Notre époque
Maladies sociales
Le péril alcoolique (*)
C’est assez volontiers que nous parlons de nos maux, souvent avec tendance à les exagérer. Chaque nation peut apprécier les siens et, à vrai dire, la plupart se ressemblent sensiblement. Il me semble même équitable d’ajouter que les maladies sociales dont souffre actuellement l’univers civilisé, ces plaies qu’il essaie de guérir, ces cauchemars dont il tente de se délivrer par la force des lois ou l’influence des mœurs, hantèrent déjà le monde antique, sous une forme plus ou moins atténuée et sous d’autres noms et apparences. Mais le danger n’en existe pas moins, redoutable. Il se montre aujourd’hui plus alarmant, que le malade (c’est-à-dire la société) est plus vieux, plus fatigué, moins résistant, et qu’il est depuis longtemps la proie des infirmités et des ulcères dont il doit constater les rapides progrès. Peut-on nier les passions déterminées pour l’ivresse des peuples de l’antiquité ? Les chroniques, les récits, les poésies satiriques, les travaux historiques en fournissent d’abondants témoignages. Cependant nous ne saurions comparer ce goût pour l’ivrognerie ou l’intempérance qui fut de tous les temps et de toutes les classes supérieures, avec le terrible fléau si répandu qui menace aujourd’hui notre société moderne : l’alcoolisme, dont notre pays, hélas ! à cette heure, est amené à reconnaître avec effroi les désastreuses conséquences.
Il y a quelques semaines, la Ligue contre l’Alcoolisme tenait ses assises dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence de M. Poincaré. Le professeur Debove ne craignit point d’y stigmatiser les empoisonneurs de la patrie, dont les scandaleuses fortunes se sont érigées sur des millions de cadavres.
Tel député qui s’efforça de faire voter la loi de délimitation des débitants y affirma que l’antialcoolisme doit être considéré comme une des principales formes du patriotisme, du seul patriotisme qui compte : celui qui agit.
Il n’est personne, en vérité, qui ne reconnaisse cette défaillance quotidienne qu’éprouve la France : la progression continue de l’alcoolisme qui nous conduit à la décadence morale, physique, intellectuelle, et au déclin social. De nobles et courageux efforts ont été tentés pour faire cesser un état de choses auquel notre pays devra, dans un temps très prochain, le complet arrêt de son développement, de son génie multiple, de son existence même. Parmi tant de maladies sociales, il n’en est pas de plus cruelles, car celle-ci est génératrice de toutes les autres, meurtrière de notre ardente et aimable population, entremetteuse de hontes et de crimes. C’est elle qui nous livre pieds et poings liés, dans l’attente de la destruction finale, à toutes les compromissions, à toutes les lâchetés, à tous les attentats et méfaits, enfin à mille souffrances sans dignité ni noblesse. L’alcoolisme est le grand intoxicateur de notre chère nation, c’est lui qui engendre la tuberculose, ce mal qui, comme l’a si énergiquement affirmé un de nos maîtres scientifiques, se prend sur le zinc, et qui enlève à la France, qui, jadis, portait avec tant de fierté le flambeau civilisateur, tant de jeunes et vigoureuses personnalités, tant de promesses d’avenir.
C’est l’alcoolisme qui crée cette épouvantable génération de gamins vicieux, épileptiques, criminels, demi-fous (ce qui revient au même, pathologiquement parlant), de mauvais gars qu’on ne saurait même plus rendre responsables de leurs actes, car il n’est plus douteux qu’ils soient victimes d’un atavisme contre lequel il n’est pour ainsi dire pas de remèdes. C’est l’abus de l’alcool qui amollit la nation à sa base jusque dans ses couches profondes, car il est surtout pratiqué dans le peuple, chez les travailleurs, parmi ceux qui, par définition, doivent être la force et l’espoir d’une race. C’est ce perfide empoisonneur qui fait sourdre des esprits las ce besoin de bien-être et ce désir de jouissances sans fatigue. C’est lui qui abolit le sens de l’honnêteté, de la droiture, de l’effort salutaire, du labeur consciencieux. L’alcoolisme abat toute vigueur et blase toute sensibilité. Il est fauteur de la pire éducation, ou plutôt de la non-éducation de la jeunesse, parce que les parents ne se sentent bientôt plus la force morale ou même physique de s’occuper de leurs rejetons. C’est encore lui qui réduit à néant le sens moral à ce point que le père de famille, que la mère qui a nourri et pouponné son fils si licitement, avec une complaisante hébétude, devant les sales plaisanteries, les images obscènes ou grossières rapportées par le mioche des kiosques du faubourg. Il n’est plus question de l’accompagner, ce galopin, de veiller à ce qu’il n’achète point de pornographiques images ni ne fréquente aucun mauvais sujet. Il semble préférable, pour le plaisir de boire ou de rigoler un peu, de l’emmener dans les bistros, bouis-bouis, cafés-chantants de bas-étage, chez d’industriels qui font argent de l’immoralité et dont aucune loi rigoureuse ne réfrène la cupidité.
