jeudi 1 octobre 2015

La mort en échec par Octave Uzanne (1911). Une dépêche de Chicago à propos des travaux scientifiques du Docteur Loeb sur l'immortalité.


LA MORT EN ÉCHEC



Dr Jacques Loeb (1859-1924)
      Des États-Unis nous sont câblées chaque jour des nouvelles fabuleuses, hétéroclites et invraisemblables. Depuis quelques mois surtout, les agences d'informations américaines expédient à travers l'Océan les canards les plus surnaturels. De Baltimore, de New-York ou de Philadelphie nous parviennent les annonces d'inventions miraculeuses dans toutes les branches scientifiques et industrielles. Le vieux continent accueille avec une complaisance ébahie de dégénérescence sénile les mirifiques promesses que les hardis inventeurs du nouveau monde se déclarent successivement à la veille de réaliser.

      On ne compte plus les bateaux successifs qui nous sont montés par l'esprit humbug des Yankees amoureux de sensationnel et d'exorbitant. Dans l'ordre architectural, médical, physiologique, aéronautique et sur tous terrains où se peut exercer et déployer l'imagination, on jalonne l'avenir de projets fantastiques. Chaque heure nous révèle d'incroyables innovations qui, à bref délai, doivent modifier toutes les conditions sociales de la vie humaine.

      Il y a peu de temps encore, une nouvelle plus excentrique que d'habitude, plus lourdement épanouie dans l'expression de son bluffisme, était télégraphiée aux dépêches de la dernière heure. De quoi s'agissait-il ? De rien moins que de la suppression absolue de la mort et de la pérennité vitale désormais envisageables pour tous les humains.

      Le docteur Loeb (*), de l'Université de Chicago, nous annonçait-on, croit avoir, en partie du moins, résolu le problème de la mort ou plutôt trouvé le moyen de rendre prochainement la vie inattaquable et éternelle. Ce savant bactériologiste prétend être parvenu, à la suite de longues recherches, à prolonger indéfiniment la vie d’œufs d'oursins stérilisés préalablement de tout germe de mort et il espère pouvoir, avant peu, se livrer sur les hommes à des expériences non moins concluantes.

      Ce premier passage du télégramme se montrait d'une rédaction plutôt ambiguë et on ne voit que malaisément comment le bon docteur de Chicago parviendra à isoler l’œuf humain de façon à lui retirer son principe de sénescence et de mort..., mais passons. D'après lui, continue le texte de la dépêche, la mort n'est pas un procédé négatif, un simple épuisement des tissus, mais plutôt « un principe actif » qui naît avec l’œuf et qui peut être détruit aussi aisément que n'importe quel autre microbe.

      D'autre part, le professeur Loeb affirme, et ceci nous paraît plus intéressant et moins discutable, que l'homme n'est qu'une machine électrique dont, à l'aide d'une nourriture appropriée, on peut accumuler, réparer et développer les forces indéfiniment. En résumé, ledit professeur croit fermement qu'à l'aide de la suppression de la mort dans le germe vital et de l'entretien constant de la vie par des aliments accélérateurs, il peut indéfiniment assurer l'existence de l'homme.

      Cette nouvelle de l'autre monde a pu apporter un considérable réconfort à nombre de ceux qui en cueillirent la primeur. La pensée d'une vie éternelle ne peut que réjouir ceux que la destinée semble convoyer irrémédiablement vers la mort. À la lecture de cette dépêche, on peut supposer que les infirmes, les décavés, les prolétaires, les innombrables victimes de l'injustice sociale, les forçats du plaisir ou du labeur, les déshérités de toute joie, aussi bien que les aplatis par toutes les infortunes morales ou écrasés par les plus lourdes fatalités se sont agités fébrilement dans un spasme d'espoir et d'allégeance en songeant au sursis possible de l'éternel repos. Il apparaît en effet de toute évidence, bien que sous un aspect plutôt paradoxal, que la douleur, la misère et le désespoir enchaînent encore plus étroitement à l'amour de la vie que l'allégresse ou la morne quiétude n'y attachent les désœuvrés ou les saturés qui sentent les premiers l'affreuse lassitude de vivre.

      Les hommes de tous les temps, de tous les pays ont montré un pareil attachement à l'existence et l'histoire nous témoigne successivement des vains efforts de la science pour arrêter la faux du temps ou le bras décharné de la camarde. Il y a quelques siècles, c'était la découverte de la pierre philosophale qui se trouvait ardemment recherchée et qui, périodiquement proclamée comme enfin issue des mystères du creuset, métamorphosait les horizons de l'humanité. Les alchimistes, les occultistes, les visionnaires à la façon de Cagliostro affirmaient, eux aussi, pouvoir renouveler à long terme le bail si mal défini de notre existence. Les anciens avaient imaginé la poétique légende de la fontaine de Jouvence dont les eaux merveilleuses rajeunissaient ceux qui venaient s'y plonger. Plus tard, ce fut aux pierres précieuses que l'on prêta les vertus régénératrices. Enfin les élixirs de longue vie se succédèrent à profusion depuis la Renaissance jusques à la Révolution et nous sommes aujourd'hui parvenus avec autant d'espoir et peut-être plus de réalité à un retour aux préceptes d'hygiène et de sobriété de l'école de Cornaro et de l'école de Salerne.

