NOTRE ÉPOQUE
L’Esprit allemand
Contempteur des Français (*)
Au cours d’un précédent article, j’ai pris soin d’exposer l’état actuel d’exaspération de la vanité allemande et l’assurance que manifestent chaque jour davantage les sujets du Kaiser, d’être les premiers dans le monde, même dans le domaine de l’esprit, de la science, des arts et du goût. Cette outrecuidance est devenue générale. On en trouve le témoignage dans la presse quotidienne, dans les revues, dans les publications de toute nature, aussi bien que dans les discours prononcés sur tous sujets et à tout propos, et dans les entretiens journaliers des militaires, des bourgeois et des intellectuels.
Les Allemands ont la hantise de la suprématie à un tel degré qu’ils s’efforcent de découvrir des origines germaniques chez tous les génies puissants qui se sont développés dans d’autres nations que la leur. Ils revendiquent comme Germains Shakespeare et Bacon, Léonard de Vinci et aussi — c’est un comble — Napoléon. Leur procédé est simple : ils mesurent le crâne de tous les « surhommes » et découvrent avec complaisance que leurs têtes appartiennent à la grande famille germanique, caractérisée par la boîte crânienne oblongue des dolichocéphales. Ainsi, ils prouvent — ou croient prouver ingénieusement — que tous les êtres dont s’enorgueillit l’humanité civilisée descendent de l’anthropoïde germanique.
Pour ce qui est de la France ou du génie français, l’Allemand ne professe que du dédain ou du mépris. Cependant, comme il est faux-bonhomme, prévenant, flatteur et obséquieux, il se garde bien de laisser voir ses sentiments lorsqu’il se trouve face à face avec un représentant de l’ennemi héréditaire. Il n’est alors courbettes qu’il ne fasse, compliments qu’il ne prodigue, politesses qu’il ne distille, louanges qu’il ne saurisse de qualificatifs les plus fleuris et les plus redondants.
Il convient d’être averti de ne pas s’y laisser prendre, comme le font tant de compatriotes qui voyagent outre-Rhin. Je fus, pour ma part, longtemps séduit par la fausse urbanité de nos vainqueurs, et je mis quelque réflexion avant de reconnaître les amertumes dissimulées sous le sirop des prévenances excessives et mensongères. Il est certain qu’on enseigne aux jeunes Allemands, naturellement enclins aux hypocrisies sociales, l’art de dissimuler leurs dédains envers ceux dont ils sont les contempteurs, et aussi la science de vaseliner habilement leurs relations avec les étrangers, en faisant usage de la pommade ultra-parfumée des éloges sur leur patrie et de l’onction des locutions bienveillantes sur l’individualité de leur interlocuteur.
Ces admirables commerçants que sont tous les Germains, patients, laborieux, opiniâtres à se faufiler partout, prompts à sacrifier leurs dégoûts à leurs intérêts, savent tout ce qu’ils ont à gagner à se montrer affables ; car s’ils furent nos vainqueurs il y a plus de quarante ans, sur les champs de bataille de notre propre territoire, ils le deviennent chaque jour de nouveau sur le terrain économique et sur tous les marchés du monde. Ils nous envahissent pacifiquement, font surgir partout des établissements industriels et commerciaux dans nos provinces, et c’est par milliers que les enfants de Germanie passent la frontière pour s’établir à Paris et dans nos principales grandes villes, afin de nous y concurrencer et de nous y espionner sans danger.
C’est entre eux principalement qu’il faut les entendre parler de cette France qui ne leur est que trop hospitalière, et de ces Français qui leur sont souvent si serviables et si confiants. On apprend alors jusqu’à quel degré ils nous rabaissent, nous exploitent, et quels sont leurs efforts méthodiques pour parvenir à confisquer peu à peu notre nation à leur profit.
Cette guerre franco-allemande, dont on redoute humainement le retour, a lieu aujourd’hui à notre insu, alors que nous n’en percevons point les ruses et les traîtrises. Elle se fait dans le sein même de notre nation, où les activités germaniques s’exercent sans relâche. Nous en voyons les témoignages dans nos ports, où les bateaux colossaux des grandes lignes de Brême ou de Hambourg viennent cueillir des marchandises et des passagers. Sur tous les marchés industriels, hélas ! nous rencontrons nos vainqueurs poursuivant imperturbablement leurs nouvelles victoires. Ils nous « savonnent les yeux ».
Nous ne voyons même plus leurs conquêtes quotidiennes ; nous ne sentons plus l’envahissement progressif. Nous n’avons plus conscience qu’une énergique libération du territoire s’imposerait dès aujourd’hui, en pleine paix, si nous prétendons vraiment vouloir reprendre possession de toute l’intégrité de nos forces nationales. On peut affirmer qu’une enquête rigoureusement faite pour relever non seulement le nombre des sujets allemands établis en France, mais surtout les usines, fabriques, entrepôts, maisons de négoce, etc., donnerait un résultat stupéfiant, dont nous ne pouvons, à première vue, nous faire une idée exacte.
Ce qui contribue à cette guerre, ayant pour but de réduire lentement notre nation à l’impuissance absolue, c’est la campagne continue qui est faite au prestige français dans l’empire allemand et dans tous les pays sous sa dépendance, y compris la Russie, où l’influence germanique est encore considérable, quoi que nous en puissions penser. La production française — scientifique, industrielle, littéraire, artistique, élégante — est partout discréditée à l’étranger en raison du patient et impitoyable dénigrement haineux provenant d’Allemagne.
