lundi 6 octobre 2025

Oscar Wilde (Souvenirs), article par Octave Uzanne, publié dans la Dépêche du vendredi 18 décembre 1925. "Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise [...]"


Hommes et Choses

Oscar Wilde (Souvenirs)

Il y a déjà vingt-cinq ans qu’Oscar Wilde est mort à Paris, logé à l’hôtel de l’impécuniosité, vaincu par l’implacable hostilité de cette rigoureuse opinion anglaise qui admet tous les désordres, pourvu qu’ils demeurent dans l’ombre. Jamais son génie ne s’était érigé aussi haut que dans son étroite geôle où il ébaucha sa Ballade et, peu après, son De Profundis. Sur cette lyre humaine qui possède tant de cordes frêles et fragiles, il avait fait vibrer dans sa profonde détresse les plus nobles et les plus frémissantes expressions d’une âme miséricordieuse, épanouie dans la douleur.

Ce triomphateur de la veille, qui avait connu tous les succès sociaux, bu à toutes les coupes de la vanité, de la gloire mondaine et des plaisirs sensuels, s’était résolu à la plus sublime humilité. Tombé au plus bas fond de l’abîme où sa capricieuse témérité l’avait précipité, il se résuma en un évangile de résignation, de mortification, de mansuétude, de soumission à sa destinée, qui mériterait de demeurer un consolant bréviaire pour tous ceux que la vie dépouilla des biens de la fortune, de la considération publique, ainsi que des privilèges réservés aux élus de la célébrité qu’enveloppent une auréole de gloire.

La jeunesse littéraire contemporaine vient de commémorer actuellement cet anniversaire de la mort d’Oscar Wilde qui, au cours d’une matinée froide de décembre 1900, fut conduit vers un lointain cimetière parisien par quelques rares amis. Seuls, ces fidèles savaient que le défunt, alors connu sous le nom de Sébastien Melmoth, était l’auteur naguère adulé du Crime de lord Arthur Savile, du Portrait de Dorian Gray et de L’Éventail de Lady Windermere.

Pauvre Wilde ! Je ne puis détacher de ma mémoire l’étrange souvenir de son apparition, certaine nuit du printemps de 1889, alors qu’au sortir d’un dîner à l’ambassade d’Angleterre, où lord Lytton m’avait présenté l’étonnante Ranee de Sarawak en Bornéo, nous étions allés chez la princesse Alice de Monaco terminer la soirée, en compagnie de Hugues Le Roux, récemment disparu, et qui était alors un mondain déterminé et un sportsman émérite.

Vers minuit, je vis apparaître dans un bruit de rires, parmi des cris de surprise et d’exclamations variées, un grand garçon impulsif, essoufflé, irradié de gaieté, prodigue de gestes et d’empressés propos madrigalesques et drolatiques, qui, porteur d’une couronne de violettes enrubannées, s’agenouillait comiquement, à la façon des pages de légendes, aux pieds de la princesse Alice. Il lui récitait aussitôt, d’une voix d’enfant amusé, un compliment versifié, d’une puérilité mirlitonesque, indéniablement cherchée et réalisée à perfection.

Vêtu avec une recherche d’élégance up to date par le roi des tailors londoniens, l’illustre Poole, tout était précieux en ses attitudes rythmées, ses récitatifs stylisés, son maniérisme théâtral. Il semblait avoir conscience de jouer les Mascarilles dernier cri chez les Cathos et Madelon de ce temps. Son masque corinthien, quoique grassement modelé, tout de béatitude enjouée, s’y prêtait à ravir.

Il attisait ma curiosité sur sa personne et je m’ébaudissais vraiment de ses extravagants batifolages et jeux d’esprit où je sentais un supérieur dédain de son public mondain. Mais, en même temps, ses démonstrations d’excessif snobisme, ses petits cris spasmodiques à la façon de Jean Lorrain m’horripilaient prodigieusement.

Je devais rencontrer et fréquenter accidentellement par la suite ce poète, hier encore fellow d’Oxford, et apprécier sa rare culture, sa verve de Chamfort irlandais, prompt aux paradoxes subtils et déconcertants, tout en goûtant son esprit qui découvrait toute l’ironie des choses sérieuses et la puissance de vis comica, la richesse de ridicule que recélaient les hommes importants confits dans la dignité rigide de leurs rôles sociaux.

