vendredi 7 novembre 2025

Hommes et Choses — Routes et Autodromes | Article publié dans la Dépêche de Toulouse du Vendredi 5 juin 1925 par Octave Uzanne (74 ans). "L’heure est venue de ne plus consentir à subir l’artériosclérose qui menace le bon équilibre de notre santé nationale."

Citroën commercialise la 5HP Type C en 1922

surnommé la “5cv Citron” en raison de la couleur présentée à sa sortie.


Hommes et Choses — Routes et Autodromes (*)

La France put longtemps se montrer fière, surtout dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, du remarquable réseau routier qui lui avait été légué et lui constituait un enviable patrimoine. Nous eûmes, durant cinquante ans, dans l’administration de notre voirie, une sorte d’amour-propre et de coquetterie pour l’entretien et la conservation de nos chemins publics. Nos grandes routes départementales, soigneusement maintenues en parfait état par des équipes de cantonniers entraînés à la perfection et soucieux de leur bonne réputation, étaient des modèles du genre.
On ne pouvait que célébrer à l’étranger leur excellente tenue et leur incomparable fermeté d’hippodrome, d’une propreté indiscutable, lorsqu’on les parcourait à la belle allure d’un attelage fringant.
On revoit encore ces belles routes roses ou blanches, encadrées de leurs banquettes gazonnées et pourvues de leurs cubes de pierre concassée, alignées tous les quinze ou vingt mètres, dans un style géométrique qui imposait le respect par leur prévoyante attention à réparer sans délai les moindres blessures en cuvette ou déchirures en ornières, faites au macadam national.
Lorsque les pluies avaient lavé ces nobles chaussées de leurs poussières et crottins, elles apparaissaient lumineuses, brillantes, agréables à contempler dans toute l’étendue de leur large ruban sinueux qui se lisait souvent jusqu’à l’horizon lointain. Elles semblaient joyeusement sonores sous les sabots des coursiers ou sous les roues chantantes des carrioles dont on percevait les arythmiques résonances à longue distance.

Aujourd’hui, avec les randonnées automobiles, les belles routes de France, ces douairières, dont quelques-unes ont vu les carrosses du Roi-Soleil et les diligences de la Restauration, ne sauraient se flatter d’être à la hauteur des progrès nouveaux. Les touristes se lamentent de les voir en si pitoyable état, et les pires critiques sont adressées à l’administration qui, aux accusations de négligences et de manque de soins, ne peut que répondre par l’insuffisance des crédits et l’impossibilité de maintenir un empierrement intact avec le transit des lourds camions à remorque, des autocars, des torpédos rapides qui y mènent un train d’enfer et causent des plaies en fondrières aux chemins les mieux réparés, aux agglutinations de cailloux les plus cohérentes.

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Il est incontestable que notre réseau routier ne répond plus aux exigences de la locomotion en vitesse, qui s’accentue et se multiplie prodigieusement de mois en mois. Nos chaussées, qui demeuraient si accueillantes aux trots et galops de la plus noble conquête de l’homme, ne sauraient, actuellement, résister au passage en trombe des automobiles qui meurtrissent jusqu’aux vieux pavages de grès et aux bétons les mieux agglomérés. La situation, paraît-il, est déjà pitoyable, surtout en certains districts du Midi, où les déprédations routières sont si effroyables qu’on pourrait afficher cet avis que je lisais pendant la guerre à l’orée d’un grand chemin d’Artois : « Voie accessible aux avions seulement. »

Nous sommes cependant, en France, plutôt retardataires comme usagers de la locomotion automobile dont nous fûmes les créateurs. Aux États-Unis, où cinq millions d’autos sont en circulation, on compte en ce moment même une voiture à moteur pour dix habitants ! Bientôt la proportion doublera et triplera jusqu’à ce qu’elle arrive à égalité.


La France reste loin du compte ; toutefois l’heure approche où l’auto se vulgarisera chez nous jusqu’à atteindre une ou deux voitures pour cent habitants, soit environ de 650 à 750 000 autos de toute nature, qui circuleront à raison de 300 à 400 000 quotidiennement sur nos routes d’ici 1930.

Toutefois, si des décisions de prévoyance, établies sur des combinaisons économiques nécessaires, urgentes même à découvrir, n’étaient pas prises et appliquées, la libre circulation de ces voitures deviendrait impossible. L’accident se multiplierait, car nos routes infortunées, effondrées jusqu’à l’irréparable, se refuseraient à l’afflux des véhicules dont elles ne pourraient supporter le trafic incessant.
On ne saurait donc différer de préparer les voies futures, de concevoir une réglementation nouvelle de la voirie et de comprendre que le mode de circuit automobiliste de plus en plus intensif réclame une organisation toute nouvelle. Il convient de l’envisager audacieusement, sans prétendre lésiner sur les moyens, en cherchant à accommoder les voies anciennes au service des randonnées actuelles. Il faut bien se résoudre à s’adapter au progrès. L’ancien système routier a vécu. L’heure est venue de recréer nos cartes routières et de tout remettre à la hauteur des révolutions du jour.

