lundi 8 septembre 2025

L'indéfini des sexes, par Octave Uzanne | Article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926 | "le très curieux transformisme de la femme"


Manuscrit autographe signé (4 demi feuillets) avec corrections

Tous droits réservés | Bertrand Hugonnard-Roche


L'indéfini des sexes. (*)


Je lisais récemment dans un recueil de critique des mœurs les lignes suivantes :

« Il est, dans l’histoire de l’humanité, des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse. Quand ces fusions contre nature se produisent, c’est toujours pour que l’ordre normal de la vie soit davantage troublé. La femelle absorbe le mâle jusqu’à ce qu’il n’y ait plus là ni mâle ni femelle, mais on ne sait quelle substance neutre qui est une pâtée à vainqueur pour le premier peuple qui voudra se l’assimiler. »

Les moralistes qui croient toujours nécessaire de borner le champ de vision de leurs observations et de manifester leur sollicitude inquiète pour une seule nation qui, généralement, est la leur, oublient que les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes, peut fort bien se généraliser dans l’univers entier. C’est précisément ce qui arrive dans le très curieux transformisme de la femme qui se fait voir de plus en plus décidée à une évolution garçonnière davantage accusée, mais déjà très visible et sensible.

La métamorphose est sortie de l’état larvaire, si je puis dire, et même de la période de la nymphe. Elle apparaît si manifeste qu’elle inquiète et perturbe les sages personnes encore acagnardées dans la formule des mœurs patriarcales du milieu du siècle dernier et même les très vieux survivants des vingt années de corruption impériale. Les bonnes gens se montrent déconcertés et s’affligent des conséquences prochaines d’une telle révolution qui détruit chaque jour un peu plus les fragiles barrières érigées par la coutume vénérée de nos pères à délimiter les droits, devoirs, prérogatives et distinctions de chacun des deux sexes.

*

* *

Guy de Maupassant, à l’heure de sa plus grande vogue, avait écrit un de ses essais les plus amusants et spirituels sur les contrastes, oppositions et antagonismes qui existent entre l’homme et la femme. C’était, si j’ai bonne souvenance, une controverse très drolatique ouverte à une table de commis voyageur, sur tous les caractères, jugements à l’inverse, dissemblances de tempérament, disparités dans la sensibilité des deux sexes, assujettis l’un au raisonnement logique, l’autre à la seule émotivité sentimentale, d’où conflits, hostilités, luttes, rapprochements délicieux, séparations acerbes, reprises d’harmonies enchantées, besoins de contact et de solutions de continuité. Cela jusqu’à l’accalmie de l’âge qui atténue, refroidit et pacifie l’ardeur souvent désordonnée des passions alimentées par notre vieil Eros.

Les thèses soutenues étaient exposées avec humour, les uns apportaient une sereine contradiction à cette hostilité des sexes et reconnaissaient à la fille d’Eve des vertus intimes au moins dignes de celles du mâle, déclarant qu’il ne devait être question d’un sexus sequar ou d’une infériorité réelle de cette éternelle mineure à laquelle nous devons tant.

Un des assistants quelque peu abruti par la chaleur communicative du banquet se levait et clamait avec indignation : « Enfin, messieurs, vous admettrez bien qu’entre Elles et Nous, il y ait une petite différence ? »

Cette intervention burlesque provoquait aussitôt une irrésistible vague d’hilarité déferlant sur le cénacle, et tous les convives debout, joyeusement, s’écriaient, le verre en main, avec le geste rituel du toast :

Hourra ! hourra ! pour la petite différence !!

*

* *

Depuis la guerre, des mœurs nouvelles ont assurément modifié avec assez de preuves à l’appui et suffisamment de confrontations possibles, la nature morale, plastique et significative de la petite différence. Entre la femme de 1890 et celle dont nous avons la vision et l’approche quotidienne, la différenciation est très apparente, et la comparaison fait apparaître toute l’étendue de la dissemblance et des divergences.

