lundi 14 mai 2018

Le Fol de Saint-Pol-Roux dédié à Octave Uzanne (1901). Pourquoi ?

Portrait de Saint-Pol-Roux
par Félix Vallotton
paru dans Le Livre des masques
de Remy de Gourmont (1898).
Pour quelle raison Saint-Pol-Roux (40 ans) dédie-t-il "Le Fol" à Octave Uzanne (50 ans) ? A vrai dire nous n'en savons absolument rien. Tout comme nous ne savons rien des relations entre le Magnifique et Octave Uzanne aux environs de 1900, moment de la publication de ce texte. Quelques mots font pourtant écho aux propres pensées Uzaniennes : "croire posséder son rêve, ne serait-ce pas la suprême fortune" ou encore "aucune servitude", ces " végétations infinies du cerveau" si chères à Octave Uzanne le sensitif. Saint-Pol-Roux voyait-il dans ce fol un double d'Octave Uzanne ? Nous trouverons sans doute prochainement quelques informations et avis permettant de mieux appréhender cette dédicace encore pleine de mystère.

LE FOL (*)

                                                        A Octave Uzanne.


Près d'un champ de lin en fleur, sur un tronc mort, je découvris, vêtu de sac, pieds nus, l'air d'un naufragé de la Vie, l'haleine en va-et-vient de scie, un homme aux regards vers ailleurs.
Une pièce d'or en hostie, je m'approchai.
La fusée d'ironie gicla de son gosier.
— « Fi de ta rondelle ! Selon toi, je suis pauvre ; mais tu es misérable, selon moi. Tu crois à la richesse qui tombe sous les sens, je crois à l'autre. Naïf qui me fais l'aumône, contemple donc mon palais et mes domaines. »
Et d'un geste qui paraissait illustrer le vide, l'homme objectiva terres et tourelles devant moi.
Ensuite, simulant d'ouvrir un lourd portail de fer, il dit :
— « Entrez. »
Pitoyable à son illusion, je parodiai un pas.
— « Ouais ! garde-toi d'écraser les tulipes de l'allée ! »
J'en restai le pied en suspens, tel un chien à la patte meurtrie.
Du parc il m'introduisit plus avant dans sa chimère, m'invitant souventefois à des précautions minutieuses.
— « Attention aux cris taux précieux ! »
Son corps, souple à l'excès, plus expressif qu'un pouce de peintre en causerie d'art, morphosait positivement des figures dans l'espace, que dis-je : il les créait par le déplacement qu'il en accusait moyennant ses déhanchements, ses enjambées, ses contorsions, son toucher et parfois ses respects.
Cet homme avait une telle façon de saisir certain petit rien de néant et d'en caresser de doigts délicats la plastique absente que ce petit rien ce ne pouvait être qu'une statuette de Tanagra.
Dès le seuil il s'était penché si charmantement pour flatter d'une tape familière une abstraction capricieuse à hauteur de ses genoux que je n'avais pas hésité à penser : « Là est le chien de la maison ! » et que cette pensée, maintenant obsession, m'imprimait le regret du morceau de sucre laissé dans la soucoupe de ma dernière auberge, et que, même, bientôt j'allais avoir la sensation fraîche d'une langue sur la main.
Dans une salle, où nous pénétrâmes par une porte que (de ce qu'il avait, au chambranle, baissé le front) je devinais basse, il ouvrit un coffre et brassa des orfèvreries que sa mimique passionnée faisait véritablement tinter.
Je dus encore monter, traverser de nouvelles pièces brèves ou spacieuses — dans l'une d'elles ayant failli glisser sur un prétendu zest d'orange omis sur la mosaïque, il cria le nom d'un majordome évidemment très vieux à la déférence avec laquelle son maître accueillit et secoua ses idéales oreilles « ah si vous n'aviez pas vu casser le vase de Soissons ! » — puis il fallut descendre, et je me rappelle un escalier en caragol où il veillait à ce que son hôte ne tombât à tel ou tel degré plus rapide ; au surplus je me prêtai de bonne grâce à toute cette gymnastique de fantasmagorie.
Une fois dans un endroit que tout de suite vous eussiez estimé être le cabinet de toilette à sa manie d'éternuer comme si les flacons fussent à l 'évent, il héla deux valets et, non sans m'avoir en exorde offert de prendre un bain que j'eus toutes les peines du monde à refuser, il ordonna aux serviteurs aux membres de songe de me pomponner.
On errait en pleine métaphysique.
Comme midi sonnait dans son imagination :
— « Voici l'heure du repas! »
Et de s'accroupir sur le sol devant un bloc de pierre mêmement que devant une table riche de vaisselle plate et de m'inviter à la victuaille.
J'attestai sortir de table !
Il savoura des mets imaginaires dont je percevais la nature à ses exclamations ; et de temps en temps, c'était un geste à droite, un geste à gauche, envoyant une tête de truite ou un os de chevreuil vers la gueule du chien de féerie.
— « Ah que vous avez tort de bouder ce faisan aux atours de marquis ! »
— « Le gibier m'est odieux ! »
— « Ce marsala me vient d'un mien cousin de Sicile. »
— « Le vin me donne la migraine. »
— « Eh cette grenade entr'ou verte qui vous fait risette! »
— « Pas même ! »
— « Alors, de cette frangipane ? »
— « Pas davantage. »
— « Et ce moka Martinique ? »
— « Point ! »
— « Mais ce havane ? »
— « Nenni ! »
— « Du moins, susurra-t-il orientalement, vous ne me ferez pas l'injure de refuser une de ces dames... »
Et l'amphitryon montrait autour de la table, convives, des femmes sans doute jolies, que je n'avais pas perçues, — telles des Idées Pures.
J'objectai le vœu de chasteté.
Finalement il s'endormit au creux d'une roche, cultivant des joies de rêve en un lit que je présumai à baldaquin.
Je repris ma route.
— « La foi en un trésor idéal, ruminais-je, croire posséder son rêve, ne serait-ce pas la suprême fortune ? Le biens de l'imagination, voilà certes des richesses aimables ; nul impôt, aucune servitude ; en outre, il suffit d'un cran de plus au rouage du désir pour accroître la valeur et la superficie de pareils domaines dont le vol n'est pas à redouter et que les catastrophes ne sauraient anéantir. Joignez qu'un espoir de cristallisation peut se greffer sur ces végétations infinies du cerveau. Le monde visible, qu'est-ce en vérité ? de l'invisible à la longue solidifié par l'appétit humain. Un jour Dieu sera-t-il traduit en saisissable par la somme des vœux des multitudes, — et d'ailleurs cet homme le touche- t-il déjà, peut-être ? »
Un gardien de la Maison de santé voisine accourait.
— « N'auriez-vous pas vu un Fol ? me jeta-t-il. Trompant la surveillance, il s'est enfui vers l'humanité et l'on craint que sa démence (la folie des Idées, Monsieur !) n'y sème le désordre. Les gardiens sont partis dans toutes les directions. Mais je ne saurais le reconnaître, étant depuis hier seulement à l'établissement. »
Je m'avançai :
— « Le Fol, c'est moi. »
Le gardien me lança la camisole de force et m'emporta, comme une proie, à travers les aubépines fleuries.

