Octave Uzanne publie cette critique dans la livraison d'avril 1877 du Conseiller du Bibliophile. Il dresse un petit bilan critique de la littérature romanesque de la première moitié du XIXe siècle et s'attarde sur les nouveaux venus du réalisme que sont Zola et les Frères Goncourt. Pour une fois Octave Uzanne est indulgent et même complaisant avec Zola et son Assommoir (*). Il est moins tendre avec Edmond de Goncourt pour sa Fille Élisa (**). Octave Uzanne n'a que 26 ans au moment où il rédige cette critique lucide et cinglante.
Bertrand Hugonnard-Roche
(*) L'Assommoir paraît pour la première fois en feuilleton dans Le Bien Public en 1876. Il sort en volume chez le libraire éditeur Charpentier en 1877. C'est le septième volume des Rougon-Macquart.
(**) La fille Elisa paraît chez Charpentier la même année 1877.
LE ROMAN MODERNE (***)
Vous achetiez un roman, il y a quelque vingt ans, Monsieur, et tout heureux de votre emplette signée d'un nom aimé, vous vous preniez à lire, — les pieds sur les chenets, — les vigoureuses aventures d'un d'Artagnan quelconque, d'un héros cambré, souple et fort comme l'acier de sa lame,
qui vous menait bon train, à travers mille casse-cous, au
chapitre final, où triomphait sa cause.
C'était par une belle matinée de mai, de septembre ou
d'octobre ; le ciel était pur ou nuageux, l'air tiède ou vif, les
feuilles d'un vert tendre ou d'un chaud orangé, peu importe ;
en deux temps, vous aviez lié connaissance avec votre
homme, détaillé vivement sa mise, conçu votre sympathie,
et, avec toute la simplicité de votre belle âme de lecteur, —
vous vous intéressiez à ce beau jeune premier que vous
veniez d'entrevoir et que vous ne deviez plus quitter qu'à
la fin de ses peines.
Que de galantes intrigues ! Quelles joyeuses équipées !
Vous en souvenez-vous ?
Arquebusades et coups de rapière ! Tout votre sang français bouillait ; vous entriez dans la peau de l'Amadis ; bataillant, intriguant, faisant l'amour, vous couriez avec lui de
tous côtés, et terriblement essoufflé, c'est à peine si vous
preniez un léger repos, à la dernière ligne d'un émouvant
chapitre. — Et vous, chère Madame, que de charmantes
soirées vous passiez sous la lampe, ou chastement pelotonnée
dans le douillet repos du lit ! Vous parcouriez fiévreusement
le gros roman du jour, laissant sommeiller Monsieur votre
mari ; et votre petit cœur battait bien fort, bien fort, lorsque
le héros, au coin d'un carrefour sombre, luttait vaillamment
contre une bande de vilains coupe-jarrets.
II
Ces émotions, ces courses échevelées en plein air, ces
voyages de l'un à l'autre pôle, le roman de cape et d'épée, —
qui résume tout cela, — le roman d'aventures a définitivement
vécu. Dumas père et tutti quanti ne font plus les délices
que des commis voyageurs, des portières ou des rares grisettes (I), aussi rares elles-mêmes que les carlins.
Le roman intime fait aujourd'hui nos délices. — Notre
époque veut du réel ; l'optique est émoussée, nous prenons
une loupe , notre toucher est affaibli, notre main saisit un
scalpel ; nous anatomisons. Le roman est devenu une école
pratique, nous y étalons les belles horreurs, les cas pathologiques les plus bizarres ; nous indiquons les chloroses et les
pustules sociales. Nous ne sommes plus en gondole à Venise,
nous nous promenons, en radeau, dans les égouts des villes.
III
Eh ! mon Dieu, nous n'avons pas tort, nous en sommes
arrivés là graduellement, sans y prendre garde ; notre époque littéraire, si féconde, avait blasé nos sens ; notre goût est
devenu un petit Néron, difficile à satisfaire. Il nous fallait
du nouveau, des choses fortes, odorantes. Nos meilleurs
auteurs essayent de nous servir.