C’est à l’alcoolisme qu’il faut attribuer en grande partie la dépopulation ; chacun sait que les alcooliques ne font guère souche nombreuse et qu’une famille touchée par la passion de l’alcool n’atteint que rarement la quatrième génération. C’est encore et enfin la même débauche et l’accoutumance à l’ivresse qui donne à l’homme le dégoût de la vie, dégoût du travail et du turbin quotidien, atteint dans sa santé, dans son équilibre mental, incapable de nourrir des émotions fortes et saines, de s’intéresser à un progrès intellectuel ou social, de soutenir son énergie dans les luttes d’ici-bas, la funeste tentation d’en finir avec tout. Si nous voyons aujourd’hui augmenter prodigieusement la proportion de la tuberculose, de la criminalité, de la folie, du suicide, de la pornographie, de la neurasthénie et autres névroses, si nous constatons la diminution progressive et constante de la natalité, ne cherchons pas ailleurs la cause de tant de maux, c’est à l’alcoolisme que nous les devons.
Jamais les campagnes de presse n’ont été entreprises avec plus de vigueur et de logique contre le fléau qui nous conduit si rapidement à l’agonie de la race. Dans l’Éclaireur de Nice, depuis près d’un an, Georges Maurevert mène le fréquent et bon combat ; il est encouragé, d’ailleurs, par les publics encouragements de nos principaux savants, sociologues et hommes d’État. Le Parlement, hélas ! marche et recule à la fois ; les statistiques des débits de boissons continuent à se présenter déplorablement élevées — il faut, aujourd’hui, en France, compter un débit pour quinze électeurs environ. Il est donc temps d’agir comme le firent les pays britanniques, scandinaves, batave et helvétique, qui surent si rapidement enrayer chez eux les progrès depuis vingt ans effrayants de l’alcoolisme.
Je viens de parcourir un excellent livre de Paul Gaultier, intitulé : Les Maladies sociales. Selon cet écrivain, philosophe, critique, historien et psychologue, auteur du Sens de l’Art et de l’Idéal moderne, les principaux maux dont souffre la société contemporaine sont précisément ceux que nous signalons ici : criminalité adolescente, alcoolisme, dépopulation, pornographie, suicide. Il étudie soigneusement chacune d’elles en des chapitres de dialectique serrée, nourris de faits et de documents. Il analyse leurs origines, leurs causes initiales, leurs ravages, et contre l’envahissement de ces fléaux il propose des remèdes pratiques, à la fois énergiques et moraux. Paul Gaultier demande à nos hommes de loi, à nos ministres, aux apôtres de tous idéals, aux éducateurs de tous rangs, l’aide nécessaire, indispensable, urgente, qui seule peut détourner la catastrophe imminente dont nous sentons si péniblement les témoignages précurseurs.
Le malheur est que nous parlons plus que nous n’agissons en France. Nous sommes comme certains Athéniens de l’époque décadente, des spectateurs de discours et des auditeurs d’action. Les mots nous grisent et nous négligeons les actes les plus logiques et les plus impérieux. Certes, il n’est pas douteux que les conseils sont plus aisés à donner qu’à mettre en pratique. Les médecins savent la grande difficulté d’obtenir une parfaite désaccoutumance chez les intoxiqués invétérés de la morphine, du chloral ou de la cocaïne. Il y faut procéder avec un subtil doigté. Il en va de même pour l’alcool. Ce à quoi il faut songer, c’est plutôt à prémunir les générations prochaines qu’à sauver celles qui sont actuellement gangrenées par le mal. Les moyens légaux, on les connaît à merveille ; ce sont ceux qui doivent ouvrir la marche, mais les docteurs tergiversent devant l’application ; ils ont la passion et le byzantinisme de la controverse. Ils ne nient point les plaies… Ah ! les belles plaies à panser ! Ils les observent ; ils concentrent leurs arguments ; ils discutent l’efficacité absolue des produits aseptiques à employer, et ils attendent avec une coupable négligence l’application rigoureuse des remèdes. Pendant tant de discours et d’argumentations pour ou contre, le malade décline, et pour peu qu’on attende encore, ce serait miracle qu’il en réchappât.
OCTAVE UZANNE.
(*) Article publié dans la Dépêche du Mercredi 11 février 1914. Octave Uzanne est âgé de 63 ans. Octave Uzanne dépeint dans cet article une vision profondément alarmiste de l’alcoolisme, qu’il considère comme le plus grave des fléaux sociaux minant la société française du début du XXᵉ siècle : un mal ancien mais devenu plus dangereux encore à une époque où la nation, vieillissante et fragilisée, ne possède plus les forces morales nécessaires pour y résister. Il décrit l’alcool comme la source première d’une décadence généralisée : déclin physique, moral et intellectuel, effondrement de la natalité, criminalité adolescente, suicides, névroses, affaiblissement du civisme, de la famille, de l’éducation et de la capacité de travail. S’appuyant sur les analyses médicales, politiques et sociologiques de son temps — notamment celles de Paul Gaultier — Uzanne affirme que l’alcoolisme engendre toutes les autres maladies sociales et qu’il condamne la France à la ruine si rien n’est fait. Il reproche vivement aux responsables publics leur inaction et fustige l’« athénisme décadent » d’une nation qui parle beaucoup mais agit peu, laissant la presse, quelques médecins et de rares militants isolés, comme Georges Maurevert, lutter seuls contre un fléau qui exige pourtant des mesures énergiques et impératives. L’article, pénétré de rhétorique hygiéniste, nationaliste et moralisatrice, témoigne autant d’une réelle inquiétude sanitaire que d’une vision idéologique où l’alcool devient le symbole de la dégénérescence sociale ; Uzanne y déploie la posture du moraliste indigné, mobilisant un vocabulaire hyperbolique et un ton prophétique pour secouer une opinion qu’il juge apathique, et appeler à une réforme urgente censée sauver la patrie d’une catastrophe imminente.
Article mis en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le Jeudi 13 novembre 2025 pour www.octaveuzanne.com
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