dimanche 18 mars 2012

Octave Uzanne et la notion de propriété : le fardeau des riches (1911).

Octave Uzanne est dans soixantième année en 1911 lorsqu’il publie son Sottisier des Mœurs. Ouvrage composé de nombreux petits tableaux à la Mercier ou à la Restif de La Bretonne pour certains, teintés de psychologie et d’analyses presque ethnologiques, plusieurs nous interpellent encore aujourd’hui, un siècle ayant passé. La plupart nous offrent un panorama éclaté et disparate de la pensée versatile et pourtant toujours si tranchée de l’auteur.
Ainsi s’exprime-t-il à propos de la propriété, cet attachement qui aliène plutôt qu’il ne sert. Évidemment tous les paradoxes sont détectables dans son propos empreint des facilités d’une classe de « bien né » pour laquelle tout est facile. Uzanne nous explique ses préférences de nomade qu’il défendra toute sa vie. Positions d’autant plus défendables qu’il n’eut à se préoccuper, et ne voulut se préoccuper jamais d’aucunes contingences matérielles.

Suivons son propos (*) :

"Chaque année, de septembre à novembre, la vie de château bat son plein dans toutes les contrées d’Occident. Les prolétaires de la fortune payent leurs dettes à la société en tenant l’hôtellerie ouverte durant deux mois de l’année. Ce sont là des charges souvent onéreuses que la vanité, plus que la philosophie, aide à supporter. On ouvre table d’hôte chez soi aux chasseurs, bridgeurs, sportsmen, hommes et femmes de flirt, gens d’esprit notoire ou de réputation assise, et l’on s’efforce de tenir tout ce monde-là en haleine de gaieté, de plaisance et de confort. Ce n’est pas une petite affaire et les amphitryons et châtelaines qui réussissent dans cette profession masquée de mondanité ne sont point sans mérite.
En France, la vie de château ne s’est jamais écartée d’une relative intimité, et le luxe qui s’y déploie est encore modeste. Les mœurs de large hospitalité n’ont guère pénétré chez nous et, même chez les plus fortunés des propriétaires de domaines seigneuriaux, on sent comme une sourdine dans le faste des réceptions et l’ampleur de la porte ouverte. C’est le régime des privilégiés appliqué avec une prudente mesure. – Pauci sed electi, disent finement les maîtres de céans qui ont fait leurs humanités. Tout est correct, convenable, rien de plus. On n’oserait dire que c’est la grande vie large et indépendante, car chacun est tenu de représenter ce pour quoi il est invité, qui le chic et l’élégance continue, qui la drôlerie et la verve boute-en-train, qui la beauté bien nippée ou l’allumage pervers du mâle, qui la suprématie dans la conduite du cotillon, dans l’art de la danse ou dans tel ou tel sport. Combien d’autres menus talents entrent en compétition en dehors des invités qui se blasonnent de leurs titres, de leurs prérogatives sociales ou des honneurs qui les ont consacrés !
En Angleterre, il n’en va point de même. La vie de château confine à l’open air life ou country life. On y reçoit moins par genre, par vanité, par désir d’illustrer la compagnie que par pure et sincère cordialité et altruisme convaincu. On ne saurait dire en quelques mots ce que fut jusqu’à cette heure l’hospitalité seigneuriale outre-Manche et combien elle se rapproche de ce qu’elle pouvait être naguère aux temps héroïques des Tudor et à l’époque des Georges. Elle ne règne pas seulement deux mois, ainsi qu’en France, mais, pour ainsi dire, toute l’année. Aussi est-elle prodigieusement coûteuse, car il est impossible d’en atténuer les charges. La tradition exige que, d’un bout à l’autre de l’année, un château anglais demeure ouvert et en fonction domestique. Tout y reste installé à train complet, personnel de serviteurs, de jardiniers, de piqueurs, de cochers et de wattmen. Le cuisinier est tenu de n’être jamais pris à l’improviste et de pouvoir, à l’arrivée subite des hôtes de passage, servir des repas supérieurement ordonnés. Les écuries contiennent les chevaux de selle et d’équipages, les autos prêtes à l’allumage et en état d’être actionnées à toute heure de printemps, d’hiver ou d’automne. La livrée en grande tenue est constamment sur le pied de service, si bien que les frais d’une telle existence représentative exigent aujourd’hui une fortune comparable à celles des grands milliardaires américains. Il n’y a qu’un moyen de s’en tirer, c’est de considérer son château comme en faillite ou de mettre, comme nous disons, la clef sous la porte.
C’est précisément ce que fit tout dernièrement l’un des premiers grands propriétaires du Royaume-Uni, le duc de R…, qui, malgré ses immenses revenus, trouvant l’entretien de son domaine trop onéreux à son gré, prit la résolution radicale de fermer son château de Belvoir, dans le Leicestershire, et de n’y plus désormais convier ses amis.
Ce fut la grande surprise de la saison à Londres. On ne parla longtemps que ce cette détermination dans le West-End et dans tout le royaume britannique. Les uns approuvèrent le noble duc, d’autres, les traditionnaires, les gentlemen old style, estimèrent que le devoir du duc était de demeurer fidèle à ses obligations de châtelain et de se ruiner sur place plutôt que de faillir à sa mission, de manquer aux droits d’hospitalité légués par ses ancêtres.
