Octave Uzanne vu par Remy de Gourmont en octobre 1910 (à l'occasion de la réédition de La Parisienne par Octave Uzanne cette même année 1910 aux éditions du Mercure de France).
NOTRE ÉPOQUE
OCTAVE UZANNE (*)
Jusqu’ici M. Octave Uzanne n’avait guère publié ses livres qu’en des tirages de luxe, sur des papiers de choix et à petit nombre. Il aimait à associer à sa prose pittoresque les caprices de l’eau-forte ou de la lithographie, et il est peu des ouvrages où l’on ne voie près de son nom celui de Rops, de Lynch ou de Paul Avril. De tels livres coûtent cher et se vendent cher, et, en dehors des amateurs, ils étaient peu connus, surtout depuis la disparition des maisons Rouveyre et Quantin, ses éditeurs ordinaires. Autant le moindre écrivain recherche le succès, autant Uzanne semble l’avoir fui, moins par dédain peut-être que par haine des compromissions qu’il entraîne. Je ne connais pas d’esprit plus libre, plus jaloux de son indépendance, aussi bien dans ses écrits que dans ses relations. Il n’a jamais suivi, comme écrivain, qu’une discipline, celle de Barbey d’Aurevilly, sur lequel il prépare un livre de souvenirs et qui voulut écrire la préface d’un de ses premiers écrits, faveur que le vieux connétable ne prodiguait guère. Barbey était né en 1811. Par lui, Uzanne se rattache directement aux grandes générations romantiques qui lui ont transmis, avec un goût marqué pour le style, un amour effréné de l’art. Uzanne s’intéresse à tout, mais a bien peu pénétré, sans s’apercevoir que c’est à l’art que tendent ses préoccupations les plus diverses. Il l’a cherché jusque dans l’agencement matériel des livres, jusque dans la toilette féminine. Le livre et la femme, ce sont les premières amours d’Uzanne, et je ne crois pas qu’il les ait trahies ; sa bibliothèque est toujours riche en livres précieux et rares, et le premier ouvrage qu’il ait voulu retourner et rééditer pour le grand public, c’est précisément une monographie de la Parisienne.
Est-ce au romantisme qu’il faut attribuer encore son goût de l’exotisme, sa curiosité des nations étrangères ? Je le pense. Il n’est pas besoin d’être romantique pour aimer à voyager ; la passion des romantiques pour l’orientalisme, pour le pittoresque et l’étrange fut d’ailleurs assez casanière. Victor Hugo se garda bien d’aller voir l’esprit même après l’avoir chanté ; L’Orient n’y fut qu’une apparition ; seuls Théophile Gautier et surtout Gérard de Nerval voulurent connaître vraiment ces terres du soleil dont leur jeunesse avait rêvé. Ce n’est pas à la manière de Gérard de Nerval, non plus qu’à celle de Flaubert qu’Uzanne aime l’Orient. Ils y cherchaient des paysages inconnus, de vieilles traditions sacrées ; Octave Uzanne y est surtout attiré par l’observation du conflit de la civilisation musulmane et de la civilisation européenne. L’Égypte anglaise ne l’intéresse pas moins que l’Égypte des Arabes et il serait fâché, peut-être, de ne pas trouver au Caire un de ces confortables hôtels dont seuls les Anglais ont le secret.
C’est qu’avant tout Octave Uzanne est un esprit moderne. Il aime son temps et il ne professe aucun regret des siècles passés, encore qu’il sache, autant et mieux qu’un autre, apprécier la délicatesse de l’art et de la beauté qu’ils ont créés. Sa curiosité des mœurs étudiées sur place, des mœurs auxquelles on participe, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, agréables ou fâcheuses, l’a poussé jusqu’en Amérique, jusqu’au Japon et il s’apprête, paraît-il, à aller revoir Ceylan, dont il a la nostalgie depuis un premier voyage. Romantique veut dire surtout rêveur ; un voyageur, et surtout des pays lointains, est en somme un homme d’action, un homme de mouvement, tout au moins. Les deux tendances se retrouvent chez Uzanne. Il regrette ses livres et sa table de travail quand il se heurte à l’incommodité d’une cabine de navire ou d’une installation plus précaire encore ; mais rentré chez lui, il tient mal en place et à peine le croit-on réinstallé, qu’il est parti pour Bruxelles ou pour Londres. Cette instabilité, qui semble s’être accrue avec les années, l’a un peu détourné des longs travaux ; mais elle a, au contraire, avivé sa verve de chroniqueur, renouvelée et comme aiguisée par le frottement de l’homme aux civilisations les plus diverses. Parmi les tâches de l’homme de lettres, la chronique, qui semble au premier abord la plus facile de toutes, est l’une des plus ardues pour ceux qui, comme Uzanne, visent toujours à la perfection du genre. Il faut pour ainsi dire porter son attention sur tous les sujets à la fois, sur toutes les manifestations de la vie et de l’intelligence, choisir avec promptitude la matière qu’il importe de mettre en œuvre et, quand on est décidé, écrire, en complètement et légèrement quelques deux cents lignes, et cela dans un style improvisé, mais qui doit avoir cependant des qualités certaines de clarté, de précision, de souplesse.
Les chroniques d’Uzanne ont presque toujours assez naturellement des valeurs d’essais, de souvenirs, de visions ; comme il le dit lui-même, plus durables que bien des livres moins improvisés.
