Vers la Vie du Phalanstère, article par Octave Uzanne, publié dans la Dépêche, Journal de la Démocratie, du Mardi 18 février 1919. "Le collectivisme combattrait ainsi à souhait l’excès de notre individualisme."


Vers la Vie du Phalanstère (*)

Le coût de la vie matérielle subit de folles enchères en cette période d’avant- paix et d’après-guerre, qui est comme l’entre chien et loup du retour tant convoité à l’existence normale. Les efforts de la communauté pour réagir contre la hausse constante des prix de tous objets de nécessité sont à la fois timides, mal dirigés et sans la moindre discipline collective. L’individualisme nous rend plutôt impuissants. Les commerçants sursaturés de profits, mais toujours inassouvis, considèrent que les échelles de hausse ont encore des rallonges multiples, et s’approprient volontiers la devise de Fouquet : Quo non ascendam ! Qui les empêchera, en effet, de gravir encore plus haut, toujours plus haut ! C’est en vain qu’il est question de favoriser les achats en commun, d’augmenter le nombre et la puissance des coopératives, de syndiquer les consommateurs opprimés, et de faire jouer aux municipalités un rôle d’intermédiaire entre le producteur et le petit acquéreur. La spéculation déroute d’autant mieux les essais faits pour la limiter que nous sommes fort mal équipés pour la lutte par groupements solidement constitués, susceptibles d’une action salutaire et durable.

Les paroles de l’Ecclésiaste, dénonçant le malheur réservé au solitaire, clamant le vae soli ! s’éclairent aujourd’hui d’une lumière nouvelle et sont d’une application imprévue. N’expriment-elles pas cette idée : « Plutôt que de demeurer seul ici-bas, pourquoi ne pas s’unir ensemble ? Ceux qui s’assemblent recueillent au moins le prix et la force de leur union. » Il m’apparaît que, peut-être, cette vérité salomonique venue du Livre de l’Ancien Testament dut hanter l’étonnant philosophe sociologue Charles Fourier lorsqu’il imagina son extraordinaire système de la Phalange, cette sage et bizarre communauté Phalanstérienne qui eut le tort de naître trop tôt, dans une heure de béatitude étroitement bourgeoise fermée aux profondes visions socialistes pour assurer le bien-être général. 

Fourier, créateur du Phalanstère, fut un extraordinaire précurseur, un audacieux anticipateur des idées d’associations ouvrières, un apôtre du collectivisme laborieux, de la coopération, « Un pour tous, tous pour un. » Il eut la vision très nette de l’évolution sociologique du monde républicain. Il fut méconnu, ridiculisé, caricaturé. Son indéniable génie demeura incompris. Aujourd’hui, ses idées sont un peu partout fragmentairement appliquées et, cependant, il est oublié. Il eut naguère des disciples, enthousiastes, fanatiques, aux yeux desquels il apparaissait comme un fondateur de religion sociale et d’harmonie humaine, obéissant à des lois d’attraction passionnée et fort nobles.

L’École Sociétaire ou Fouriériste, après la mort du philosophe, en 1837, eut pour chef, zélé, ardent, inspiré, presque mystique, Victor Considérant. Le délicieux écrivain de L’Esprit des Bêtes, l’un des fondateurs de la Démocratie pacifique et du Travail affranchi (journaux combattifs de 48), Alphonse Toussenel, fut également un fouriériste dévot, qui portait en soi l’idée du Phalanstère comme un saint-sacrement.

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Croyez bien que tous les programmes que revendiquent actuellement nos socialistes : cités ouvrières confortables, bibliothèques populaires, sociétés coopératives, cuisines municipales, assistances aux vaincus du travail, retraites, indemnités pour accidents professionnels, les « maternelles », les syndicats de prolétaires, etc., toutes les entraides, tous les secours de prévoyance, le gardiennage des enfants, les allocations de maladie et le reste, tout cela, dis-je, dérive de l’organisation de la Commune phalanstérienne, si ingénieusement constituée par Charles Fourier. C’est le même homme qui fit naître, en vérité, ces buches d’art et d’artisans dont le développement s’interrompit lorsque survint la guerre, les Cités Jardins peuvent aussi lui être attribuées ainsi que toutes les combinaisons de communautés laborieuses et esthétiques fondées en vue de l’amélioration d’existences — collectivités besogneuses — ou médiocrement fortunées.

Mais, dans la conception idéologique de son Phalanstère, Fourier avait rêvé de rendre le travail attrayant. Travailler devenait une affaire d’option, une vocation, un goût déterminé, une passion entraînante. Ses phalanges de sociétaires étaient divisées par groupes de professionnels voués à une émulation sincère, à une communion heureuse dans la tension de l’effort pour aboutir à une œuvre de relative perfection. Il ne voulait point du « collier de misère », mais ne songeait qu’à l’action de réconfort, au labeur frais et joyeux.

Si j’avais à définir le Phalanstère fouriériste, je crois que je ne pourrais mieux le comparer qu’aux anciens couvents où vivaient des communautés aptes aux travaux agricoles ou aux industries les plus diverses. Dans l’ordonnance des vastes constructions selon les plans de Fourier, il y avait les règlements qui respectaient l’indépendance individuelle, la liberté de pensée et les fantaisies sociétaires. Cependant, le temps était divisé en heures d’occupations et de récréations pour les grands et les petits, les hommes et les femmes, les quartiers de l’enfance et des études, ceux des ateliers et des spectacles. La vie était partout active, aimable et bruissante.