Il suffit de lire les journaux, revues et livres critiques qui paraissent en nombre si considérable dans l’empire de Guillaume II, pour être renseigné sur la mauvaise foi qui règne à notre égard chez nos voisins de l’Est, occupés à notre sujet soit à nous décrier, soit à ignorer aveuglément nos œuvres maîtresses, nos hommes éminents, nos inventeurs, nos philosophes, nos ingénieurs, nos clairs esprits scientifiques.
Les Allemands ne mettent en avant que ce qui peut affirmer notre état de corruption ou notre légèreté, c’est-à-dire nos écrivains pornographes, nos vaudevilles ou nos opérettes dissolues, ainsi que les reproductions des plus écœurantes caricatures, qui ne sont pas toujours originaires de Paris, mais dont on se sert pour effarer l’opinion et imposer l’image d’une France déchue, effondrée dans la débauche et dans l’ordure.
Pour donner des références valables de ce que j’avance, il me faudrait citer des textes d’articles de journaux ou de revues, des pages de livres — et cela est tout à fait impossible dans les limites d’une causerie fugitive. Soyez bien convaincus, toutefois, que si le public allemand lit quelques romans français, il méprise absolument les sommités de notre littérature. Il estime que le Français est trop superficiel (zu oberflächlich) pour créer des chefs-d’œuvre appréciables.
C’est pourquoi n’importe quel libraire de Munich, de Leipzig, de Berlin, de Dresde ou de Hanovre nous dira que les auteurs contemporains étrangers les plus lus en Allemagne sont : Kipling, Wells, Mark Twain, d’Annunzio, Sienkiewicz, Ibsen, Gorki, Tchekhov, Tourgueniev, Bjørnson, Andreïev, Oscar Wilde, Bernard Shaw, Kielland, Dostoïevski et Guy de Maupassant. Ainsi, un seul nom français parmi tant de noms anglais, slaves ou scandinaves.
Il y a quelques années, un périodique allemand de grande vulgarisation ouvrit une enquête internationale sur la question : La France est-elle en décadence ? Les réponses qui parvinrent d’Angleterre, de Suède, de Norvège, d’Italie furent tour à tour désobligeantes ou flatteuses pour notre amour-propre, mais aucun Allemand — sauf Nordau, qui est israélite et travaille à Paris — ne sut énoncer une opinion favorable à la France, ni le philosophe Wundt, ni Haeckel, ni Hauptmann, ni Arno Holz. Ce dernier répondit en faisant l’éloge de sa nation : « L’Allemagne possède aujourd’hui les plus grands dramaturges, les plus merveilleux poètes, les romanciers les plus considérables, les premiers penseurs et les plus grands savants du monde. » De la France, pas un traître mot. Tel est l’esprit tudesque.
Nietzsche a exprimé nettement l’âme germanique en s’écriant : « Soyons durs ! » Les Allemands sont âprement impitoyables à tous ceux dont la force ne leur impose pas le respect. Ils justifient mieux que tous autres, dans l’univers, le Vae victis. — Ne l’oublions pas. Ne nous illusionnons pas, surtout, ni sur le socialisme allemand, ni sur l’évolution politique qui peut modifier l’empire germanique. Pour tenir en échec, même moralement, nos mauvais voisins, ne soyons ni trop conciliants, ni trop faibles. À tant de dédain, répondons par la fierté, et surtout efforçons-nous de mieux connaître nos ennemis, de les juger aussi bien qu’ils nous jugent. Envoyons nos fils chez eux avec autant de volonté qu’ils en mettent à envoyer les leurs en masse dans notre pays, dont ils veulent faire le leur le plus rapidement possible.
Pénétrons-les, observons-les, connaissons-les avant tout. Ce sera pour nous une force qui, aujourd’hui, nous manque encore déplorablement, qu’il serait nécessaire d’acquérir si nous ne voulons pas être conquis sans avoir su combattre.
OCTAVE UZANNE
(*) Article publié dans la Dépêche du dimanche 30 mars 1913. Dans cet article publié en mars 1913, Octave Uzanne décrit l’Allemagne impériale comme une puissance vaniteuse et méprisante, obsédée par la suprématie intellectuelle et culturelle autant qu’économique. Selon lui, les Allemands revendiquent abusivement les grands génies de l’humanité comme d’origine germanique, affichent en façade une politesse flatteuse mais nourrissent en réalité un profond dédain envers la France. Il dénonce une « invasion pacifique » à travers le commerce, l’industrie et l’espionnage, ainsi qu’une campagne de propagande visant à discréditer la production française dans le monde et à présenter la France comme corrompue et décadente. Pour Uzanne, la véritable guerre est déjà en cours, invisible mais implacable, et il exhorte ses compatriotes à se défendre par la vigilance et la fierté nationale. Ce texte s’inscrit dans le climat de défiance et de tensions franco-allemandes qui précède immédiatement la Première Guerre mondiale. Quarante ans après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine, la peur d’une revanche allemande hante encore l’opinion française. Uzanne traduit cette inquiétude en insistant sur les menaces économiques, culturelles et morales, perçues comme autant de fronts d’une guerre larvée avant le conflit ouvert de 1914. Sa diatribe, empreinte de stéréotypes et d’un nationalisme ardent, illustre bien l’état d’esprit d’une partie des élites françaises qui redoutaient l’expansion de l’Empire allemand. L’article résonne ainsi comme un document révélateur de la montée des antagonismes européens, dans un contexte où la presse préparait aussi les esprits à l’éventualité d’un affrontement armé.
Publié le mercredi 10 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com
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