Saint-Pol-Roux



(*) Saint-Pol-Roux, in Les Reposoirs de la Procession I, La Rose et les Épines du Chemin, 1885-1900. Paris, Mercure de France, 1901. pp. 237-244. Publié précédemment dans le Mercure de France, n° 125, mai 1900, p. 392-396 (variantes). Cette première publication n'est pas dédiée à Octave Uzanne.

2 commentaires:

  1. Si je peux proposer une explication - mais est-ce la bonne ? - au fait que Saint-Pol-Roux ait dédié l'un de ses poèmes à Octave Uzanne, je serais bien en peine de dire pourquoi il a choisi "Le fol" plutôt qu'un autre.

    Le geste dédicatoire pourrait bien être ici un geste de remerciement. La publication de La Rose et les épines du chemin en 1901 suit de près celle de La Dame à la faulx (1899), qui fut succinctement mais fort positivement accueillie par Uzanne, d'abord dans La Dépêche où il loue "cette Dame à la faulx que Saint-Pol-Roux vient de publier et où il y a des pages de génie" (12 novembre 1899) ; puis dans L’Écho de Paris où il qualifie la pièce du poète de "tragédie souvent superbe, toute en faveur de l'action et de la vie" (15 décembre 1899). Saint-Pol-Roux aura été sensible aux appréciations d'Uzanne, d'autant qu'ils n'étaient guère intimes, signalant non sans fierté, le 6 janvier 1900, dans une lettre à Gabriel Randon (Jehan-Rictus) la première d'entre elles. On peut donc légitimement penser que le poète aura souhaité remercier durablement le journaliste en lui dédiant un poème de son prochain recueil.

    Pourquoi "Le fol" ? Avançons tout de même une hypothèse. Il s'agit d'un des textes où la fiction poétique illustre les conceptions idéoréalistes de Saint-Pol-Roux - le fol, bien sûr, ici c'est le poète -, conceptions superbement développées dans le drame de 1899. Saint-Pol-Roux aura-t-il pensé qu'Uzanne serait heureux de retrouver dans la prose qui lui est dédiée l'esprit qui avait présidé à la création de la tragédie qu'il avait su apprécier à sa juste valeur ?

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    1. Mille mercis Mikael !
      Je propose d'intégrer ton commentaire dans le corps du billet.

      B.

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