      Nous croyons savoir que la matière vivante, qui d'elle-même se répare constamment, a besoin d'être protégée contre les infiniment petits qui assiègent notre organisme ; ce ne sont plus les élixirs, mais le sérum de longue vie que recherchent nos modernes savants. Nous croyons que la sérothérapie sera bientôt susceptible d'apporter, dans la terrible lutte de nos cellules contre les macrophages, un appoint de victoires qui peut-être prolongera de quelques années notre maturité puissante et combative. On connaît les recherches que poursuit encore actuellement M. Metchnikoff dans son laboratoire de l'Institut Pasteur; son sérum antileucocytaire est déjà célèbre avant même d'avoir donné des preuves réellement efficaces et probantes de ses vertus policières dans les méfaits batailleurs de notre organisme.

       Toutes ces tentatives de la science, de la chimie pharmaceutique, de la bactériologie et de la chirurgie elle-même, qui en est arrivée à supprimer sans inconvénient les organes considérés jusqu'ici comme nécessaires au maintien de notre existence, toutes ces ligues organisées do toutes parts contre la vieillesse et la mort n'arriveront pas, on peut le croire, au résultat d'immunité si formellement affirmé par le docteur Loeb, de Chicago.

      Nous avons pensé que toutes les conséquences du monde créé se sont déjà accomplies en leur temps et que l'homme n'est pas une fin de création, mais qu'il n'en est en quelque sorte qu'un épisode passager dont le dénouement véritable se cache dans celui de l'action universelle. La prolongation de la vie universelle n'a aucune importance et ne saurait en avoir. Il y a comme une sorte d'agonie à la limite de tout ce qui a vécu et la nécessité de mourir est commune à tous les êtres crées qui, nés de la poussière, doivent retourner à la poussière.

      On ne saurait avoir la conception de l'être prolongé à jamais avec sécurité dans l'extase du bonheur et de la joie et nous ne supposons pas qu'aucun philosophe, sociologue, économiste ou naturaliste puisse arriver à établir la possibilité d'une vie normale d'où la mort serait exclue. Le monde et la société, déjà si lamentables et d'une organisation si précaire, ne pourraient subsister un demi-siècle si les humains étaient condamnés à la vie à perpétuité. Tous deviendraient vivement semblables à des forçats.

      Dans son Gulliver, l'excellent Swift nous a montré, avec un grand sens philosophique, certaine tribu visitée par son héros et dans laquelle la mort ne faisait jamais son apparition : c'était la tribu des Struldbruggs. « Les hommes de ce pays, écrit Swift, ressemblaient aux mortels et vivaient comme eux jusqu'à l'âge de trente ans. Après cet Age, peu à peu ils s'affalaient dans une noire mélancolie qui allait augmentant jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de quatre-vingts ans; ils étaient alors seulement préservés de toutes les infirmités, de toutes les misères et faiblesses des vieillards de cet âge, mais l'idée affligeante de l'éternelle durée de leur misérable caducité les tourmentait à tel point que rien ne semblait pouvoir les consoler. Toutes les fois qu'ils voyaient préparer les funérailles d'hommes d'autres peuplades, ils maudissaient leur sort et se plaignaient amèrement de la nature qui leur avait refusé la jouissance de mourir et d'entrer dans l'éternel repos. »

      Méditons cette fiction du conteur anglais, elle a toutes les apparences de l'absolue vérité.

      Dieu nous garde de ne plus mourir !



OCTAVE UZANNE
Le Sottisier des Moeurs, 1911
pp. 111-114 


(*) Jacques (né Isaac) Loeb est un biologiste et physiologiste américain d’origine allemande, né le 7 avril 1859 à Mayen (Prusse) et mort le 11 février 1924 à Hamilton aux Bermudes. Loeb s’oriente d’abord vers la philosophie après la lecture d'Arthur Schopenhauer (1788-1860). Il fait ses études dans les universités de Berlin, Munich et de Strasbourg et obtient son titre de docteur en médecine en 1884. Il poursuit ses études dans les universités de Strasbourg et de Berlin. Il devient en 1886 assistant à l’institut de physiologie à l’université de Würzburg où il reste jusqu’en 1888. Il part occuper un emploi similaire à Strasbourg. Durant les congés, il poursuit ses recherches biologiques à Kiel en 1888 et à Naples en 1889 et en 1890. En 1892, Loeb est appelé par l’université de Chicago comme professeur assistant en physiologie et en biologie expérimentale. Il devient professeur associé en 1895 et professeur en physiologie en 1899. En 1902, l’université de Californie lui offre un poste similaire. En 1910, Loeb part à l’Institut Rockefeller pour la recherche médicale de New York (aujourd’hui université Rockefeller), où il prend la direction d’un département créé spécialement pour lui. Il reste dans cet institut jusqu’à sa mort. Durant ces années, Loeb passe ses étés au Laboratoire de biologie marine (MBL) de Woods Hole dans le Massachusetts où il fait de nombreuses expériences sur les invertébrés marins. C’est là qu’il réalise ses expériences sur la parthénogenèse artificielle. Loeb est capable de provoquer un début de développement embryonnaire d’œufs d’oursins sans présence de sperme. Ceci est obtenu par de légères modifications chimiques de l’eau où les œufs sont maintenus. Loeb devient l’un des scientifiques les plus importants de l’Amérique dont parlent souvent les journaux et les magazines. Il est le modèle pour le personnage de Max Gottlieb de Sinclair Lewis (1885-1951) dans son livre, qui recevra le prix Pulitzer, Arrowsmith. C’est une œuvre importante qui idéalise et idolâtre la science pure. Le nom de Loeb est plusieurs fois cité pour le prix Nobel mais il ne l’obtiendra jamais. (Source : Wikipédia, consulté le 1er octobre 2015)

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