L’ouvrage qu’il réédite aujourd’hui est, au contraire, du grand travail, une œuvre qui a un commencement et une fin, qui fait un tout parfaitement complet. Il date évidemment d’une période de la vie de l’auteur où il jouissait d’une grande stabilité d’esprit, car c’est faire preuve d’une singulière persévérance que d’étudier, un à un, tous les types de cet être multiforme que l’on nomme la Parisienne. La voilà selon tous ses états, selon tous ses contrastes, depuis la grande dame jusqu’à la balayeuse des rues. Vouloir donner une juste idée de ce livre en quelques lignes serait fort présomptueux. C’est un tableau du Paris d’aujourd’hui, et presque complet, quoiqu’il n’étudie que la femme, car on ne peut parler d’un sexe sans laisser entrevoir l’autre. Quels que soient son métier ou sa profession, la femme est femme avant tout, et c’est ce qui donne de l’unité à cette enquête nécessairement fragmentée. Un professeur et un employé de commerce forment deux types sociaux parfaitement distincts ; entre la jolie institutrice et la jolie vendeuse, Don Juan ne fait pas de différence, et le point de vue de Don Juan sera toujours un peu celui de l’observateur le plus désintéressé. Tout livre de ce genre sera donc moins une étude sur les métiers exercés par les femmes que sur les femmes qui exercent des métiers, et c’est ce qui en fait, en dehors de tout autre point de vue, l’agrément.
Y a-t-il un type de la Parisienne ? Cela n’est plus bien certain. La facilité avec laquelle la provinciale, l'étrangère même prennent les différents aspects de la Parisienne, donne à réfléchir. De plus, la plupart des Parisiennes ne sont pas nées à Paris, où beaucoup d’indigènes n’ont aucune des qualités que l’on reconnaît généralement à cette catégorie de Françaises. Je crois qu’il y a des Parisiennes dans toutes les villes et surtout les grandes villes de France, où, si elles n’en sont pas encore, elles peuvent le devenir en une saison. Peut-être que ce qui caractérise le mieux la Parisienne, c’est sa manière de comprendre et de sentir l’amour, mais cela tient à la grande liberté de sa vie, au peu de jalousie des hommes qui sentent l’impuissance de leur attention dans cette immense fourmilière. Cette confiance est d’ailleurs la meilleure tactique. Attaquée de trop de côtés à la fois, la Parisienne passe sa vie à parler de l’amour, bien plus qu’à le pratiquer.
Au reste, il y a bien des sortes de Parisiennes, et il est naturellement d’elles comme il est des femmes en général : tout ce qu’on en dit est à la fois vrai et faux, juste et injuste. Le livre d’Uzanne, écrit à un point de vue purement objectif, ne mérite pas ce reproche : précis dans son observation, il est équitable dans son jugement philosophique. Veut-on le titre complet de l’ouvrage ? C’est presque une analyse : « Études de sociologie féminine. Parisiennes de ce temps en leurs divers milieux, états et conditions. » Études pour savoir « l’histoire des femmes dans la société, de la galanterie française, des mœurs contemporaines et de l’égoïsme masculin. Ménagères, ouvrières et courtisanes, bourgeoises et mondaines, artistes et comédiennes. » Cela a une petite senteur dix-huitième siècle qui n’est pas désagréable et ne gâte rien. On pense à Sébastien Mercier et à Restif de la Bretonne, et on n’a pas tort. C’est entre ces deux grands observateurs des mœurs françaises et du cœur humain que se place naturellement Octave Uzanne.
REMY DE GOURMONT
(*) Article publié dans la Dépêche du Vendredi 21 octobre 1910. Octave Uzanne vient d'avoir 59 ans. Rémy de Gourmont dresse un portrait admiratif et nuancé d’Octave Uzanne, écrivain bibliophile au goût prononcé pour le luxe typographique, l’indépendance littéraire et l’observation des mœurs contemporaines. Il rappelle d’abord que l’auteur, longtemps méconnu du grand public en raison de ses éditions coûteuses et confidentielles, s’est toujours tenu à distance du succès facile, fidèle à une discipline esthétique héritée de Barbey d’Aurevilly. Voyageur curieux mais non romantique au sens traditionnel, Uzanne explore l’Orient, l’Europe, l’Amérique et le Japon non pour y chercher du pittoresque, mais pour analyser les tensions culturelles et les évolutions sociales. Moderne, instable, toujours en mouvement, il nourrit sa verve de chroniqueur d’une attention aiguë aux phénomènes de civilisation, faisant de la chronique — exercice plus difficile qu’il n’y paraît — un art de précision, de souplesse et de clairvoyance. Gourmont analyse ensuite la réédition par Uzanne de sa grande enquête sur La Parisienne, œuvre sociologique ambitieuse qui dépeint la femme dans ses multiples milieux, états et conditions, depuis la grande dame jusqu’à la balayeuse, sans céder aux généralisations abusives. Le critique souligne la justesse d’observation, l’équité de jugement et la finesse presque dix-huitième siècle d’un écrivain qu’il rapproche naturellement de Sébastien Mercier et de Restif de la Bretonne : deux maîtres observateurs des mœurs françaises, parmi lesquels Uzanne trouve ici sa place.
Mis en ligne par Bertrand Hugonnard-Roche le Vendredi 14 novembre 2025 pour www.octaveuzanne.com


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