NOTRE ÉPOQUE
La Jeune Allemagne (*)
De nombreuses enquêtes sur l’état d’esprit et les aspirations de la jeunesse française contemporaine ont passionné récemment l’opinion de notre pays. Nous avons cru pouvoir y découvrir un réveil de l’énergie nationale, un désir manifeste de santé et de force physique chez nos jeunes hommes et un idéal intellectuel dépourvu de mièvreries et sentimentalités excessives du Romantisme. Nous voyons déjà nos nouvelles générations à l’œuvre, recherchant, non plus seulement la suprématie de la pensée, de l’art original et de la science expérimentale, mais aussi les records de l’endurance et de la force dans nombre de sports athlétiques où l’on ne s’attendait guère à voir triompher des champions français.
Un de nos écrivains les plus avertis de la mentalité qui existe actuellement en Allemagne, M. François Poncet, qui fut élevé à Berlin et séjourne fréquemment à Berlin et dans les États de l’Empire, vient d’avoir la bonne inspiration de nous révéler ce qui nous importe également de connaître, c’est-à-dire Ce que Pense la Jeunesse allemande. Nous avions déjà L’Enigme allemande, livre récent de M. Georges Bourdon, et les longues enquêtes de grand reportage de M. Jules Huret. Le travail de M. Poncet ne fait certes pas double emploi. Il ne s’y agit plus, ici, d’interviews plus ou moins sensationnelles, d’impressions consignées au cours d’un voyage déterminé, d’observations consciencieusement notées et exprimées. L’auteur a vécu parmi la jeunesse allemande, à Stuttgart, à Dresde, à Munich et dans la capitale de la Prusse. Il s’est mêlé à l’existence des étudiants ; il a pris conscience de cette machine de guerre formidable qu’est l’Allemagne, dont partout, même dans les milieux universitaires, il a senti la puissance et retrouvé les rouages et constaté l’organisme apparent. Il a compris que si, par nature, l’Allemand n’est pas un guerrier, mais plutôt un être placide et familial, son caractère présente une capacité vaniteuse, une énergie d’orgueil extraordinaires ; il a senti que le mot de patrie vibre partout à l’unisson, au-dessus de tous les partis, de tous les intérêts et que dans tout l’Empire, même parmi les socialistes militants, il n’est pas un citoyen allemand qui ne soit prêt à accepter d’une âme enthousiaste la nécessité d’une guerre, sans même en vouloir discuter les raisons, avec une discipline inattaquable et une foi profonde dans l’avenir et la grandeur de la race allemande.
M. François Poncet n’oublie pas que les grands hommes dont s’honore l’Allemagne ont été des prédicateurs d’humanité et de fraternité universelle, que presque tous furent épris d’un idéal de civilisation et de culture intellectuelle se développant sans trêve au milieu d’une paix définitive. Il nous fait souvenir que Lessing déclarait ignorer cette faiblesse qu’on nomme patriotisme, que Gœthe rêvait de fonder une littérature européenne et des États-Unis d’Europe ; que Kant a rédigé un projet de paix perpétuelle ; que Schiller s’efforça toute une partie de sa vie à découvrir les moyens de pacifier les hommes en les rendant perméables à la culture esthétique ; cependant l’auteur doit bien reconnaître que l’état militaire constitue partout un édifice hiérarchique de la plus grande puissance, que la jeunesse universitaire, considérée comme une caste, est un solide pilier de cet édifice de fer et que ce pilier est extraordinairement homogène et inattaquable par les courants d’idées.
« La patrie est tout l’idéal des jeunes étudiants, écrit M. François Poncet. Ils n’ont pas le droit de vote. Les plus révolutionnaires d’entre eux (ils sont quelques-uns) s’interdisent toute propagande politique, toute adhésion à un parti quelconque. Il est établi comme un dogme que l’étudiant allemand doit demeurer en dehors de la politique. L’étudiant qui l’oublierait et se laisserait aller à un acte de politique active, hostile au gouvernement, recevait sans tarder le Consilium abeundi. La jeunesse allemande n’a donc pas de jeunesse politique. On la lui confisque. Au sortir de la tutelle universitaire, elle passe directement dans des cadres tout faits. Elle adopte les opinions que son métier lui impose. Elle est patriotique et gouvernementale. Elle a la mentalité de ce brave père de famille prussien auquel son fils disait : « Papa, je ne peux décidément pas croire à l’existence d’un Dieu personnel ! » Et le père de répondre : « Mon garçon, que tu croies à Dieu ou que tu n’y croies pas, cela n’a aucune espèce d’importance. Mais à l’École, tu ne dois l’oublier, la consigne est de croire à Dieu ! »
Ainsi, tout est caporalisé, même dans les corporations universitaires qui forment l’institution la plus conservatrice de l’Allemagne. La jeunesse allemande n’est pas cependant, comme le lui reprochait Liebknecht, dans un discours récent, dépourvue d’idéalisme. Elle fait montre d’un idéalisme d’État. Elle est, selon le cœur de ceux qui gouvernent l’État, inféodée aux puissances du jour. Elle ne ressemble pas à celle de 1830. Elle ne marche pas à l’avant-garde, persécutée et frémissante, vers un avenir de liberté et d’apaisement. Elle porte des liens qui ne lui pèsent pas.
