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Ce Vendredi
Mon cher Octave Uzanne,
Je lis ce matin votre article à l’Écho de Paris intitulé « l'Ève nouvelle ». Il est très intéressant mais il m’attriste un peu car vous qui êtes un de nos lettrés les plus avertis, vous ne vous êtes pas souvenu que j’ai écrit un livre portant ce titre et qui eut non seulement un grand retentissement littéraire mais une influence décisive sur le mouvement féministe auquel vous faites allusion.
Je ne me serais pas permis cette remarque si aux dernières lignes vous ne citiez pas l'Ève Future de Villiers et ainsi on dirait votre oubli volontaire.
Tout autre écrivain qui ne serait pas mon ami, pourrait, sans me peiner, omettre en la circonstance un effort personnel qui a marqué dans ma carrière, mais venant de vous le fait m’afflige et je vous serre affectueusement la main, espérant que votre mémoire est seule en question.
Jules Bois
Nous donnons ci-dessous l'article d'Octave Uzanne.
L’Ève nouvelle (*)
Un être absolument imprévu, déconcertant toutes les conceptions anticipatrices, modifiant singulièrement les jugements psychologiques des moralistes et philosophes de l’antiquité et des temps modernes, s’offre à nous, à l’état naissant, dans le primitivisme de sa néo-métamorphose surprenante, je veux parler de la jeune fille et femme contemporaine.
Nous ne pouvons encore l’observer qu’à son point de formation, à l’origine même de son organisation pour la conquête de tous ses droits et le développement de ses multiples capacités d’adaptation à la majorité des positions sociales qui lui étaient interdites jusqu’à ce jour. Cependant, déjà nous devinons la qualité de ses armes et la variété de ses moyens de combat. Son effort continu d’émancipation, sa volonté d’atteindre ses buts et de réaliser des ambitions très justifiables, nous prouvent déjà que l’Ève nouvelle parviendra à ne plus être l’éternelle mineure de l’histoire et qu’elle saura rendre pitoyable, caduque et ridicule le trop célèbre et rigoureux dilemme dans lequel l’encerclait Proudhon :
Ou ménagère ou courtisane.
Un ingénieux essayiste et visionnaire, qui signe Martonne, estime que, l’eugénisme aidant, le ciel et la terre verront fleurir une époque où la femme qui veut des enfants ne les fera plus elle-même. Elle cherchera une candidate à la maternité, comme on cherche encore aujourd’hui une nourrice. Elle aura plus de mal à la découvrir — pour une fonction plus grave — par sélection, car celle-ci devra subir l’examen médical, l’auscultation, la radiographie, les prises de sang pour les réactions de Bordet-Wassermann, de Hecht et de l’Institut Pasteur.
Déjà bien des femmes de générations nouvelles en viennent à considérer que la conception et la maternité constituent un événement de la plus évidente gravité, par ce fait que rien n’engage davantage deux existences comme la naissance d’une troisième. Dans ce domaine de la conscience, des responsabilités et de la vie intime, la pensée de la femme s’est également émancipée. Il faut bien reconnaître que les conseillers d’arrondissement, les apôtres de la repopulation nationale et patriotique y sont de plus en plus mal accueillis. Cela se comprend.
« L’intelligence, écrit M. Martonne, a dissocié l’idée du plaisir individuel de l’idée du devoir social ; elle a éliminé de l’amour le risque, et ce n’est pas d’hier que les ruses du couple déjouent celles du génie de l’espèce qui se servait du plaisir de l’union comme d’un piège. »
Au grand scandale des mères et plus encore, des grand’mères, l’Ève nouvelle, même adolescente, agite volontiers ces questions de la maternité engageant toute la vie, estimant l’indépendance, paralysant les luttes individuelles nécessaires pour atteindre les buts assignés. Elle ose entrevoir sans hésiter une humanité moins nombreuse, mais infiniment mieux peuplée de rejetons solides, normaux, ayant leurs cellules toutes prêtes dans un organisme social supérieurement disposé pour l’existence individuelle dans la communauté désormais disciplinée aux sages conceptions de Malthus. Ce n’est plus « l’oie blanche » de naguère, pudique, confite dans une candeur d’apparat, teintée d’hypocrisie, soumise, toujours prête à s’effaroucher au contact des mots, des visions et des idées susceptibles d’évoquer tout ce qui est dans l’ordre des lois de nature et de chair.
L’ingénue, fausse ou réelle, a disparu de nos mœurs. Il y aurait niaiserie à la regretter. Mieux vaut ne pas nous indigner de nos petites « éphèbes », crânement garçonnières, franchement renseignées et le faisant volontiers voir et savoir avec un front fort insoucieux de rougir. L’Ève moderne est actuellement encore en devenir dans un monde en fusion trouble, dont on ne pourra sans doute apprécier la transfiguration lucide que d’ici vingt-cinq à trente ans.