En tête à tête, Wilde se métamorphosait. Il mettait une sourdine à son éclatante virtuosité vocale. Son clownisme intellectuel s’alanguissait pour faire place au visionnaire aigu, à l’amoraliste suprêmement original. Il se plaisait à étonner son interlocuteur, mais en connaissance du caractère qu’il lui avait reconnu et choisissant le terrain sur lequel il devait évoluer pour provoquer son admiration par ses traits satiriques et la rare habileté de sa science de conversationniste incomparable. Comme le peintre Whistler, son défaut était de gâter par un rire strident et anticipé la drôlerie des idées qu’il allait exprimer.

Je l’entends encore un certain jour, après un déjeuner au Café Royal, dans Regent-Street, m’exprimer ses conceptions sur le pur gentleman anglais, au sujet duquel je venais de lui exprimer une opinion favorable. Ce fils de la Verte Erin, plutôt anglophobe, s’érigea négateur de mes croyances.

— « L’Anglais ! mais, mon ami, c’est un mythe, une fiction, une vaine apparence. L’Anglais en soi n’existe pas. Il est inconsistant, imaginaire, conjectural et illusoire. Il n’existe que par auto-suggestion ; c’est un spectre vide de corps et d’esprit, sauf l’alcool qu’il emmagasine.

Ne vous fiez pas à ses apparences d’être humain. Il ne contient certes aucune humanité supérieure. Je vis parmi eux, comme je vivrais au milieu des ombres ; mais je sais, je sens, je suis sûr qu’ils sont inexistants, absolument apparents et qu’il ne faut rien miser sur ces apparences individuelles. Si vous croyez le contraire, vous ne tarderez pas à vous apercevoir de votre erreur.
L’Anglais est un mythe imposant. Tout ce qu’il ose revendiquer comme action de valeur ne lui appartient pas. Ce sont des Irlandais et des Écossais ou des enfants des Dominions qui l’ont accompli. Le pur Anglais est un corps astral et fantomatique, mais il en impose à la crédulité mondiale. »

Son hilarité était bruyante en développant son paradoxe, mais on le sentait sincère, ce fat man, qui semblait évadé des vieilles tavernes du temps des Georges et avoir été portraituré caricaturalement par le délicieux Rowlandson.

**

Cependant Wilde, malgré sa verve satirique contre les Anglo-Saxons, qu’il disait être descendants d’Isaac — Isaac sons —, était devenu le dieu des saisons londoniennes. Je me plais à l’évoquer épanoui dans sa gloire, comme un Pétrone, arbitre des élégances, et je le revois triomphant, traversant Hyde Park ou Saint-James, le plastron éblouissant, la boutonnière fleurie d’une orchidée, des bijoux aux doigts, distribuant des bonjours à la ronde, à l’avant de son Hansom cab, tel un maharajah qui serait venu honorer Londres de son faste, de ses épigrammes et de son opulence intellectuelle.

Était-ce le même homme que je rencontrai à Paris quelques années plus tard, au sortir de la geôle de Reading, où il avait purgé âprement ses deux années de hard labour ? Jamais cependant il n’avait été aussi noblement grand, ayant payé sa dette à la société. Il aurait pu se redresser, porter haut sa tête géniale, mais il était de ces condamnés qui, après leur libération, comme il l’écrivit, traînent toujours leur prison avec eux dans l’air qui les entoure, et qui, finalement, comme de pauvres créatures empoisonnées, se glissent dans quelque trou pour y mourir…

Wilde à Paris ne pouvait plus réagir. Il répétait souvent cette pensée de Wordsworth : « La souffrance est permanente, obscure et mystérieuse. Elle offre la figure de l’infini. » La fin de sa vie était tragique. Sa femme, si généreuse et bonne, était morte en 1896. Ses fils Cyril et Vivian, écrasés par le scandale paternel, étaient entrés dans les ordres. Quelle oraison funèbre un Bossuet aurait prononcée sur les contrastes d’une semblable destinée ! Alas ! Poor Wilde !!