L’étude de M. François Poncet peut, du point de vue de nos idées indépendantes et volontiers batailleuses, nous faire prendre peut-être en commisération cette domestication complète de l’idéal de la jeunesse germanique, mais du point de vue de la force matérielle et de l’unité allemande, elle doit nous rendre plutôt graves et enclins au pessimisme. En cas de guerre, ce caporalisme outrancier, cette communion patriotique, cette discipline des esprits, cette foi religieuse dans l’autorité de l’État, dans sa sagesse, cet aveuglement volontaire à accomplir sans prétendre le discuter tout devoir militaire, cette soumission au souverain vénéré et aussi divinisé qu’un Mikado, au Japon, constitueraient, on ne saurait le contester, des éléments d’action impulsive et de cohésion disciplinée qu’il est sage et prudent de comparer avec ceux que nous pourrions leur opposer, en toute connaissance des contrastes de races. Les jeunes Allemands semblent rien attendre du socialisme ; ils répètent volontiers la phrase connue : « Le jour où il y aura trop de socialistes au Reichstag, il suffira d’y faire entrer huit lieutenants de la garde ! » Et si on objecte que c’est faire peu de cas du Reichstag, d’aucuns ripostent avec conviction : « Le Reichstag, c’est une simple concession au goût du jour. » Il ne faut pas que l’Allemagne donne l’impression d’un État trop peu moderne. Tant que le gouvernement aura pour lui la bourgeoisie et l’armée, que pourront les socialistes ? La discipline militaire ploie, anéantit le jeune ouvrier à tendances socialo-démocratiques. Impossible qu’il bronche. Le modèle de tout jeune Allemand, le type humain parfait, respectable et enviable, c’est l’officier. L’étudiant le copie ; il marche, il se coiffe, dresse ses moustaches et salue comme lui, en joignant les talons. Il sent qu’une solidarité étroite les unit. Tous estiment que le monde doit appartenir logiquement et nécessairement aux anglo-saxons, que les latins ont fini leur rôle en Europe, et que la France est de quantité et de qualité négligeables. Il est entendu qu’elle décroît, déchoit et doit disparaître de la liste des grandes nations. Le mot qui résume leur jugement sur nous et qu’on entend souvent, celui qui est au fond de tous ces jeunes cerveaux, c’est : « Graculi ».
M. André-François Poncet nous conduit chez les étudiants libres, où il nous indique les intellectuels pour nous témoigner à quel degré ceux-ci sont traqués, mésestimés, relégués dans des brasseries presque mises à l’index. Les choses de l’esprit ont si peu d’importance en Allemagne. L’écrivain de Ce que pense la jeunesse allemande ne cherche point à nous cacher ses profondes angoisses : son livre mérite assurément d’être lu ; il est documenté, vigoureux et sévère. Si nous devons le juger en tant que portrait fidèle de cette Allemagne militaire contemporaine où, même la culture des esprits est organisée en vue d’un rendement patriotique et militaire. Tout y tend à l’armée qui aimante et oriente les forces vives du pays. Demain, pense M. Poncet, après cette étude des générations nouvelles, ce sera la même chose. Demain, je prétends que ce sera pire, car la conscience réfléchie du rôle que l’Allemagne peut espérer jouer dans le monde, se développe sans arrêt, et la fidélité au pouvoir sera de moins en moins aveugle tout en restant une fidélité absolue ».
Ce sont là des vérités dont nous prenons l’assurance lorsque nous séjournons sérieusement en Allemagne. Nous n’avons donc rien à attendre de la jeunesse allemande ! Apprenons à la bien connaître sans nous illusionner et, s’il le faut, à la combattre.
OCTAVE UZANNE.
(*) Article publié dans la Dépêche du Vendredi 18 juillet 1913. Dans cet article paru dans La Dépêche du 18 juillet 1913, Octave Uzanne, alors âgé de 62 ans, livre une réflexion sur l’état d’esprit de la jeunesse allemande en s’appuyant sur l’enquête de François Poncet. Alors que la jeunesse française se découvre selon lui une vigueur nouvelle, tournée vers la santé, le sport et un idéal intellectuel plus sobre, Uzanne souligne que la jeunesse allemande, privée de véritable liberté politique, est entièrement encadrée par l’État et par l’armée. Les étudiants vivent dans un univers caporalisé, où patriotisme et discipline priment sur toute autre valeur, et où l’officier incarne le modèle humain parfait. La culture intellectuelle elle-même se trouve orientée vers le service de la nation, au détriment des libres esprits relégués en marge. Poncet rappelle l’héritage pacifiste et humaniste de grands penseurs allemands, mais constate que la génération contemporaine est imprégnée d’idéalisme d’État et d’un militarisme omniprésent.
Ce texte, rédigé un an à peine avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, illustre bien les inquiétudes françaises face à la montée en puissance de l’Allemagne impériale. Uzanne projette dans sa lecture de la jeunesse allemande les craintes d’une France consciente de son isolement et de sa vulnérabilité. Le contraste dressé entre des jeunes Français en quête de vitalité individuelle et des jeunes Allemands soudés dans une cohésion militaire et patriotique résonne comme une mise en garde : le danger ne réside pas seulement dans la force matérielle de l’Empire, mais aussi dans l’endoctrinement et l’unité psychologique d’une génération déjà prête à la guerre.
Article publié le vendredi 12 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com
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