J’augure assez bien, pour ma part, du résultat futur et général de ce transformisme psychique fort salutaire, qui fera litière d’une moisson de conventions puériles et imbéciles, de préjugés abêtissants, cultivés pour assurer la diffusion du règne des superstitions et qu’il est réconfortant de voir enfin faucher comme autant de mauvaises herbes parasites de cette Ève, qui est en sa genèse, et qui, peu à peu, se fera l’égale de l’homme, non sans que celui-ci ne s’en inquiète et ne retarde cette révolution imposant les Droits de la Femme.
L’égoïsme masculin, si autoritaire, caractérisa une omnipotence, jusqu’ici trop despotique et excessive, vis-à-vis de l’enfant malade et douze fois impure (**), lasse enfin d’être l’esclave, surtout lorsqu’elle est la frivole et ironique maîtresse, dans l’ordre subalterne de la galanterie passive. Rien ne se fait sans à-coups successifs, mais tout arrive à son heure, avec une logique dont l’histoire des peuples et des mœurs nous fournissent des exemples divers et fort caractéristiques. Ève aura sa revanche.
À l’heure présente, il y a un abîme profond d’incompréhension, de visions divergentes et de conceptions de la vie et des principes moraux qui la guident entre les parents et les enfants. Ceux-ci et ceux-là n’ont ni des idées, ni des jugements, ni des raisonnements basés et établis sur un même plan. Entre mères et filles, l’incompréhension se manifeste encore peut-être davantage. Tout esprit de tutelle est repoussé.
Les pauvres mamans poules, qui ont couvé des moineaux francs, s’effarouchent de les voir dès l’époque de la mue, et les ailes à peine consolidées, sauter hors du nid et s’envoler rapidement pour ne revenir au perchoir qu’à leur volonté. Faire sa vie à son gré, s’amuser à sa guise, jouir du nouveau jeu libertaire sont des principes généralement admis et pratiqués par les petites. Les vieux n’ont qu’à se soumettre ou à se démettre. L’impulsion est si généralisée, l’exemple si largement répandu qu’ils se résignent. La mode est là qui les domine.
En attendant que le règne des femmes soit définitivement assis, à égalité totale avec celui des hommes, dans une société nouvelle, les conservateurs byzantins de l’ancien régime remettent sur le tapis de vieilles et éternelles controverses sur la valeur intellectuelle des deux sexes.
Un petit journal d’idées, drôlement intitulé Le Jour et la Nuit, enquête sur ce sujet que les siècles ont cependant surabondamment discuté : La femme a-t-elle l’intelligence de l’homme ? La formule, avec son point d’interrogation, m’a été adressée ; elle m’a suggéré le sujet de cette chronique et j’y réponds volontiers par ces quelques mots :
Pour cette enquête sur l’intelligence de la femme, une réponse valable exigerait pour le moins un volume.
Montaigne disait : « La femme est l’ennemie naturelle de l’homme. » L’ennemie est peut-être un terme excessif et déplacé. Mieux vaudrait écrire que la femme est une expression contraire, antithétique de l’homme.
Son intelligence est loin d’être inférieure. Elle est souvent plus libre, parce que moins soumise aux cultures scolastiques, aux enseignements philosophiques, aux besoins d’argumenter ou de recourir aux dialectiques si souvent inutiles. Elle est indiscutablement plus intuitive et plus instinctive, sinon plus subtile et, surtout, plus délicate dans sa politique individuelle et sociale.
J.-J. Rousseau avait certes pleinement raison d’écrire qu’aussitôt que l’homme commence à raisonner, il cesse de sentir. Il aurait pu ajouter : La femme, elle, est autrement avertie. Elle se refuse à raisonner de peur de perdre ce qu’elle possède de plus précieux et substantiel comme force spirituelle, sa faculté de sentir, qui dépasse immensément celle de son compagnon.
Comment nier qu’elle témoigne d’une intelligence souple, affinée, malicieuse, souvent très aiguë, qui ne saurait être comparée à celle de l’homme. Ces deux intelligences peuvent normalement et utilement s’entraider, en s’épousant ; chacun d’eux faisant appel à l’autre pour se contrôler, se réconforter et devenir une intellection d’une véritable puissance, lorsqu’il est nécessaire.
Lorsque l’Ève nouvelle se sentira en puissance de réduire autant que possible les lourdes charges que la nature lui imposa, et dès qu’elle aura pu se soustraire aux soumissions qu’une morale menteuse et un maître exigeant, l’homme, lui ont si longtemps imposées, son rôle secondaire, son émancipation la délivrera de tous les soupçons, ironies, quolibets, satires qui l’accablèrent à travers les âges.
