif, comme La Fontaine-Martel l'était pour les ridicules : on me les donne, mais je ne les prends point. » — Voyez-vous le fourbe ! jamais ce monstre de de Sade ne mit par la suite plus de passion à nier la paternité de Justine.
      Les éditions du poème gnidien se faisaient de jour en jour plus nombreuses ; à Paris, à Londres, à Leyde, il en parut avec le nom de Montesquieu mis en vedette. Lorsque, de peur de se compromettre, un père s'obstine à ne point reconnaître son bâtard, il doit craindre que celui-ci n'affiche crânement à sa majorité le nom de l'auteur de ses jours. L'histoire des livres reflète celle de la vie jusque dans cet exemple. Le président à mortier se déclara vaincu ; il remania même, par un touchant retour sur le passé, le sens de sa préface, si bien qu'on peut y lire cette tendre déclaration : « A l'égard du beau sexe à qui je dois le peu de momens heureux que je puis compter dans ma vie, je souhaite de tout mon cœur que cet ouvrage puisse lui plaire : je l'adore encore, et s'il n'est plus l'objet de mes occupations, il l'est de mes regrets. » —Le désaveu de l'auteur ne pouvait être éternel, et je dois, pour être plus complet, détacher de l’Éloge que d'Alembert fit de Montesquieu, ce passage qui concerne le livre méconnu. Ces paroles du Grand Amoureux de Mlle de Lespinasse sont au reste très favorables au doux amant de Mlle de Clermont : « Le Temple de Gnide suivit d'assez près les Lettres Persanes ; Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai : ce n'est plus l'amour despotique de l'Orient qu'il se proposait de peindre, c'est la délicatesse et la naïveté de l'amour pastoral, tel qu'il est dans une âme neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur, craignant peut-être qu'un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes ; il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont à la vérité le spectacle intéresse peu l'amant heureux, mais dont la description flatte au moins l'imagination quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit à cette occasion qu'il aurait eu besoin d'être en vers : le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot, un style plein de chaleur et d'images, n'a pas besoin pour être agréable de la marche uniforme et cadencée de la versification ; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d'épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l'Amour et de semblables objets, la versification n'ajoutera presqu'aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l'âme et la vie. Quoi qu'il en soit, le Temple de Gnide étant une espèce de poème en prose, c'est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper : il mérite de pareils juges ; nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage soutiendront avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celles de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c'est qu'Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Ce fut un grief contre Montesquieu que ce poème en prose. Voltaire, auteur du Temple du goût, s'écria : « Il est coupable de lèze poésie. » — En vérité la critique est mince, et j'estime que l'écrivain qui mit sous la plume de Rica cette phrase : « Les poètes, c'est-à-dire les auteurs dont le métier est de mettre des entraves au bon sens et d'accabler la raison sous les agréments, comme on ensevelissait autrefois les femmes sous leurs parures et les ornements », j'estime, dis-je, que ce passionné de bonne prose, fit sagement d'éviter un écueil que la médiocrité vaniteuse se permet seule de braver. — Bien plus, dans ce temps de fadeurs poétiques, Léonard et le pauvre Colardeau le devaient venger de l'ironie voltairienne, en se montrant les seuls coupables de lèze poésie. Je ne sais plus exactement s'il ne s'est pas trouvé quelque fol pour affubler Télémaque en alexandrins ; mais je puis vous rappeler fort bien le ridicule de Colardeau, l'auteur des Perfidies à la mode, qui commit celle de travestir le Temple de Gnide en pauvres vers dignes tout au plus d'être découpés dans les diablotins papillotes et autres friandises du XVIIIe siècle.
      Je ne vous parlerai pas de l'édition que vous allez recevoir, reproduction exacte d'un des plus merveilleux volumes du siècle dernier, l'une des raretés des plus riches cabinets d'amateurs. J'ai omis de vous dire bien des choses au cours de cette lettre hâtive, mais je sais que vous estimez les gens distraits comme de généreux caractères sans prétentions, et pour moi je pense avec le prince de Ligne que les femmes d'aujourd'hui n'ont que trop d'esprit et qu'il faudrait les arrêter. Aussi bien je m'arrête, pour mieux vous contenir. Les plus courtes leçons sont, dit-on, les meilleures ; tournez le feuillet, Montesquieu vous attend pour vous faire les honneurs de son temple. — Adieu ! Thémire, il me faut vous quitter !

OCTAVE UZANNE.

Paris, 20 janvier 1881.


(*) Aussi ampoulée et ennuyeuse soit-elle pour le lecteur moderne, cette préface a le mérite de montrer combien Octave Uzanne portait d'affection aux écrits légers, grivois, libertins du XVIIIe siècle. Monstesquieu est ici croqué d'assez jolie façon depuis son profil le moins exploré sans doute, celui d'un auteur de légèreté pour amuser une dame. Octave Uzanne se place lui-même dans cette lignée d'amuseur-bibliographe lorsqu'il écrit cette lettre-préface à Madame X*** que le mystère insondable des astérisques n'a pas permis d'identifier. A moins qu'il ne s'agisse ici que d'une épître adressée à toutes les Dames. Nous le croyons volontiers. Ce ne sera ni la première ni la dernière Préface que Octave Uzanne dédicacera à une femme, toujours mystérieuse. A croire que Octave Uzanne n'aura finalement écrit que pour ces Dames, précieuses lectrices qu'il choyait avec le plus grand soin. Cette Préface est placée en tête d'un beau volume in-4 publié en 1881 chez J. Lemmonyer, Libraire à Rouen. Tirage à 200 exemplaires seulement (100 ex. sur papier Whatman, 50 ex. sur papier de Chine et 50 ex. sur papier du Japon). Chaque volume est illustré des Figures d'Eisen et de Le Barbier gravées par Le Mire, ici fidèlement reproduites (peut-être sur les cuivres originaux de l'édition du Temple de Gnide de 1772 publiée chez Le Mire).
(**) Histoire de Montesquieu par Louis Vian. Paris, Didier, 1875, in-8", p. 76 et 77.

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