Les romanciers sont devenus des analystes du plus grand
talent ; ils ont mis le tablier blanc, se sont munis de tous
les instruments de chirurgie, et nous voilà suivant leur cours
avec intérêt. Nous voyons les ulcères de la vie, c'est vrai,
mais le musée Dupuytren a bien aussi ses charmes ; et il
faut avouer que l'hôpital, les faits divers et les tribunaux
moralisent peut-être plus sûrement les masses que les pillules du docteur Labruyère ou les panacées du pharmacien
Montaigne.
IV
Voulez-vous que nous cherchions les causes de la phase
littéraire que nous traversons et que nous regardions l'instigateur et son école ? Soit, j'indiquerai donc tout de suite :
« Byron et le byronnisme. »
Ce n'est pas trop un paradoxe, comme vous allez le voir.
Nous sommes en 183o ; — la littérature classique est moribonde, le romantisme vient de naître et fait déjà des effets
de torse et montre son biceps ; un instant indécis, les Jeunes-France se divisent en deux camps. Dans l'un la force domine ; on y cultive la plastique, la ligne, la couleur, la
fooorme. Dans l'autre, la lecture de Byron a sentimentalisé
les cœurs, les idylles maladives germent dans les cerveaux,
le spleen bruine dans l'âme, on larmoie les amours défuntes
ou les ambitions déçues ; Lamartine sanglote sur le lac
du Bourget, Musset empoisonne le beau Rolla, de Vigny
suicide Chatterton sur le théâtre.
Une partie du public se laisse aller à cet abandon de soi-
même. Il devient exquis, distingué, de suprême bon ton de se faire voir blême et verdâtre de teint ; les amants malheureux se noient dans leurs larmes, les couturières, par
douzaines, allument des réchauds ; une douce folie se répand partout ; seul le bourgeois inconscient regarde sans
comprendre.
V
Une réaction était nécessaire, l'idéalisme prenait des proportions inquiétantes pour la santé des esprits, toutes les
cervelles étaient parties au diable, dans l'aérostat de la pensée. Il fallait ramener le public au réel, à la vérité, aux
choses dignes des larmes ; il était utile de le déféminiser,
de lui montrer, en l'intéressant, la vie rude, nerveuse, aride,
dans ses manifestations de chaque jour, dans ses luttes, dans
ses drames du grand monde ; de lui faire palper les tristesses
de la bourgeoisie et les misères des bas-fonds de la société.
— « Assez de byronnisme, trêve aux jérémiades et aux variations en mineur sur les amours personnelles ; ne distillons
plus ce miel affadissant, versons quelques gouttes d'absinthe dans nos œuvres : » — tel fut le raisonnement d'une
nouvelle école, qui semble commencer à Balzac, pour se
continuer par MM. de Goncourt, Daudet et Zola.
Balzac, cet Hercule puissant de la littérature moderne,
doit être considéré comme le premier maître du réalisme,
de ce réalisme sobre, correct, distingué ; de ce réalisme
qui met encore des gants et qui flâne, monocle dans l’œil,
au milieu des salons les plus mélangés. Toute une époque
défile sous ses yeux, il la fixe magistralement dans ses immortels chefs-d'oeuvre. Mais il restait à glaner sur ses
timidités, sur les choses qu'il n'a pas osé décrire, sur ses
craintes, ses pudeurs, ses délicatesses ; c'est là précisément ce
que font aujourd'hui ses successeurs.
Les héritiers directs de l'auteur de la Comédie humaine se montrèrent plus hardis, mais avec certaines réticences. Les
Champfleury, les Delvau, les Baudelaire, les Duranty et autres explorèrent les coins de la vie réelle non encore décrits. On vit alors, pour la première fois, ces peintures crayeuses
des barrières de Paris, ces types bouffons des petites villes
de province, ces croquis bizarres d'ateliers d'artiste, cet
argot pittoresque des différents milieux parisiens, cette photographie littéraire, pour tout dire, qui rend exactement l'impression des choses vues et étudiées minutieusement.
VI
Avec Gustave Flaubert et Madame Bovary, se dessine
dans sa véritable incarnation le Roman moderne : c'est de
ce chef-d'oeuvre, à la fois lumineux de réalité, saisissant et
osé, que prennent source les productions remarquables si
discutées aujourd'hui.
Flaubert a créé un genre, qui tâtonnait et se cherchait
avant lui.
Après Madame Bovary, on voit apparaître la Fanny de
Feydeau, l'Affaire Clémenceau de Dumas fils et une foule
d’œuvres justement célèbres, signées des noms les plus
connus.