La ruse, le mensonge, les menues fourberies qui sont les armes des faibles opprimés, pour se défendre, les stratagèmes félins comparables au jiu-jitsu des Japonais, ne seront plus mis par elle en usage vis-à-vis de l’homme devenu son associé.
Nous l’observons aujourd’hui, à l’heure de ses courageux débuts sur une voie où elle marche à grands pas. Envers et contre tous, elle ira loin et je ne doute pas qu’à son tour elle ne sache « nous en boucher un coin considérable ».
Octave UZANNE
(*) Article publié dans La Dépêche du jeudi 21 juin 1928, et non dans L’Écho de Paris comme l’affirmait Jules Bois dans sa lettre, écrite sans doute dès le lendemain, le vendredi 22 juin. Réagissant à chaud, il ne voulait visiblement pas laisser traîner ce contentieux entre hommes de lettres. Octave Uzanne avait alors 78 ans. S’agit-il, comme aimerait le croire Bois, d’un simple oubli de mémoire ? Rien n’est certain : Uzanne conserva jusqu’à sa mort, trois ans plus tard, une remarquable lucidité. L’hypothèse d’un oubli volontaire paraît plus vraisemblable, ce que Bois lui reprochait implicitement. Ce dernier devait mourir en 1943. Jules Bois avait en effet publié en 1896 son Ève nouvelle (Paris, Chailley). Cet ouvrage, à la fois manifeste littéraire et spirituel, conférait à la femme moderne une mission centrale : affranchie des servitudes imposées par l’homme, émancipée intellectuellement, économiquement et moralement, elle devenait l’agent d’une régénération sociale et mystique de l’humanité. Bois se plaçait ainsi à la croisée du féminisme naissant, de l’utopie sociale et de la littérature symboliste. Son livre fit grand bruit, valut à son auteur une réputation durable et l’imposa comme un allié, certes singulier, du mouvement féministe, bien qu’imprégné de mysticisme et d’ésotérisme. On comprend dès lors son irritation lorsqu’Uzanne, le 21 juin 1928, publia dans La Dépêche une longue chronique intitulée elle aussi L’Ève nouvelle. Avec son style ironique et visionnaire, il y dressait le portrait d’une génération de jeunes femmes indépendantes, informées, provocantes, qui rejetaient les carcans sociaux. Même la maternité n’était plus envisagée comme une fatalité, mais comme une décision grave, parfois malthusienne, à rebours du discours nataliste dominant. Pour Uzanne, cette « Ève » en formation saurait balayer les préjugés, réduire l’autorité masculine excessive et cheminer vers l’égalité, non par rivalité, mais par complémentarité d’intelligences — l’homme raisonneur, la femme intuitive — formant ensemble une puissance d’esprit. Or, ce texte moderne par certains aspects reprenait, sans le citer, l’intuition centrale de Bois : la femme comme clé d’un nouvel âge social et spirituel. D’où la lettre indignée de l’écrivain symboliste, qui voyait là non pas un hasard mais un effacement délibéré de son apport. Derrière cet échange se profile une fracture générationnelle : Uzanne, témoin du XIXe siècle finissant, oscillant entre admiration et ironie ; Bois, militant mystique du féminisme fin-de-siècle, persuadé que l’avenir spirituel de l’humanité passait par la femme. Deux visions de l’Ève nouvelle se croisent ainsi : l’une journalistique et caustique, l’autre prophétique et ardente. La petite histoire a retenu les deux : Uzanne, chroniqueur habile qui flairait l’air du temps, et Bois, visionnaire enflammé qui, dès 1896, avait donné voix aux espérances d’émancipation féminine.
(**) Le passage : « L’égoïsme masculin, si autoritaire, caractérisa une omnipotence, jusqu’ici trop despotique et excessive, vis-à-vis de l’enfant malade et douze fois impure, lasse enfin d’être l’esclave… » soulève une difficulté. L’expression « l’enfant malade et douze fois impure » ne s’accorde ni avec la logique du propos ni avec le style habituel d’Uzanne. Deux hypothèses s’imposent : soit une erreur typographique ou de montage due à l’atelier de composition de La Dépêche (cas fréquent dans ce journal), soit une maladresse stylistique, Uzanne ayant peut-être voulu comparer la femme à « l’enfant malade », figure de faiblesse et de dépendance, sans que la suite « douze fois impure » trouve de justification. L’explication la plus vraisemblable demeure celle de la coquille de presse. Une restitution cohérente serait alors : « …jusqu’ici trop despotique et excessive vis-à-vis de la femme, lasse enfin d’être l’esclave… », formulation en accord avec l’ensemble de l’article et la pensée d’Uzanne.
Article publié le mercredi 17 septembre 2025 par Bertrand Hugonnard-Roche pour www.octaveuzanne.com




