dimanche 19 février 2012

Une lettre d'Octave Uzanne adressée à un correspondant "Old friend" [Eugen Schwiedland] à Vienne en Autriche (3 décembre 1920).

Je vous livre cette longue lettre adressée par Octave Uzanne à un correspondant (non identifié) à Vienne en Autriche. Je vous la livre encore pleine de tous ses mystères. Elle a été écrite de Saint-Cloud le 3 décembre 1920 ; Octave Uzanne a 68 ans passés. Après avoir discuté d'une entrevue qu'il a eu à Saint-Cloud avec un certain G. von M. qui reste, lui aussi, tout aussi mystérieux, Octave Uzanne nous livre, par ce courrier qui n'avait d'autre destin que celui de se perdre, de précieuses informations sur sa manière de voir la vie à cette époque de son existence. Sa "philosophie" et ses "états d'âme" sont des plus précieux à recueillir ici pour le mieux comprendre. On pourrait analyser en long et en large ses propos pour en tirer des vérités sur le personnage Uzanne. Nous ne nous risquerons pas à cet exercice périlleux pour le moment. Nous laissons aux plus fins observateurs de l'âme humaine le soin de démêler tout ceci. Cette lettre a été découverte chez un marchand à Vienne, en Autriche ; elle n'avait donc pas quitté le pays vers lequel elle avait été envoyée. Nous pensons que ce Old friend autrichien, ou tout au moins qui résidait à Vienne, a dû recevoir bien d'autres lettres d'Octave Uzanne ; peut-être le hasard nous permettra-t-il d'en découvrir d'autres. C'est à ce jour la lettre la plus intéressante et la plus longue que nous ayons pu acquérir. Voici ci-dessous le texte retranscrit et plus bas la copie en fac-similé. Bonne lecture.


Cliquez sur l'image ci-dessous pour l'agrandir et lire la transcription de la lettre.


Reproduction de la lettre en fac-similé (cliquez sur les images pour les agrandir).
Voici le texte de la lettre ratures et corrections prises en compte, sans les soulignés qui sont ici transformés en gras, pour une lecture telle que le souhaitait Octave Uzanne.

« St Cloud ce 3 XII 1920

J’attendais mot de toi, cher vieux frère, et je reçois à l’instant ton épître du 28 novembre dernier (4 jours de voyage). J’ai vu dimanche dernier chez moi, où il est venu prendre une tasse de thé G. von M. Nous avons pu causer un peu plus paisiblement, une heure ½ durant. Ce diplomate philosophe n’a pas 39 ans, comme tu me l’annonçais, mais bien 48 ½, m’a-t-il affirmé. Il est solide, massif même, bien posément assis dans la vie. Il vit sans son épouse et sans ses 4 enfants qui sont en Allemagne, par cette raison que son beau père qui est à Paris fut très embêté, pendant la guerre, en raison de son nom de formation allemande, et veut vivre tranquille et ne voir que le plus rarement possible son gendre et sa fille et ses enfants. – un vieux bourgeois étroit et borné. M. M. ne tient pas rigueur à son beau père si mesquin et si soucieux de l’opinion, mais, je crois qu’il cherche à se faire envoyer ailleurs qu’à Paris afin de vivre en famille, bien que, me dit-il, il soit d’essence célibataire et que son épouse lui laisse l’illusion d’en être un. Il est gai, agréable et voit la vie sous un angle assez juste au point de vue humain. Je crois que nos philosophies diffèrent essentiellement. La mienne n’admet qu’une seule certitude : La mort et ne conçoit [le mot voit est rayé] tout le reste que comme des apparences fugitives dont le contrôle est difficile et toujours décevant – Je ne crois pouvoir affirmer aucune vérité nominale et tenue pour bien équarrie - Je suis presque un néantiste, puisque j’ai la religion très accentuée du doute et, qu’en réalité, c’est notre orgueil qui nous donne des croyances injustifiées ou injustifiables en une autre vie, alors que si nous voulons revivre nous devons procréer, reproduire notre spécimen comme font les végétaux et tous les êtres organisés. J’ai du goût pour les religions parce qu’elles m’apparaissent comme des mythes ingénieux qui ont séduit un peu partout les cerveaux les mieux équilibrés, mais comment peut-on se soumettre à des dogmes et dire avec St Augustin : « Credo quia absurdum non credere. » – ce me semble fou ! J’ai senti que G. von M., ce bon Junker de Silésie, avait été un bon nourrisson des doctrines luthériennes et qu’il y avait entre nous certains abîmes qui viennent de mes efforts à me donner l’esprit le plus libéré qui soit de toutes emprises. Von M. reconnait qu’il est infiniment moins cérébral que moi ; il est [la suite continue au verso] par contre de goûts plus entichés de philosophie abstraite. Il m’a prête [le mot donné est rayé] un livre français d’un nommé Baruzi : la volonté de métamorphose qui exprime, malgré une terminologie bien différente de la sienne, presque entièrement sa conception [le mot philosophie est rayé] de la vie et du monde, m’a-t-il écrit – Je me suis remis au travail – Je vais moins aller à Paris, vivre davantage chez moi et terminer beaucoup d’ouvrages en train dans ma Thébaïde d’anachorète. D’abord, un certain livre « le Jardin des souvenirs » où défileront tous les hommes intéressants de ma génération que j’ai fréquentés et qui sera comme le miroir magique de ma vie intellectuelle et psychique, puis des œuvres de pensées, des études historiques, des travaux sur Giacomo Casanova, dont tous les papiers et correspondances sont entre mes mains !.. combien d’autres choses que je ne ferai sans doute jamais, étant dans ma 68e année d’âge – 10 ans de plus que toi – Je me sens encore cinquantenaire, mais, c’est égal, je perçois [le mot sent a été rayé] proche le bout de la route et la folie des projets illusoires – mais, je pense que rien n’a d’autre importance que celle que nous attachons à nos entreprises, et que je laisse quelques livres de plus ou non, cela ne tire pas plus à conséquence que quelques prunes de plus ou de moins à un prunier.
Merci pour tes indications pour Vienne – Crois-tu vraiment à la hausse du change de la couronne – Si tu basais ton avis sur des perspectives solides, je pourrais en acheter dix ou quinze ou 25 mille que je mettrais de côté – dis moi donc posément ce que tu crois à ce sujet et ce qui te le fait croire. Quant à aller à Vienne, j’y songerai en mars ; cela suffira. Les évènements sont tels que, d’ici avril, les Bandes rouges de Lénine peuvent enfoncer la pologne et y entrer comme dans du bois disjoint et piqué – que d’autres évènements sont aussi possibles – il faut s’attendre à tout et ne se rien promettre ; l’incertitude de tout s’impose actuellement.
Je t’envoie, old friend, mes affectueuses tendresses ; embrasse ta chère maman, ta femme, ton gosse pour moi, et dis leur de t’embrasser de ma part, ainsi qu’à belle maman. – J’ai de toute la famille l’inoubliable souvenir ami. Bien à toi. [signé] Octave. »


Bertrand Hugonnard-Roche

1 commentaire:

  1. Le destinataire de cette lettre vient d'être identifié par recoupements avec une autre lettre envoyée par O. U. en 1926. Il s'agirait de l'économiste viennois (Autriche) Eugen Shwiedland (1863-1937). Voir lettre au même du 13 février 1926.

    RépondreSupprimer

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...