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Nous ignorons vraiment un peu trop ce qui s’est fait jusqu’ici en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, même en Belgique, pour aider au développement de l’industrie automobile et au perfectionnement pratique de la locomotion par moteurs mécaniques. Des routes de l’avenir ont été conçues et exécutées sur des plans originaux qui se rapprochent de ces voies futuristes que Wells imagina dans ses Anticipations.
Il nous vient même d’Italie des suggestions fort encourageantes. Nos voisins, plus décisifs que nous ne l’avons été jusqu’ici, ont fait exécuter par leurs ingénieurs ce qu’ils nomment avec raison des autostrades (voies pour autos), qui tiennent à la fois, nous dit-on, de la route ordinaire, de la piste d’autodrome, d’on ne sait quelle conception puissante de chaussée pour géant, supérieurement nivelée, rectiligne, noire comme des routes de basalte, allant droit aux grandes agglomérations, négligeant les villages et les menus bourgs, pourvues de maisonnettes, de surveillants, et probablement de débits d’essence et de postes de secours et de réparation. — Tout cela est fort instructif.
Ces autostrades, dont on raconte merveilles, et qui se développent rapidement à travers la Lombardie, gagneront peu à peu le centre et l’extrême sud, assureront à l’Italie renaissante un réseau touristique incomparable, contribuant largement à la prospérité de cette admirable contrée d’art qui attire de plus en plus les pèlerins du nouveau monde.

La France, qui n’offre pas moins de beautés naturelles, de monuments d’art et de nobles reliques d’un passé magnifique, ne doit pas, quoi qu’il puisse lui en coûter, se laisser distancer et négliger de refaire ses artères essentielles à la large circulation du plus puissant courant de vitalité concourant aux conditions nouvelles de sa puissance. Elle doit se piquer d’émulation, et refaire, sans délai et avec zèle, en collaboration avec ses agents des Ponts et Chaussées, l’œuvre colossale qui est la conséquence forcée de son génie, qui a doté l’univers des plus admirables inventions de ce temps.
L’heure est venue de ne plus consentir à subir l’artériosclérose qui menace le bon équilibre de notre santé nationale.

Octave UZANNE


(*) article publié dans la Dépêche de Toulouse du Vendredi 5 juin 1925. Octave Uzanne est âgé de 74 ans. Dans cet article de 1925, Octave Uzanne dresse un tableau contrasté de l’état des routes françaises, symbole pour lui du rapport du pays à la modernité. Il ouvre son propos sur un ton nostalgique : autrefois, la France pouvait se montrer fière de son réseau routier, modèle d’entretien et de beauté, entretenu avec soin par des cantonniers zélés. Ces routes, véritables œuvres d’art civique, représentaient la rigueur et le raffinement d’un pays amoureux de son patrimoine. Mais cette époque est révolue. L’avènement de l’automobile, avec son trafic croissant, met à rude épreuve un réseau routier devenu obsolète. Uzanne décrit avec ironie et regret les routes « douairières », vieillies, incapables de supporter les poids lourds, les autocars et les bolides modernes. Les chaussées, jadis lisses et fières, sont désormais meurtries, crevassées, mal entretenues — non par faute d’amour du travail, mais par manque de crédits et de vision. L’auteur élargit alors sa réflexion : la France, pourtant berceau de la locomotion automobile, accuse un retard certain dans son adaptation aux exigences de la vitesse. Là où les États-Unis comptent déjà une voiture pour dix habitants, Uzanne prévoit que la France atteindra bientôt 750 000 véhicules, ce qui nécessitera une refonte complète du réseau. Sans décisions prévoyantes, avertit-il, la libre circulation deviendra impossible, et les routes, effondrées, provoqueront des accidents en série. Visionnaire, Uzanne appelle à une réforme d’envergure : concevoir des « voies futures », audacieuses et adaptées à la nouvelle ère de la locomotion rapide. Il cite en exemple les initiatives étrangères — américaines, allemandes, italiennes — et notamment les autostrades de Lombardie, ces routes modernes, rectilignes, puissamment construites, réservées aux automobiles et dotées de services annexes (essence, réparation). Enfin, l’article se conclut sur un appel patriotique : la France doit retrouver son génie créateur, se montrer à la hauteur de son passé et de son prestige artistique. Si elle n’agit pas, prévient Uzanne dans une métaphore saisissante, elle souffrira d’« artériosclérose », maladie de la modernité entravée, symbole d’une nation qui laisse se scléroser ses voies de communication — et, par extension, son énergie vitale. L’article d’Octave Uzanne dépasse le simple constat sur la vétusté du réseau routier français pour livrer une véritable méditation sur le rapport entre progrès technique et vitalité nationale. Sous la plume de l’essayiste, la route devient une métaphore du corps de la France : ses artères menacées d’« artériosclérose » figurent le ralentissement d’un pays qui ne parvient plus à faire circuler son propre génie. Uzanne, fidèle à son goût des images organiques et à sa rhétorique élégante, relie ainsi la dégradation des chaussées à une défaillance plus profonde de l’esprit public — l’incapacité de s’adapter sans nostalgie au rythme de la modernité. Son intérêt pour les mutations de la locomotion n’est pas nouveau : dès 1900, il avait publié un ouvrage complet consacré aux moyens de transport — de la marche primitive aux véhicules mécaniques — qui fut réédité quelques années plus tard, signe de sa curiosité constante pour les révolutions techniques et sociales de la mobilité. S’il célèbre les réalisations étrangères, ce n’est pas par fascination mais pour rappeler à la France la mission créatrice qui fut jadis la sienne. Son plaidoyer n’a rien d’un enthousiasme technocratique : il réclame que la modernisation des routes s’accomplisse dans la continuité du goût français, alliant ingéniosité, beauté et ordre. Le texte, empreint d’une tonalité prophétique, s’inscrit dans la lignée des réflexions d’un vieil humaniste qui voit dans la technique non un danger mais un instrument de régénération, à condition qu’elle reste animée par la conscience esthétique et morale d’un peuple civilisé. 



Illustration prise dans l'ouvrage d'Octave Uzanne sur la locomotion

publié en 1900


Publié par Bertrand Hugonnard-Roche

le Vendredi 7 novembre 2025 sur www.octaveuzanne.com

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