Au centre du confortable, clair et vaste édifice, s’élevait la Tour d’ordre, siège du télégraphe, de l’horloge et des signaux avertisseurs pour l’abandon ou la reprise des sphères d’activité. Rien ne manquait à la cité commune, tout était prévu pour les familles nombreuses, les célibataires, les jeunes filles, les enfants, les veufs, les veuves et les aïeux retraités en des nids attrayants. La vie des abeilles semblait avoir fourni le parangon d’organisation. Les esprits curieux qui voudront enquêter sur le Phalanstère ne seront pas déçus.

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À l’heure actuelle, dans le désarroi et l’impuissance où nous réduisent les méfaits des spéculations égoïstes, les prix qui écorchent des ressources parfois sans ravitaillement possible, la crise des domestiques, la hausse des salaires, pour les moindres concours de manutention, la vie chez soi, en famille réduite et mieux encore à l’état solitaire, est devenue une charge dont la lourdeur accable souvent les plus courageux et les plus débrouillards.

Jamais l’image du Phalanstère ne se fit plus souriante, plus secourable et mieux à portée de nos besoins du jour. L’avenir est aux idées fouriéristes et même aux doctrines si élevées du Saint-Simonisme qui prétendait hiérarchiser l’humanité selon ce principe : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres. »

À toutes les phases de son histoire, la France connut des hommes d’un aventureux génie pour lui ouvrir des destinées fécondes en bienfaits. Rarement, elle y prit attention et reconnut la valeur de leurs idées. Notre pays est une pépinière d’esprits ingénieux, généreux, puissamment réformateurs, dans tous les ordres de la science, de l’art ou des apostolats charitables, pour une société affranchie des misères, des préjugés et des morales d’entraves aux mains de l’État.

Cette pépinière ne sert, hélas ! qu’aux pays étrangers qui, moins misonéistes, plus décisifs dans l’application des théories pratiques, déracinent et transplantent.

En Angleterre, en Amérique, dans les pays germaniques même, les conceptions collectives d’un Fourier ont fait éclore des maisons de communauté admirablement organisées et qui offrent des refuges précieux à tous les isolés battus par la houle des égoïsmes féroces de la société contemporaine.

En France, au cours de notre organisation démocratique, et particulièrement depuis que notre vie domestique se trouve déséquilibrée par les ambitions des mercantis, néo-ploutocrates, nous n’avons rien su créer, innover, construire. Aucune cité de coopération qui aurait pu être si favorable aux intérêts de ceux qui ne se peuvent défendre contre les grugeurs de bourse unis comme larrons en foire. En vérité, je vous le dis, mes frères, cette ère nouvelle évolue vers la vie Phalanstérienne, telle que la concevait Fourier. Chaque jour, désormais, cette organisation de communisme intelligent et pratique nous semblera plus urgente et plus indispensable à la sauvegarde de notre aisance, bien-être, liberté et pain cuit.

Les gens d’affaires qui cherchent le filon à grand rendement assuré, peuvent entreprendre, en série, des édifices phalanstériens. La foule des occupants sociétaires sera telle qu’il n’y en aura jamais trop, jamais en suffisance des besoins populaires. Toutes les classes d’étudiants, d’artisans, d’artistes, d’employés, de bureaucrates, de petits rentiers afflueront vers ces cités communes. Les dégoûtés de la vie domestique si difficile à soutenir seul ou en petit nombre, ne seront pas longs à comprendre les avantages de l’existence conventuelle laïque qui assurera la délivrance des soucis de l’alimentation, du chauffage, du service et même de la distraction à bon marché. Le collectivisme combattrait ainsi à souhait l’excès de notre individualisme.

Octave UZANNE


(*) Article publié dans la Dépêche, Journal de la Démocratie, du mardi 18 février 1919. Octave Uzanne est âgé de 68 ans. Octave Uzanne réfléchit au désordre économique et moral de l’après-guerre, qu’il attribue à l’individualisme et à la spéculation effrénée. Face à la hausse du coût de la vie et à la désagrégation sociale, il appelle à une réorganisation collective inspirée de Charles Fourier et du modèle du Phalanstère : une communauté harmonieuse, productive et solidaire où le travail serait à la fois vocation et plaisir. Redécouvrant Fourier, Victor Considérant et Toussenel, Uzanne vante la coopération, la mutualité, les cités-jardins et les associations ouvrières comme des héritières directes du socialisme utopique. Il conclut en affirmant que l’avenir appartient au collectivisme humaniste et raisonné, seul remède à « l’excès de notre individualisme ». Rédigé dans le contexte chaotique de 1919 — inflation, pénuries, crise du logement et désorganisation du travail —, le texte réhabilite Fourier comme prophète d’une organisation sociale à la fois rationnelle et poétique. Uzanne ne prêche pas un socialisme révolutionnaire, mais un collectivisme esthétique et pratique, conciliant liberté individuelle et solidarité communautaire. Par son lyrisme et sa foi dans la coopération, il rejoint les préoccupations humanistes de la reconstruction d’après-guerre, tout en s’inscrivant dans la tradition des moralistes français : lucide sur les maux de son temps, il propose une utopie raisonnable fondée sur la fraternité, la beauté du travail et la vie partagée.

Mis en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le mardi 11 novembre 2025 pour www.octaveuzanne.com

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