Toutefois, l’exemple sera suivi, car le duc eut déjà de nombreux prédécesseurs de moindre marque et notoriété. Chaque année, nombre de châteaux des contés les plus pittoresques de l’Angleterre se trouvent abandonnés, mis en vente ou en location, à la semaine. C’est ainsi que chez nous la majorité des propriétés seigneuriales se trouvent proposées à l’amiable dans toutes les études de notaires. Les occasions sont offertes en tous lieux, innombrables, de devenir possesseurs de superbes castels tout meublés avec jardins et parcs d’agrément de large étendue, chasse, pêche et terrains de rapport. Les amateurs et curieux se trouvent souvent amorcés par des affiches et des réclames qui mettent en goût et appétit d’acquérir un domaine durant quelques heures, mais l’examen pratique des charges fait vite repousser l’exécution de tout projet d’achat. La place est difficilement tenable pour un rentier moyen et aucun philosophe indépendant ne saurait envisager l’acquisition de ces sortes de guets-apens que sont devenues les propriétés de plaisance.
Selon un mot de Bossuet, je crois, nous ne possédons par les biens, ils nous possèdent. Aussitôt qu’ils deviennent nôtres, ils nous tiennent et nous attachent à eux, nous solidarisent avec leurs défaillances, nous enracinent à leur tréfonds et ils constituent un mariage féroce, tenace, nous enlevant toute liberté d’action voyageuse, toute possibilité de fantaisie, à moins qu’un bon divorce raisonnable nous en puisse délivrer. Le propriétaire, à de rares exceptions près, ne peut plus quitter pour un long temps ses terres. Tout est prétexte à le retenir, ou à le rappeler, semailles ou moissons, coupes de bois ou réparations, intérêts multiples. Il ne peut à loisir reposer au loin, franchir les mers, voir des pays neufs, satisfaire ses curiosités géographiques ou ses besoins d’errance. Qui terre a, guerre a. Ce sont les procès avec voisins, les mitoyennetés, les lapins aux incursions dévastatrices, les accidents imprévus. Tout est prétexte à querelles avec les petits cultivateurs qui veulent tirer quelque dîme du gros seigneur. La vie paisible s’achève ; le financier regrette l’état d’âme chantante de l’heureux savetier.
Aujourd’hui où l’on acquiert plus vivement que naguère la sensation très nette de la rapidité et de la brièveté de la vie, où l’on découvre quels petits locataires à brefs termes nous sommes de l’existence militante, on convient plus nettement de la sottise qu’il y a à se créer des charges inutiles et nuisibles.
La locomotion mondiale, terrestre et maritime est là qui nous offre les merveilleuses facilités du globe à parcourir, des visions toujours renouvelables et des hôtelleries très confortables où l’on a si peu le temps de s’acagnarder jusqu’à sentir le poids de l’ennui.
Comme on le remarque outre-Manche, le voyage, au demeurant, est plus économique que la propriété et combien plus agréable ! On conçoit que les Américains et nombre de cosmopolites, par goût, en soient arrivés à élire domicile à l’hôtel. Ils savent ce qu’ils y dépensent et se sentent une prodigieuse liberté de nomades. Ces mœurs, de plus en plus, se feront jour à l’étranger et pénétreront même en France peu à peu par infiltration et surtout par logique. Les hommes sages regarderont avec plus de lucidité le peu de necessité qu’il y a à laisser de grandes propriétés à leurs héritiers, sauf à leur conseiller de les réaliser avant que le temps ne les déprécie davantage. Les châteaux, les gentilhommières même sont aujourd’hui un fort lourd fardeau pour les riches. Le poids en devient chaque jour plus pesant, car les charges diverses augmentent et augmenteront toujours, le socialisme et les lois menaçantes aidant. Nous voyons, cela s’explique, davantage de propriétés closes, des demeures rustiques abandonnées. Les économistes s’inquiètent de cet état de choses. Il n’y a rien cependant qui nous puisse surprendre. L’être humain ne vit qu’une fois, en somme, et il cherche avec plus de clairvoyance à vivre agréablement. Or, les châteaux ne sont, en définitive, que les bagnes des riches ou les prisons déguisées des moyennement fortunés. Les hommes de ce temps commencent à s’en évader. Ah ! comme je les comprends !"

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(*) In Le Spectacle contemporain – Sottisier des mœurs, par Octave Uzanne. Paris, Emile Paul, 1911. Cf. pp. 197-201 – A lire également, dans le même volume, sur le même sujet « Les hôtels et la vie en locatis » pp. 263-273.

Bertrand Hugonnard-Roche

2 commentaires:

  1. Octave ne veut pas de château, parce qu'il est opposé au mariage, c'est tout.
    Mais ce qu'il dit est toujours d'actualité, et un château ou une grande demeure bourgeoise du XIXe, vaut moins aujourd'hui qu'une maison moderne de surface raisonnable.

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  2. Uzanne se voulait ultra-libéral, presque libertaire, c'est à dire qu'il ne tolérait pour lui même aucune barrière, aucune contrainte, aucun frein à sa liberté d'action. Toutes ses entreprises l'ont montré, de la bibliophilie à son exercice de journalisme. Peut-être à un point tel qu'il s'est finalement isolé, marginalisé. Pouvait-il en être autrement ?

    B.

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