Octave UZANNE. (*)


(*) Publié dans La Dépêche du vendredi 18 décembre 1925, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la mort d’Oscar Wilde, l’article d’Octave Uzanne, intitulé Oscar Wilde (Souvenirs), s’inscrit dans la veine commémorative et morale que le chroniqueur cultivait dans la presse de l’après-guerre. Uzanne, témoin mondain de la fin du XIXᵉ siècle, évoque avec émotion le destin tragique du poète irlandais qu’il avait connu à Paris et à Londres, et dont il dépeint tour à tour l’éclat, l’excentricité et la déchéance. Derrière le portrait sensible et nuancé du dandy génial devenu martyr de la société victorienne, l’auteur médite sur la cruauté du monde mondain, la fragilité de la gloire et la rédemption par la souffrance. L’article, empreint d’une nostalgie élégiaque, mêle admiration littéraire et compassion morale : Uzanne y célèbre l’artiste brisé tout en inscrivant sa chute dans une leçon universelle sur la vanité des succès et la grandeur spirituelle de la douleur.

dimanche 5 octobre 2025

Le Front des Spéculateurs, article par Octave Uzanne publié dans la Dépêche le lundi 2 décembre 1918. "L’épidémie du lucre a gagné les campagnes, a pénétré dans les moindres fermes."


Le Front des Spéculateurs

L’armistice ne semble pas, hélas ! à la veille d’être conclu sur ce front de la guerre des intérêts où la spéculation demeure armée avec impudence vis-à-vis de l’impossible défense des nécessités publiques. Depuis le début du cyclone meurtrier, ce front, qui ne sut jamais rougir et ne cesse de montrer son arrogant toupet, s’est élargi, étendu à outrance dans tous les rangs du mercantilisme enhardi par la facilité des gains illicites et démesurés.

L’épidémie du lucre a gagné les campagnes, a pénétré dans les moindres fermes.
Elle règne inexpugnable dans les villages et les bourgs. Il n’est plus un épicier, un cré­mier, un quincaillier, un charcutier ou un boucher qui ne prétende faire sa petite affai­re sur les besoins urgents des populations et qui n’imagine chaque jour de nouveaux prétextes d’augmentation des produits qu’il débite. Hier encore, ces profiteurs de la détresse générale qu’on enregistrait dans l’in­nombrable armée des P.Q.C.D. (pourvu que ça dure !) s’écriaient à tout propos : « Je n’y peux rien, c’est la guerre. » Aujourd’hui, la paix leur servira d’excuse ou de tremplin, et, si l’on n’y met bon ordre, nous continuerons à être rançonnés, dépouillés, irrémédiablement condamnés à cette guerre civile entre producteurs, intermédiaires et revendeurs coalisés contre les acheteurs désireux de protéger leur porte-monnaie, bien que vivant déjà de restrictions et supportant les détresses du temps.

Cependant, comment parviendra-t-on à démobiliser irrémédiablement tant de syndicats à la hausse, décidés à lutter sans fin pour que soit intan­gible leur malpropre assiette au beurre ?
C’est là un problème qui demande une solu­tion rapide, mais dont les difficultés sont grandes. On maîtrise plus facilement les hommes que les intérêts. Les appâts de l’ar­gent, qui ne s’apparentent guère, aux regards des thésauriseurs, avec les devoirs civiques et la loyauté de conscience ou l’honneur du devoir individuel accompli vis-à-vis de la collectivité. Ces appâts, dotés dans notre pays de conservatisme, sont assez puissants, assez aveuglants pour qu’il soit à craindre que l’état des surenchères, dit provisoire, ne se maintienne au définitif et que l’épidémie de vie chère ne tende à se transformer en mal endémique.

Tout nous porte à le redouter. Nous exa­minons la situation des marchés de milieux et de diverse nature, où se combinent, s’or­ganisent, s’arment, pour ainsi dire, les dé­fenses contre les taxations et les campagnes à la baisse ; nous découvrons que la victoire des consommateurs opprimés sur les produc­teurs et accapareurs se présentera longtemps comme incertaine. Nous ne sommes certes point au terme de notre héroïsme économi­que, nous autres gens d’arrière écorchés à vif par les spéculations odieuses, intolérables et cependant tolérées, des mercantis de tout ordre qui prospèrent dans l’impunité. Notre patience sera-t-elle récompensée ?

**

Les indulgents qui prétendent philosopher et ainsi tout excuser nous diront que les fringales d’or, le règne des trafiquants vi­vant à la faveur des restrictions alimentai­res et de la raréfaction des produits, ont toujours été des normales conséquences des périodes guerrières.