Une influence gynandromorphique domine indéniablement la femme contemporaine. Celle-ci tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles devant aboutir aux buts qu’elle se propose d’atteindre. Elle aspire à l’équipondérance intellectuelle, à l’équivalence des emplois, des salaires dans tous les postes qu’elle convoite et dont elle parvient déjà chaque jour davantage à accroître le nombre et les degrés d’élévation. Elle entend surtout, dans l’ensemble de ses revendications, à quelque classe sociale qu’elle appartienne, assurer son affiliation à toutes les conquêtes d’indépendance du mâle et sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation, la mise à l’index au nom de la morale outragée et autres fariboles selon la formule d’un code d’honnêteté, de convenances et de pudeur qui a fait son temps et ne résiste pas au contrôle du bon sens et de la saine équité. Donc, égalité sur tous points et libération des multiples préjugés conventionnels dont, à travers les siècles dits de civilisation, elle a fait tous les frais et fut jusqu’à ce jour la seule et innocente victime.

La mode, toujours révolutionnaire par nature et aussi par besoin de maintenir sa prépondérance essentielle sur le monde féminin, ne se fit pas défaut de prêter son concours à ses dociles et fidèles dévotes. Elle ne voulut plus d’entraves dans le costume et, aussitôt, décréta la robe réduite à l’enchemisement du torse ondoyant et divers, le cou et la gorge libres, la jupe ne dépassant pas la longueur d’un kilt de montagnard écossais, les jambes livrées à la saine lumière, les bras aussi peu emprisonnés qu’on les peut concevoir selon les états atmosphériques. Enfin et surtout, triomphe définitif, rançon des témérités de Dalila sur la virilité de Samson, les cheveux furent tondus à la garçon, le chef dépossédé de ces longues toisons dont trop longtemps nos infortunées compagnes furent les captives, bien qu’elles les aient souvent portées comme un royal manteau de leur nudité. Lasse d’être chair à plaisir, comme l’homme, désabusée de la gloire, d’être chair à canon, la femme veut être près de nous la camarade, sans plus d’humilité, et la grande amie égalitaire.

*

* *

Les gens qui font montre d’aimables connaissances superficielles, devant cet effréné caprice qui pousse les femmes jeunes, mûres et même sénescentes chez les coiffeurs de Nessus pour se priver d’un apanage séculaire dont leurs aïeules tiraient une si grande vanité, ne se font pas faute de nous rappeler les heures licencieuses du Directoire où la vogue était d’afficher des coupes de cheveux dites à la victime, à la Titus ou à la Caracalla, dont les citoyennes raffolaient.

Ils nous disent qu’en ces temps de néo-paganisme, les indépendantes qui proclamaient le sacrement de l’adultère, avaient comme nos contemporaines un goût furieux pour des idées libres sous un crâne dégagé de ses ornements naturels. Alors on chantait à Frascati, au Palais-Royal, un peu partout, cet innocent couplet mirlitonesque :

Grâce à la mode
On n’a plus de cheveux (bis),
Ah ! que c’est commode.
Vraiment on est mieux.

Il ne faudrait pas en déduire que ce qui fut très passager au sortir de la Révolution le sera de même à l’heure actuelle. J’estime, pour de multiples raisons et points de vue, que nous ne reverrons pas de longtemps, si nous devons jamais les revoir, les longues et opulentes chevelures féminines chantées par Rabelais, Ronsard et tous les poètes de la Pléiade, sans parler des bardes romantiques.

La mode des cheveux courts n’est plus localisée à la France, ni même à l’Europe. Elle sévit sur le monde entier. Même en Chine, de hauts magistrats lancent des messages contre la mutilation du système pileux de la femme jaune, et la difficulté de distinguer les sexes qui se confondent de plus en plus dans l’Empire du Milieu.

L’auteur du décret interdisant dans le Céleste-Empire la coupe capillaire déclare qu’on voit des hommes ayant visages de femmes revêtir des vêtements féminins, tandis que la majorité des femmes affectent des allures masculines qui passent la mesure.

La Chine est un pays charmant, bien à la page. Il nous plaît qu’il en soit ainsi et qu’on ne puisse réserver à la France le monopole des modes auvergnates : mi-hommes, mi-femmes. Sous le règne de Henri III parut une satire intitulée L’Ile des Hermaphrodites. C’était localiser la maladie que d’insulariser ceux qui en étaient atteints.

Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué.

Octave Uzanne.


(*) article publié dans La Dépêche du Samedi 20 novembre 1926. Résumé et analyse : Ce texte tardif d’Octave Uzanne, paru en 1926 dans La Dépêche de Toulouse, sonne comme une méditation inquiète d’un vieil observateur des mœurs face à un monde qui lui échappe. Âgé de soixante-quinze ans, il ne décrit plus la coquetterie des Parisiennes ou les raffinements de la mode comme dans ses chroniques de la Belle Époque, mais s’interroge sur ce qu’il appelle la « confusion des sexes ». Sa plume demeure vive, parfois ironique, mais la fantaisie laisse place à un ton presque crépusculaire : celui d’un moraliste qui constate l’effacement de frontières autrefois considérées comme intangibles. L’intérêt majeur de cette chronique tient à sa position historique. Nous sommes au cœur des Années folles, quand la figure de la garçonne, rendue célèbre par Victor Margueritte, suscite autant de fascination que de scandale. Uzanne, nourri d’un imaginaire littéraire et historique où les rôles étaient clairement distribués, relie la modernité à des précédents plus ou moins subversifs : les coupes « à la victime » du Directoire, les mignons d’Henri III, l’« Île des Hermaphrodites ». Ce recours aux comparaisons érudites, parfois saugrenues, lui permet d’inscrire le présent dans une longue histoire de brouillage des genres. Ce qui frappe aussi, c’est la rhétorique naturalisante : métamorphoses d’insectes, phases larvaires et nymphales, la femme est décrite comme un organisme en perpétuelle mutation. Uzanne mêle ici le vocabulaire de la biologie à celui de la satire sociale, donnant à son texte une tonalité hybride, entre pseudo-science et chronique de boulevard. On retrouve cette manière si particulière de sa plume : érudite, paradoxale, volontiers provocatrice. Enfin, l’article témoigne d’un double mouvement. Conservateur, Uzanne regrette la disparition de la « petite différence » qui, à ses yeux, garantissait l’équilibre des rapports amoureux et sociaux. Mais il pressent en même temps que cette révolution des mœurs est irréversible et mondiale. Loin d’être une simple mode parisienne, elle traverse l’Europe et gagne même la Chine. Cette intuition confère au texte une dimension prophétique : un écrivain du XIXe siècle perçoit, au soir de sa vie, que la question des genres n’est plus une affaire marginale mais une transformation globale. Relire aujourd’hui l’article d’Octave Uzanne publié en 1926, c’est mesurer combien certaines de ses formules trouvent encore un écho dans nos débats du XXIᵉ siècle. Lorsqu’il évoque « des époques de véritable hermaphrodisme social où l’homme s’effémine et la femme s’hommasse », difficile de ne pas penser aux polémiques actuelles autour de la fluidité des genres. Quand il constate que « les variations des mœurs aboutissant à l’indéfini des sexes peuvent fort bien se généraliser dans l’univers entier », il anticipe déjà la mondialisation de ces questions identitaires. Plus encore, son observation selon laquelle « la femme contemporaine tend non seulement à s’évader de la tutelle de l’homme, mais à s’égaliser à lui par un rapide ajustement de ses moyens, de sa culture et de ses facultés naturelles » résonne étrangement avec nos préoccupations sur l’égalité salariale, l’éducation et la parité. Et lorsqu’il souligne que « [la femme] entend surtout assurer sa participation aux plaisirs physiques, librement consentis, sans qu’il puisse en rejaillir arbitrairement sur elle l’universelle réprobation », on croirait lire un manifeste annonçant la libération de la parole féminine. Enfin, son constat pessimiste – « Aujourd’hui le monde entier est en cause, il nous apparaît à la fois désaxé et désexué » – pourrait être repris tel quel dans une tribune contemporaine, tant il traduit à la fois l’inquiétude et la fascination devant la recomposition des identités.


Publié le lundi 8 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...