Edmond et Jules de Goncourt spécialisent le genre, dans
cette admirable série d'études qui commencent à franchir le
cercle restreint, mais artistique, où leur immense talent fut
apprécié et admiré dès l'origine. Puis vient Zola, qui se cantonne au milieu de l'époque impériale, de 1852 à 1870, et
qui, avec une vigueur géniale, nous en trace les types les
mieux accusés.
Nous pourrions parler d'Alphonse Daudet, dont les
premières manifestations personnelles, nous ont présenté
des œuvres du plus grand mérite : mais dans cette étude au
courant de la plume, nous laisserons de côté MM. Daudet. Ferdinand Fabre, Tourgueneff, Cladel, etc., pour jeter un
léger coup d'oeil sur l'Assommoir de M. É. Zola, et sur
la Fille Elisa de M. Edmond de Goncourt, — les deux romans à sensation du jour.
VII
Que n'a-t-on pas dit et écrit sur l'Assommoir ? Jamais
roman depuis longtemps n'avait passionné à ce point le public : c'est monstrueux, disent les uns ; admirable, ripostent les autres ! Dans tout ce tumulte où chacun a donné son
opinion, le Conseiller du Bibliophile, par l'organe d'un de
ses fidèles collaborateurs, peut bien, il nous semble, insinuer
son avis. Nous dirons donc que l'Assommoir est une oeuvre
saisissante, traitée avec une conscience du vrai, un sentiment
humain remarquables. — Il est évident que c'est une production forte, accentuée, vigoureusement traitée et non destinée au boudoir d'une femme qui a des faiblesses, ou à la
bibliothèque anodine des jeunes gens musqués ; sur la couverture on eût pu imprimer, comme sur certains volumes
du XVIIIe siècle : — La mère en interdira la lecture à sa fille ;
— mais nous croyons nous adresser à des lecteurs auxquels
l'odeur de la moutarde ou des piments ne donne pas de
nausées, et, nous le répétons, le livre de M. Zola est non-
seulement digne des œuvres qui l'ont précédé, mais
encore les surpasse et se renferme dans une forme distincte,
qui fait de l'Assommoir l'étude la plus curieuse qui ait
vu le jour depuis une vingtaine d'années.
VIII
Malgré l'admiration que nous avons professée jusqu'ici
pour le style et la manière de MM. de Goncourt, nous
avouerons franchement le sentiment de tristesse et d’écœurement que vient de nous laisser la lecture de la Fille Elisa.
— Il y a évidemment dans ce volume un grand mérite d'observation et de recherches, mais cela est appliqué à un sujet
sans intérêt puissant et sans but moral.
L'oeuvre, dans son ensemble, est malsaine et ne prouve
rien ; ce n'est qu'une flânerie enfiévrée dans les bouges les
plus immondes, où l'odeur acre des pipes se mêle à la fermentation de la bière et aux parfums éventés des filles de
maisons ; c'est une étude in animâ vili sur des créatures aux
chairs grasses et flasques qui croupissent dans un avachissement inconscient ; le sens moral ne se repose sur aucun
être qui fasse contraste, et le lecteur suit la fille Elisa dans
sa prostitution et dans sa détention, sans que rien ne vienne
y jeter une lueur d'honnêteté et de sympathie.
Nous n'ignorons pas que M. de Goncourt a voulu soutenir
une thèse ; mais il a un peu trop oublié que cette thèse était
à l'usage des gens du monde, et que les légistes, — que vise
peut-être son roman, — préféreront toujours les travaux des
Parent-Duchâtelet à l'étude la mieux conduite d'un romancier, quel que soit son talent.
OCTAVE UZANNE.
Paris, 25 mars 1877.
(I) .... et de votre directeur, ne vous en déplaise, mon cher collaborateur. — C. G. (pour Camille Grellet qui a dû ajouter cette note à la lecture du papier livré par Octave Uzanne).
(***) pp. 8-14, in Le Conseiller du Bibliophile, deuxième année, 1877.
Mon confrère Alexandre Parent du Châtelet doit surtout sa célébrité à un ouvrage posthume intitulé De la prostitution dans la ville de Paris (1836), qu'Octave devait avoir dans sa bibliothèque.
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