Nous connaissons assurément les fourni­sseurs aux armées, les agioteurs, les monopolisateurs sans vergogne qui, aux heures du Directoire, furent si curieusement livrés à la satire des chansonniers, des faiseurs de pamphlets et des caricaturistes. Mais tout cela n’était jeux d’enfants à côté des témoignages effarants de cupidité qui se sont montrés depuis 1914 à tous les degrés de notre échelle sociale et des scandaleuses opérations qu’ont pu conduire à bien des gens certes peu qualifiés pour traiter des affaires de wa­gons, de bois ou de charbon, de bétail, d’huile ou d’essence, de céréales ou de peaux de mouton.

Les bénéfices réalisés, souvent avec l’ap­pui direct ou indirect des dirigeants, dans l’affolement des gaspillages aveugles qui se donnèrent carrière, ont été invraisemblables.
Des avocats sans cause et pour cause, des manucures, des camelots, des demoiselles de mauvaise compagnie, des matrones, hier faiseuses d’anges, ont été des agents d’affaires publiques et sont aujourd’hui archimillion­naires en quête de nouvelles spéculations, car les ploutocrates ne savent jamais modé­rer leur appétit, même s’il est déjà largement satisfait.

En attendant, les nécessiteux trinquent sans discontinuer et tout augmente, même l’arrogance et le dédain des courtoisies des détaillants vis-à-vis de la clientèle. C’est là, surtout, qu’on a quelque droit de s’affliger de la disparition d’une vertu française qui émerveillait naguère les étrangers, tels que l’Anglais Sterne ou l’Italien Goldoni, et dont Chateaubriand fit un éloge touchant à son retour d’exil, je veux dire : la bonne grâce boutiquière.

Les marchands enrichis, dès que la morgue leur est venue, ont perdu le sourire. Le retrouveront-ils jamais ? Quoi qu’il en soit, les relations forcées que nous avons avec eux n’ont plus le charme, la bienveillance, l’agréable échange de propos aimables et ingénus qui, il y a cinq ans encore, accompagnaient vente et achat.

L’atmosphère des boutiques n’est plus la même ; on ne saurait s’y complaire ni chercher un terrain de futile taquinerie ou de malicieuse plaisanterie dans un marchandage quelconque, si inoffensif qu’il puisse être. Les physionomies sont sévères et hostiles, les paroles brèves, souvent impérieuses : c’est la guillotine sèche des mots indiquant à prendre ou à laisser. Rien ne vient ensoleiller la maussaderie des transactions. La vie chère nous opprime, nous dépouille ; elle nous humilie même parfois face à face avec ceux qui impérieusement nous l’imposent avec quelque froide cruauté exempte de ménagements.

La paix, la douce paix, nous délivrera-t-elle bientôt de tous ces déboires de notre vie économique ? Reviendrons-nous à l’existence normale, courtoise, agréable et souriante ?

Puissent nos succès nous ramener à l’âge d’or de nos mœurs ancestrales !


OCTAVE UZANNE. (*)


(*) Article publié dans le journal La Dépêche du lundi 2 décembre 1918. Publié trois semaines après l’armistice, « Le Front des Spéculateurs » d’Octave Uzanne dénonce avec une verve civique et morale la persistance, au lendemain de la guerre, d’une « guerre des intérêts » où spéculateurs, accapareurs et commerçants continuent d’exploiter la détresse publique. Dans une France épuisée, en proie à la vie chère et à la désorganisation économique, Uzanne fustige cette « épidémie du lucre » gagnant jusqu’aux campagnes et transformant la solidarité en cupidité, la politesse en arrogance. En reprenant le vocabulaire militaire — « front », « armée », « héroïsme économique » —, il transpose la guerre sur le terrain des affaires et s’indigne de la disparition d’une vertu française jadis admirée : la « bonne grâce boutiquière ». Le texte, à la fois pamphlet moral et chronique sociale, exprime la désillusion d’un bourgeois lettré face à l’avidité triomphante de l’après-guerre et se conclut sur un vœu pieux : que la paix, la « douce paix », ramène la France à l’âge d’or de ses mœurs ancestrales, fondées sur la mesure, la loyauté et la courtoisie.

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